L’Emprise : L’Esclave libre

 

Les yeux et l’odieux, le lien et le malsain, l’élection et la destruction… 

To need a woman

You’ve got to know

How the strong get weak

And the rich get poor

Bryan Ferry

I cheated myself

Like I knew I would

I told you I was trouble

You know that I’m no good

Amy Winehouse

Adaptation fidèlement infidèle de l’estimable Somerset Maugham, Of Human Bondage (Cromwell, 1934) donne à (re)découvrir l’art d’un autre âge, encore préservé du politiquement correct abject de notre médiocre modernité. Même un peu pasteurisé par la censure des directives en train de se durcir du célèbre code Hays, on peut y apercevoir, filiation de saison avec le « film noir », un personnage de superbe puis pitoyable salope, sans céder une seconde à la misogynie, à la psychologie, à la compassion, à la victimisation. Mais la réussite de L’Emprise excède sa dimension SM, ensuite reprise et glamourisée par Gilda (Vidor, 1946), avant le gant de Rita, voici de Bette le crachat. Connus (et inquiétés) pour leurs sympathies cocos, Cohen & Cromwell possèdent une conscience sociale et connaissent l’importance du déclassement, de l’argent, du chômage dans le sillage de la Grande Dépression accessoirement. Cette sensibilité associée à un casting et à un cadre assez insulaires ne suffit certes à transformer la nationalité du métrage, à le rendre nunc et hic britannique, par conséquent l’opus persiste à (bien) (re)présenter l’indépendance et l’élégance effectives, économiques, du studio RKO, alors sous l’égide d’un certain Selznick. Pourtant, L’Emprise expose et oppose aussi deux (en)jeux modestes et somptueux, celui démonstratif de l’Américaine Miss Davis, écoutez son simulacre appliqué d’accent cockney, en réponse dialectique, dynamique, à celui modéré, réservé, du suave sieur Leslie (Howard) très anglais. Autour du tandem improbable, impeccable, gravitent des hommes aimables, par exemple Reginald Owen en père putatif, hédoniste very conservateur et toutefois hébergeur doté d’un (grand) cœur, des femmes fréquentables, Frances Dee & Kay Johnson en incarnations pas concons de féminités différenciées, maternante ou patiente.

L’Emprise ne se soucie de naturalisme, de moralisme, hormis durant la mort de Mildred démaquillée, méconnaissable, de son plan (de presque gisant) impressionnant, auparavant pendant sa déchéance programmée, épisodique et définitive ; néanmoins il démonte le film factice du romantisme, sinon du solipsisme, trivialise le rêve éveillé, satirise l’obsession déplacée, gare au squelette relooké d’examen médical raté. Sous pseudonyme de plume masculine, Norah écrit des romans (« de gare », RDV à la Vertigo, Hitchcock, 1958, inclus) à l’eau rosée, par les « cuisinières », assure-t-elle en souriant, appréciés, Philip, incrédule, la taquine, cependant à sa rance romance il succombe en trombe, spectateur épris de son sien malheur. Ancien acteur respecté par sa petite troupe avec doigté dirigée, en sus styliste discret, le cinéaste matérialise sa méta intériorité, cf. les songes mensonges en surimpression de recréation ou l’errance en transparences. Le couple en déroute regarde la caméra, ne se voit pas, se toise et se (re)croise, se secourt et se dégoûte. Le tour de force féroce du monologue méprisant de Mildred/Bette, ex-serveuse vénéneuse, lascive et à la dérive, vénale et virale, mère amère offerte, refusée et refroidie, lectrice de Love Stories à l’exotisme Rudolph Valentinoesque, électrise aussitôt une tragi-comédie au symbolisme sommaire de didactique podologie, de virile impuissance à base d’artistique transcendance. Le protagoniste boite au propre et au figuré, finit par se faire opérer, par déchirer (Le Voile des illusions de La Passe dangereuse, yes indeed) ses brochures touristiques, d’exil futile, à la suite du décès de ses (dé)illusions extatiques. Gentiment humilié à Paris par un peintre loupé, par un British toubib d’hôpital public, il démasque l’image mirage évidemment miroitée, admire dans ma robe moulante ma croupe bien roulée, il conjure illico le sortilège ingénu, je t’avais prévenu, aura de cata rendue explicite par le français titre, réutilisé longtemps après, selon le supplice invisible et domestique de L’Emprise (aka The Entity, Furie, 1982).


De la vocation invalidée, du saccage des souvenirs révérés du passé, surgissent ainsi une leçon de (sur)vie, la reconnaissance des puissances de l’immanence. Ni pantin à la Pierre Louÿs, ni d’O(nanisme maso) transgenre présage à la Pauline Réage, Carey in fine, grand enfant « à la dure » grandi, décide de se caser auprès de sa Sally, de rester ici, de débuter une vie nouvelle (à la Dante) en taxi (à bas Besson). Scandée par la multiple musique de Max Steiner, nulle erreur, l’odyssée sentimentale, laide et belle, crue et cruelle, se termine au moyen d’un dessillement un brin sartrien, exercice citadin d’un éphémère étalagiste molto minnellien, d’un désormais, enfin, médecin, condamné à la liberté, à la clarté, beau boulot du directeur photo Henry W. Gerrard (Les Chasses du comte Zaroff, Pichel & Schoedsack, 1932), à la traversée un tantinet sidérée de la ville, plus du vice, de sa déprime et de ses délices, relecture au futur des similaires transports intimes, (en) communs, routiers, ruraux, loin de la mort, je t’aime encore, de L’Aurore (Murnau, 1927). 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir