La Chasse : Les Prédateurs
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Carlos
Saura.
On peut penser bien sûr à une scène
célèbre de La Règle du jeu (Renoir, 1939), néanmoins La Chasse (1966) remémore
et annonce le cinéma de Sam Peckinpah, surtout celui de La Horde sauvage (1969)
et des Chiens de paille (1971). Quatre types pas très catholiques se
retrouvent vite au milieu d’un territoire martien, inclément et malsain, un
« endroit parfait pour tuer », en effet, in extremis et en accéléré s’entretuer.
Ouvrage sur le « naufrage » de la vieillesse, la virile détresse,
l’amitié à ne pas « souiller », la vie décevante impossible à
recommencer, La Chasse possède une violence évidente et latente avérée, à
faire passer celle, tout autant réelle, non simulée, du classé scandaleux Cannibal
Holocaust
(Deodato, 1980), pour un divertissement innocent. Saura n’épargne personne et
donne à dessein mal au cœur au spectateur. Sa leçon de réalisation, a fortiori
à la suite des « informes » Une vie violente (de Peretti, 2017),
Mandibules
(Dupieux, 2021) ou The Rider (Zhao, 2017), risque d’ulcérer les âmes dites
sensibles, pratique la praxis tissée à la mimesis, démontre de manière altière,
singulière, que le « cinématographe » n’existe afin de rassurer,
de consoler, de soigner, que sa clarté se puise à l’obscurité. Parmi cette
masculinité très tourmentée, à l’homoérotisme discret, le cinéaste apporte un
peu d’air frais, de légèreté, grâce à la grâce de Carmen, de sa silhouette
svelte. Mais la conviviale vitalité de la nièce espiègle ne saurait empêcher le
drame de couver ni de s’accomplir, la partie de chasse de bien mal finir. La
Chasse
s’achève tel Anna et les Loups (1972), par un arrêt sur image sur le visage
d’une jeunesse loin de l’ivresse. Entre Coca-Cola et paella, entre Asimov &
Bradbury, entre séparations et déraisons, nos quatre mâles d’exercice infernal,
à proximité de grottes historiques, explicites, illustration de l’expression de
saison du « cadavre dans le placard », côtoient un fermier
infirme : Buñuel vomissait les aveugles, Paco n’adoube les boiteux…
Son eugénisme nazi, son cynisme
sentimental, le furet en fait les frais, le bourreau aime les animaux, sa
position de directeur d’usine méprisant et magnanime, le désignent en
définitive à subir le premier un châtiment décuplé, triplé, contre lequel le
novice et juvénile Enrique ne sait que se signer. De la guerre de naguère,
jamais nommée, en écho à nos « événements d’Algérie » d’ici, à
l’Espagne du mitan des années soixante, parsemée de chansonnettes suspectes,
d’hymne allemand sinistre et amusant, rien ne change vraiment, le miroir mène
au mouroir, le franquisme et le paternalisme conduisent au capitalisme, au
darwinisme, voire l’inverse. Tourné in
situ, cf. le carton d’introduction,
de plus en plus tendu, jusqu’au climax
de l’extermination, La Chasse matérialise un jeu de massacre pas seulement réservé
aux pauvres lapins, dont on apprend au passage la tendance reproductrice et la désinfestation
française. En sus du symbolique scorpion de La Horde sauvage,
on y réentend les tambours militaires familiers de Jerry Fielding, cette
fois-ci selon la partition à l’unisson de l’expérimental Luis de Pablo. Film
surchauffé, cependant refroidissant, éclairé/cadré au cordeau, en duo, par les
réguliers Luis Cuadrado & Teo Escamilla, doté d’un casting choral remarquable, primé à Berlin, parce que son
réalisateur le valait bien, La Chasse utilise la voix off en virtuose, le regard caméra avec
maestria, manipule le terrible plaisir de la ligne de mire, cinq ans avant le
début emblématique de L’Inspecteur Harry (Siegel, 1971),
Scorpio opine. Car ce bestiaire et cet enfer de tragi-comédie estivale, triviale,
létale, ne se réduisent à une période ni à un pays, conservent près de soixante
ans après leur pertinence existentielle et leur portée « universelle ».
La « chasse à l’homme » économe, à la lucidité dégraissée,
portraiture par prolongement une pathologie antique et toujours d’actualité,
sans cesse réactivée, par exemple au sanglant, « de Satan » et
sempiternel soleil d’Israël.
Pendant le repas, le photographe à
pistolet paternel teuton, de renom, répond à l’opinion que privés de femelles,
les furets crèvent, « Comme chez les hommes. » Si Saura se met ainsi
en abyme, passion optique et biographique comprise, s’il dépeint les « sales
têtes » des représentants d’une génération obsolète, aux suicidaires par despair, aux « assassins »
mesquins, il décide ensuite de se consacrer en partie à l’exploration d’une
féminité reflétée, la forte et fragile, fine et solide Geraldine Chaplin en
muse point passive et en guide ad hoc, de choc, disons à la Béatrice de
Dante, au creux et au cœur de la trilogie apocryphe Peppermint frappé
(1967), Anna et les Loups, Cría cuervos (1976). La femme
en « avenir de l’homme », en somme ? N’en déplaise à Aragon
& Ferrat, plutôt le répit et non le « repos » de « guerriers »
de toute façon et de toute éternité fraternels, fratricides, défaits, esseulés,
isolés, consternants, condamnés, du côté extrême de Tolède ou partout ailleurs,
mon cœur.
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