Ubik : De la Terre à la Lune

 

La connivence et l’existence, l’enfant et le néant…

En 2021, l’unique Ubik ne ressemble presque plus à un roman émouvant et amusant, mais bel et bien à un réchauffant et refroidissant document, allusion incluse au fameux « confinement ». Au milieu d’un monde un brin à la Baudrillard, constitué de simulacres, de s(t)imulations, de paranoïa pandémique, d’emprise étatique, de cinés en effet fermés, puisqu’on projette déjà le « film-réalité » de Bill Burroughs bien malsain au quotidien, in situ, dans les rues, à domicile, au sein des esprits trop dociles, l’odyssée en écho à celle d’Orphée ou de Dante du pas si cheap Joe Chip nous happe et nous détraque, comme si sa lucide folie à lui, et ensuite celle de Dick, pouvait, devait, savait éclairer de ses questions toujours de saison, de ses inquiétudes ludiques et adultes, notre obscurité cadenassée, notre narration à foison, sans rémission ni horizon. L’auteur majeur du Maître du Haut Château, des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, de Substance Mort, réussit ici une synthèse irrésistible de tout ce qui l’intéresse et nous itou, à savoir SF satirique au (dé)passé, espionnage pas seulement industriel, (é)migration martienne des ressortissants d’Israël, parapsychologie jolie, marché de la mort, musique classique de messe et de requiem, patronymie germanique, capitalisme céleste et domestique, identité indéterminée, minée, évacuée sexualité, féminisme fatidique, terrorisme sélénite, entropie express, remontée temporelle idem, messages fantomatiques, cannibalisme infantile, démiurgie maligne, sans oublier bien sûr de la publicité omniprésente et ironique + un aérosol mystique, vital viatique, l’ensemble magistral agencé avec inventivité, générosité, intelligence, clairvoyance, durant un peu plus de deux cent quatre-vingts pages dignes d’hommages, car Dick, bien servi par la traduction limpide de Dorémieux, ne se contente de réfléchir, de faire réfléchir, il sait écrire, il possède un style, une langue, un rythme, un univers, davantage avéré que parallèle, qui pouvait plaire, qui lui plaît peut-être, en cosmogonie quantique, au Boris Vian de L’Écume des jours, pareillement riche en néologismes, vêtements, drolatique et dramatique.

Adoubé depuis des années, à juste titre, des deux côtés de l’Atlantique, aussi en Russie, feuilleté naguère par le biographe fraternel Emmanuel Carrère, Ubik, transposé au ciné, dialogue à distance avec Mission impossible (De Palma, 1996), Vidéodrome (Cronenberg, 1983), en littérature dite populaire et dépourvue de rature, avec Ça et 22/11/63 de Stephen King, replace Platon, reloge la théologie dans les toilettes pour hommes, faibles, affables et affirme la force des femmes, qu’elles se nomment Ella ou Patricia, Wendy ou Tippy. Ubik séduit en sus en raison de sa dimension méta, de sa capacité à dialectiser les forces de création et de destruction, manichéisme métisse à base de secourisme et de catharisme. Artiste supérieur, doté d’une divine ou non inspiration, imagination, ne prenant à aucun moment de haut ses anti-héros point sereins, humains, très humains, ni symboles ni marioles, le fabuleux Philip délivre entre douceur et terreur un art poétique, politique, une démonstration des puissances épiphaniques de la fiction, à chaque seconde stimulante, troublante, parfois poignante, hébétude de la finitude, tragédie de la perte des repères, des amours, des ami(e)s. Promis à la mort, le corps s’immortalise encore via le romanesque, le palimpseste, le protagoniste de l’épopée chorale, sorte de fils adoptif, orphelin, rédimé in extremis, parce qu’il le valait bien, par des parents putatifs à moitié (tré)passés de l’autre côté du miroir mouroir, celui des correspondants de Corinthe, celui de l’Alice de Lewis, se dépasse et se surpasse, dopé par la tendresse d’un bienveillant baiser. Au bout du voyage enivrant, révélateur, tapissé en mode intime de bruit et de fureur, le cher Runciter, qui estime, dessillé, candide, que « la plupart des choses dans la vie finissent par s’expliquer », contemple, frissonnant, sidéré, l’ultime et clair mystère d’une pièce de monnaie ornée d’une face profilée familière. Au dernier chapitre laconique, Ubik, au-delà des siècles et du lexique, désormais s’exprime, s’émancipe de la page, pénètre votre psyché saturée, stressée, désorientée, et sa présence en transparence, fondamentale, amorale, permet de fait de restaurer la beauté abîmée, la confiance confisquée, la liberté alitée, le motion et l’émotion – au moins le temps (dés)articulé d’une lecture au présent du futur, voire l’inverse, celle d’un exercice existentiel, spirituel, incitant à la résistance, surtout en pleine période de guerre imaginaire et d’asservissement de nos (pseudo-)gouvernements.                 

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