De bruit et de fureur : Mon poussin

 

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jean-Claude Brisseau.

C’était une douce habitude jadis que de revoir des films, elle se perd.

Baudrillard, Amérique

En 1986, après cinq ans de mitterrandisme, les flics français ne manifestaient pas déjà devant l’Assemblée, mais ils se faisaient fissa « caillasser », une assistante sociale aussitôt démissionnait, menacée à domicile au flingue in fine rigolo, puisque pistolet à eau, fi du sentimentalisme dépressif de la pionnière série Pause café. Chaque plan impeccable, implacable, le « débutant » Brisseau cadre au cordeau un mélodrame familial très vite (dé)tourné vers l’antique, le mythe, la tragédie-pédagogie triviale, spectrale. Incarnée par « l’accoucheuse », c’est-à-dire la monteuse (et costumière et décoratrice) María Luisa García, aka Lisa Hérédia, actrice moins mutique et assembleuse aussi chez le cher Rohmer (Le Rayon vert, 1986 ou Conte de printemps, 1990), par ailleurs producteur, « l’Apparition » ne s’apparente à une parente par procuration, par substitution, ne saurait remplacer la génitrice invisible, qui travaille pour pouvoir « changer de quartier », objectif partagé du fils préféré, qui paiera d’un prix exorbitant, au prix du sang, son départ sur le tard, un soir de désespoir, à la suite du viol quasi collectif de sa copine journaliste, de sa propre rouste, d’un parricide déguisé en pendaison et commis « en réunion » par son frère vénère, incendiaire, alcoolisé, emprisonné. Opus politique et poétique, De bruit et de fureur (1988) ne se soucie Dieu merci de sociologie, affiche le fantastique, main immaculée soudain derrière le nocturne gamin en quête de son (Super)serin, cite Shakespeare & Saint-Exupéry, Magritte & Cobra, Bronson & Stallone, Romero (Zombie, 1978) et du porno en vidéo, adresse un clin d’œil de « révolution » d’avorton à If.... (Anderson, 1968), sa dame divine au violent volatile dialogue à distance avec l’homologue de Ladyhawke (Donner, 1985) et son romantisme scolaire, solaire, annonce bien sûr le doux et douloureux tabou de Noce blanche (1989).

Poursuivons les permutations : les Atrides à la niche, voici les Rossi ; à la place des Amazones, Mina et sa « Bande de filles » (Sciamma, 2014), d’hommes ; Bruno en Poucet au pied levé, dont l’avouée tristesse bouleverse ; Marcel en Ogre anarchiste et nihiliste, ancien soldat d’on ne sait quel combat écœuré par « ces gens-là », les gouvernants, les victimes volontaires de l’asservissement, leur normalité, leur légalité, leur foi, leur droit. Celle-là, tu ne la saliras pas, lui lance en substance son épouse au retour des courses, en parlant de sa progéniture complimentée par l’oncle invité, volé, carton à l’unisson, cloison en destruction, voisin avisé, je vais déménager, plus tard agressés par d’impatients partenaires de trafic, de fric. Au creux d’une cave, notre duo d’ados observe en stéréo des Choses secrètes (2002), tout sauf nettes et honnêtes, témoins d’une « guerre de territoire »  à mimine tactile écrasée, à cocktail Molotov lancé. L’Ange noir (1994), elle-même miroir érotique, ésotérique, de La Fille de nulle part (2013), relis-moi ou pas, ne vient sauver notre minot arrivé au milieu d’un univers délétère, doux-amer, drolatique et fatidique. Tel Le Petit Prince, cf. les excuses épistolaires, conclusion d’incarcération, épilogue peut-être rédempteur, De bruit et de fureur disons se termine sur un infanticide, un suicide. On n’y entend point du rap, juste Trenet puis Mouskouri, on y visualise la vie et l’envie, via leur sensuelle sauvagerie, leur violence évidente. L’esthétisme arty et la « diversité » revendiquée, Brisseau les laisse à Kasso(vitz, La Haine, 1995), il s’occupe de « cas sociaux » non en juge, a fortiori dit « des enfants », seulement en cinéaste assez sidérant, indépendant, intransigeant. Film avec et non sur la « banlieue », ici parisienne, peu sereine, ce domaine géométrique, économique, médiatique et fantasmatique, à la dimension singulière et mortifère longtemps auparavant décrite, cartographiée, avec une radicale lucidité, avec une colère rentrée, par le Pialat de L’amour existe (1960), De bruit et de fureur s’affirme en moralité d’inhumanité dédoublée, celle de la dure architecture en matérialisation encore de saison de celle des cœurs impurs, voire l’inverse.

Le réalisateur n’épargne personne et surtout pas l’hypocrisie de son ex-hiérarchie, jamais de « vagues » ou de scandales, ni hier ni aujourd’hui, pardi. Toujours captivant, parfois poignant, primé à deux reprises à Cannes, désormais restauré, numérisé, bénéficiant du très beau boulot du fidèle directeur photo Romain Winding, de la grâce de danseur et d’ange (exterminateur) luciférien, un peu pasolinien, beaucoup rimbaldien, de François Négret, tourné in situ, refroidissantes et vides « avenues », clairs et noirs couloirs parcourus en travellings avant subjectifs à la David Lynch (Lost Highway, 1997), le métrage au courage digne d’hommage manie l’immanence et la transcendance, associe agonie et survie, lettre de diffamation et fanée floraison. Bruno dit qu’il vit le grand-père s’expatrier de sa pauvre chair, les exhortant tous à la prière – en définitive, Brisseau n’esquisse des salauds, démontre de ses « monstres » familiers, en reflet, les accès de détresse, de tendresse, congédie la misandrie, la misogynie, filme le désarroi et la dérive d’une certaine masculinité, la férocité, la générosité, d’une certaine féminité. Si les femmes nous mettent tous et toutes au monde magnifique et immonde, la moindre naissance dissimule en son sein la promesse d’un décès, d’un déclin, aux « sexes » complexes et perplexes de s’en désoler ou de le dépasser. En assumant sa mort, le gosse solitaire espère retrouver, sinon ressusciter, son Kes (Loach, 1969) et sa grand-mère. De bruit et de fureur immortalise ainsi un mystère et demeure, tant pis pour l’amnésie des dérisoires décennies, le « petit » – en matière de moyens, de durée, pas d’ambition, d’émotion – ouvrage de grande valeur d’un véritable « auteur ». 

Commentaires

  1. "En assumant sa mort, le gosse solitaire espère retrouver, sinon ressusciter, ..." comme un écho au film Les Enfants (1985) de Marguerite Duras :
    "Ce n'était pas la peine"...
    André Dussolier à propos de Marguerite Duras et du film "Les enfants"
    https://m.ina.fr/video/I04296951/andre-dussolier-a-propos-de-marguerite-duras-et-du-film-les-enfants-video.html

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. "Quarante levers de soleil. Quarante couchers de soleil. Sur un enfant mort."
      https://www.arte.tv/fr/videos/102874-000-A/le-sel-de-svanetie/
      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/05/un-film-une-ligne.html?view=magazine
      Encore un conte d'éducation :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/09/linstitutrice-poetry.html

      Supprimer
    2. Merci pour le partage des liens, fort instructif,
      le film de Marguerite Duras est comme un élément de réflexion prophétique sur la condition future de la jeunesse, à la fois sur informée, vieillie avant l'heure et hyper consciente pour certains éléments perdus au milieu du troupeau, récemment un article médical publiait le témoignage de praticiens dans un centre d'aide spécialisé, un médecin soulignait le fait qu'ils avaient dans l'unité de soins, trois enfants de six ans qui avaient tenté volontairement de se suicider, et plus encore d'enfants de dix ans qui plus que conscients de la tournure prise par les événements actuels, avaient décidé de ne pas vouloir vivre dans un monde tel que...

      Supprimer
    3. Suicides en série ici :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/05/suicide-club-shinjuku-incident.html

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir