La Tête d’un homme : Maigret voit rouge

 

Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Julien Duvivier.

En découvrant la version restaurée de La Tête d’un homme (1933) de Julien Duvivier, on ne peut pas ne pas (re)penser à l’expressionnisme allemand, pardon du pléonasme, surtout au trio mytho-socio du Cabinet du docteur Caligari (Wiene, 1920), Loulou (Pabst, 1929) et M le maudit (Lang, 1931). Doté d’un intitulé à double sens – la tête à guillotiner, la tête de l’intériorité –, (re)voici un film de l’enlisement, du ressentiment, à la fois portrait d’une psyché très perturbée, d’une (micro-)société sur le point de céder, de sombrer. Dans le rôle d’une carrière, au croisement somnambulique et sarcastique de Conrad Veidt & Fernandel (ou Benjamin Biolay, allez), le remarquable et remarqué Valéry Inkijinoff, ensuite recroisé chez Bernard (Maya, 1949), Fritz (Le Tigre du Bengale + Le Tombeau hindou, 1959), de Broca (Les Tribulations d’un Chinois en Chine, 1965) ou Enrico (Les Aventuriers, 1967), incarne de toute son âme (slave) et de tout son corps promis à la mort (because tuberculose) un assassin sentimental, un impuissant presque marxiste, un ancien étudiant médecin atteint d’hubris, décidant d’occire son (riche) prochain avec cynisme. Face à un tel personnage, la figure du commissaire affable s’efface, Harry Baur reste au bord, certes impeccable en policier (trop) perspicace et (salut à Golgotha, 1935) pourvu de sa propre pietà, une pensée pour l’estimable Maigret de Préjean & Pottier (Les Caves du Majestic, 1945), visité par qui vous savez. Dixit le générique graphique « inspiré par » un opus de Simenon lui-même sous l’influence assumée d’un certain Dostoïevski, le métrage prend ses distances envers le littéraire ouvrage, annonce la chrono renversée de Columbo et bien sûr le boulot de Bresson sur Pickpocket (1959), autre jeu moins malheureux du chat et de la souris, ici présagé le temps d’un billet bien dérobé.

Tandis que le sympathique Meredith en signe une seconde adaptation dispensable, en dépit de la présence et de l’excellence de Laughton (L’Homme de la tour Eiffel, 1949), celle de Duvivier, co-cogitée en compagnie du tandem Calmann & Delaprée, brille par son obscurité, son arythmique radicalité, l’accélération de sa conclusion. Au-delà de son machiavélisme à Montparnasse, de son « beau crime » et châtiment d’écrasement, de sa nuit infinie, en studio asphyxie, on vire vite de Versailles, La Tête d’un homme s’avère aussi, en sus, une leçon d’utilisation du son (« prises de sons » de Marcel Courmes). Le Travolta de De Palma (Blow Out, 1981) quête un cri d’effroi parfait de ciné paupérisé, lui sacrifie in fine, au creux d’un festif et indifférent défilé, la candeur tendre, confiante, d’une courageuse prostituée mise en mortel danger, cauchemar complotiste américain et course lyrique au ralenti pour rien ; Radek, qui n’en fait qu’à sa tête de « métèque », terme connoté usité par l’intéressé selon son autobiographie, longtemps avant le succès de Moustaki, se soumet à l’insu de son plein gré au chant funèbre d’une sirène domestique, sinon camée, à laquelle la mémorable Damia donne un relief physique et vocal inaccoutumé. Collard reprendra son définitif Tu ne sais pas aimer à l’occasion de l’élancée promiscuité de ses Nuits fauves (1992), je la découvris grâce à lui, merci, Cyril, Duvivier sublime la surprise de son épiphanie, propice à provoquer de Valéry la dessillée hystérie, via un lent travelling avant d’anthologie, acmé acoustique et révélation visuelle d’une voix enfin visible, matérialisation en progression. Précédant de quatre ans avant la Fréhel de Pépé le Moko (1937), encore un huis clos cosmo carburant à la mélancolie, la chanteuse valeureuse identifie la déprime existentielle d’une période cruelle, pas seulement en Allemagne désormais hitlérienne, prophétie funeste des films « fantastiques », à la sauce vénère de Siegfried Kracauer.

Item de mecs, au faux coupable hitchcockien et hugolien, la tartine de la gamine en réponse au sou puéril itou des Misérables, La Tête d’un homme permet d’acclamer trois dames admirables, trois femmes fortes à l’écart du masculin naufrage, auxquelles rendre hommage. Outre Damia, voilà donc Gina (Manès), appréciée chez Gleize (Le Récif de corail, 1939) & Blistène (Les Amants de demain, 1959), idem au Majestic, en maîtresse ruineuse, et Line Noro (le Pépé précité ou La Fille du puisatier, Pagnol 1940) en « fille » à confidences. Anticipation de Panique (1947) en raison de sa traque collective en coda, de son délétère climat, pas de racisme, pas d’antisémitisme, juste un passeport confisqué, des papiers demandés, la diligence des justiciers, leur juvénile fragilité défaite, poignardée, comme une atmosphère en parallèle à Prévert de divertissement triste, d’imminence catastrophique, La Tête d’un homme comporte en plus des escaliers de calamités, une scène de suicide (en public) sidérante. En complément conséquent de ces quelques lignes laudatives, impressionnistes, j’invite la lectrice et le lecteur à se reporter à mon petit portrait du grand Julien Duvivier.          

Commentaires

  1. "Et c'est au fidèle Alexandre Arnoux, dans "Les nouvelles littéraires", que revient l'une des plus subtiles et des plus complètes analyses contemporaines du film : " On me dit que Duvivier se regimbe quand on traite son dernier ouvrage... de film policier. Il a raison. Le roman de Simenon... est évidemment un roman policier. Rien n’y manque : le fond, les détails, l’atmosphère, la démarche du récit appartiennent sans conteste au genre. Mais la bande, elle, présente exactement les caractéristiques opposées. Dès le début, nous savons que Radek a tué Mme Henderson... L’intérêt se trouve donc renversé : la curiosité du spectateur change de pôle. Il ne s’agit plus de déduire, d’arracher à des indices troubles, savamment brouillés et rendus contradictoires par l’auteur, la solution, de deviner qui a commis le crime. Une autre question se pose : pourquoi l’assassin a-t-il commis le crime ? ... Le drame quitte le terrain de l’énigme et de l’enquête, de la pénétration des faits brutaux et de leur enchaînement, de la subtilité, de la mathématique et de l’intuition, il s’engage dans les domaines de la psychologie, de la tragédie, de l’aventure. Voilà la grande habileté des auteurs du scénario. Ils ont délibérément renoncé aux effets de surprise, ils ont retourné le roman et l’ont pris à la fin, à son épilogue.... La parole a laissé croire aux metteurs en scène que le film policier et le roman policier allaient se rejoindre ; ils se trompaient. Une fois de plus se vérifie que le son n’a pas changé la nature du film, ne l’a pas rapproché de la littérature, que l’écran conserve sa fonction et ses humeurs propres, ses frontières jalouses, que, aux antipodes du livre et du théâtre, le verbe ne lui sert que d’ornement et de commodité, ne constitue pas sa moelle et son unique langage. Le roman nous faisait assister à une chasse difficile, du point de vue du chasseur ; le metteur en scène, la caméra nous décrivent la poursuite en se plaçant dans l’œil du gibier, d’un gibier nerveux, anarchique, corrompu, qui cherche moins à échapper qu’à goûter les épuisantes voluptés du risque, qu’à exercer une dangereuse et maladive ironie, qu’à bafouer l’ordre et à combler une sorte d’orgueil qui touche à l’érotisme. Le meurtrier a soif de l’admiration de la police, de ceux qui apprécieraient le mieux sa maîtrise. Le crime est si beau que nul limier ne le décèlerait de lui-même ; alors l’homme traqué aide son ennemi. Il lui suffirait de se tenir tranquille ; il ne peut pas. Il ne possède pas la vertu essentielle [sic] des assassins : l’humilité. Il valait la peine, je pense, de montrer l’un des cas les plus frappants de subversion totale d’un ouvrage littéraire pour l’adaptation cinématographique ".

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Analyse (très) littéraire, en effet, dont la justesse comparative confond quand même la parole et le son, alors qu'il s'agit, surtout au ciné, d'un dialogue, voire d'une division, entre eux, avec des images les enjeux.
      Par ailleurs, par exemple en Italie peu sereine, quel meilleur enquêteur que le coupable lui-même ?...
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/02/enquete-sur-un-citoyen-au-dessus-de.html

      Supprimer
  2. Comme le souligne Fayet, « l’opposition était presque une seconde nature pour Radek »
    Karl Radek : https://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Radek

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Sur le son au ciné, aussi ceci :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/09/le-silence-de-lorna-le-son-au-cinema.html
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/10/la-voix-des-morts-notes-sur-le-hors.html

      Supprimer
  3. Radek une autre interprétation saisissante par Serge Merlin
    https://serierichard.enquetes-de-maigret.com/les-episodes/la-tete-dun-homme-1/

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Serge ici au générique, longtemps après, révolutionnaire (de) boucle bouclée :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/10/danton-trois-hommes-abattre.html

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir