Citizen Kane + Persona : Nos funérailles

 

Boutons de roses, leçons de choses…

Les débuts emblématiques, très énigmatiques, de Citizen Kane (Welles, 1941) et Persona (Bergman, 1966) carburent au clair mystère du cinéma défini en art funéraire. La pancarte patraque, dotée d’une interdiction d’occasion, fissa enfreinte, indique donc de « ne pas pénétrer sans autorisation », pas seulement, puisque le verbe anglais to trespass provient de l’ancien français trespasser, qui possède déjà ce sens précis, au propre et au figuré, de « traverser », « outrepasser », « transgresser », associé à celui de « passer de vie à trépas », de décéder, CQFD. Si le grillage de bouclage, claustrophobique, journalistique, puis le portail à initiale, kafkaïenne ou fraternelle, de Kane à Caïn, parce qu’il le vaut bien, pourtant béant, il ne faut franchir, au sein de sa sinistre autarcie, le citoyen malsain n’aspire pas non plus à périr. Hélas pour le magnat des médias, le double et fier impératif ne tient pas, s’en fiche la caméra prima donna, en trois surimpressions d’ascension, en autant de fondus enchaînés filés, qui cartographie, désormais fixe, de façon climatique, fantastique, son royaume de roitelet, son domaine mausolée, démonstration d’hubris sous le charme d’un maléfice, comme ensommeillée selon l’éternité. Musiquée de manière remarquable et remarquée par le maestro Herrmann, idem éclairée par le valeureux et aventureux Gregg Toland, l’ouverture visite ainsi une imposante et dérisoire sépulture, un château tombeau, une cage dorée, allumée, à l’instar de celle des singes suspects, une forteresse friquée, de conte de fées défait, Xanadu anxiogène presque relooké par Disney. Un duo de gondoles pas drôles évoque illico la Venise funèbre de Lado (Qui l’a vue mourir ?, 1972), Roeg (Ne vous retournez pas, 1973), Visconti (Mort à Venise, 1971) et compagnie.

On s’approche lento, disons à l’aide d’évocateurs tableaux, d’une chambre à la Othello (Welles, 1952), progression de localisation à l’exotisme furtif, désert, délétère. Soudain s’éteint la lumière, se taisent les notes ad hoc. Au linceul à l’intérieur, en contrechamp, à contre-jour, solitude de désamour, se substitue en douceur une neige prise au piège, chutant suavement sur un chalet miniaturisé. Un zoom arrière rapide révèle vite l’artifice complice du joujou du gisant, boule en verre dévalant les marches sombres et constellées de l’auguste chevet. La verticalité accentuée, avec la main du mort du cadre au bord, se voit précédée, épiphanie visuelle et sonore, par une bouche, rosebud en cockney, olé, maousse, à moustache, vague vocable réverbéré, prononcé pour personne, propice à exciter du cinéphile un brin éclaboussé l’inquisiteur cogito, accessoirement, de la pauvre Marion Davies le clito, Gore Vidal valide. À défaut de la jolie jeune femme, rosebud au Royaume-Uni, oh oui, vraie-fausse inspiration, guère rancunière, de la Susan opératique, catastrophique, alcoolique, une infirmière fait son entrée, cette fois-ci autorisée, in fine futile, inutile, reflétée, surcadrée, sur les débris jolis, s’avance et sort du champ. Ici aussi, à domicile, règne le vide, avisez les quelques secondes non coupées, évidées. Elle-même anonyme, son visage évacué, ombre parmi l’ombre, elle croise du cadavre les deux bras, elle remonte le drap, de facto, baisser de rideau. Un fondu au noir anticipe la reprise d’un cadrage identique, précité, avant qu’un supplémentaire coup de grâce d’éclairage ne vienne mettre un terme définitif à l’introduction dépourvue d’oraison, pourvue d’action(s), pérennité de luminosité, de gloire passée, dépassée, trépassée, bel et bien abolie, par la nuit du film infinie.

Des flocons à foison, souillés, solidifiés, en écho, point trop n’en faut, du côté de Fårö. Au recommencement, pas de murmure, pas de Verbe, pas de propriété à peine privée, en vérité privée de vitalité, plutôt un projecteur, un autre type de lueur, à la place du premier, le tandem suivant, complémentaire et opposée paire de talents : Lars Johan Werle à la compo, Sven Nykvist à la direction de la photo. Après Robert Wise et son assistant Mark Robson, la régulière Ulla Ryghe se charge du montage. Tandis que Welles, n’en déplaise à la plagiaire Pauline Kael, arroseuse arrosée, enquêtrice risible, concierge sacrilège, critique anecdotique à la réputation usurpée, co-rédige, rerédige, digère et dirige en cinéaste le script itou attribué au frère vénère de Joseph L. Mankiewicz, partenaire nostalgique, collaborateur sentimental, se souvenant, les versions divergent, de sa belle et dérobée bicyclette, d’un cher cheval, Bergman trame tout seul son miroité mélodrame, de quoi éviter à l’avenir des putassiers procès en paternité. De surcroît il déploie un prologue technique, priapique, préhistorique, de dessin animé renversé, de mains en mouvement immaculées, de blancheur homonyme, de burlesque squelettique, d’observation d’arachnide. À l’égorgement et l’éviscération d’un mouton, plein plan sur son œil de cercueil, relecture à sang obscur, coulant cou, d’une scène célèbre de Un chien andalou (Buñuel, 1929), succède une crucifixion, sa métonymie de mimine transpercée, appréciez, de préférence casqué, la coupure orchestrale, la suite de coups fatals, trinité de chocs acoustiques, à l’unisson des cuts cinématographiques, duo d’axes différenciés, éloignés, rapprochés, avant que la paume ensanglantée ne s’ouvre comme une humaine corolle, les doigts dépliés du christique condamné en rime peu magnanime aux pattes arachnéennes, amen.

Voici à nouveau un mur, un parc, une grille, de la géométrie verticale, en diagonale, dans l’espace esseulé, acéré, fi de l’onirisme  wellesien. Pour qui sonne le glas, sinon ce menton-là, plus masculin, à présent féminin, de défunte dédoublée, immortalisée de deux côtés ? Pour quel patient en déroute s’entend ce goutte-à-goutte, sinon un convalescent situé hors-champ, le réalisateur scripteur, rescapé d’une pneumonie, hospitalisé visualisant in situ l’adolescent deviné nu, sous son suaire austère, a priori apparenté à une pelletée de pareils dormeurs du grand sommeil, assemblage de calmes visages, masques mortuaires en os et en chair, de mains et de pieds dénudés, dévoilés, de pognes apaisées, encore croisées, que rien ne paraît pouvoir préoccuper, surtout la sonnerie intempestive, triviale, locale, d’un téléphone à la Leone (Il était une fois en Amérique, 1984) ? Du Danemark à la Suède, de Dreyer à Ingmar, les résurrections express de Persona rendraient presque celle du bouleversant Ordet (1955) obsolète. Le gamin à son tour remue, métamorphose l’étoffe morose en couverture improvisée, pas assez longue pour chauffer ses pieds. Sur la bande-son s’imposent des pas dont davantage on ne saura, appartenant peut-être, accord quantique, à la soignante au service de Kane, chic. Sur ses oreilles, le personnage pose une paire de lunettes, se met à lire l’ironique Un héros de notre temps, tu m’en diras tant. Alerté par le retour des cordes, il se retourne, nous regarde, ne nous voit, stade/stase méta, effleure la surface de l’écran transparent, sur lequel, en contrechamp, s’affichent, floues, faramineuses, les faces successives, yeux ouverts ou fermés, de Bibi Andersson & Liv Ullmann, diptyque unique d’une ni tout à fait la même ni tout à fait une autre femme.

Exit la caresse de l’inaccessible, l’argument de mutisme jamais dément, d’avortement traumatisant, d’enfantement effarant, de garçon à l’abandon, au titre explicite, scénique, bien jungien, s’avère amorcé par un générique graphique, rythmique, à base d’embrasement militant, de lèvres vaginales, bye-bye à la bouche à l’horizontale, d’une mer solaire, d’arbres opaques, de plantes aquatiques, de rochers ensoleillés, ensemble à la limite du subliminal, scandé de regards ostentatoires, terminé in extremis par le come-back de course-poursuite comique du métrage muet. Welles, on le sait, boudait rosebud, son « freudisme soldé », la coda de Kane le démontre au grand nombre, un homme ne se résume à un mot, alors que flambe à fond le fourneau, après la luge, le déluge, on corrige, on rectifie, l’autodafé de la pensée d’abord, les fours crématoires du génocide ensuite, l’holocauste décrété d’une collection entreposée annonciateur de celui à majuscule commis par Le Criminel (Welles, 1946). En raison de raisons similaires, personnalisées, d’incrédulité assumée envers les divagations renommées, rémunérées, d’une pseudo-science à prétention thérapeutique, à instrumentalisation herméneutique, il semble en sus stérile de psychanalyser le tendre et rude prélude de Persona ; par conséquent, on s’en abstiendra. On se contentera de conclure sans clore, de préciser que Citizen Kane, en tout cas sur ce blog, se transforme en Xanadu (Greenwald, 1980) et Persona en Berberian Sound Studio (Strickland, 2012), si des correspondances stimulantes il vous faut. Ces deux films fondés sur l’enfance, la souffrance, l’absence, l’apparence, la confiance, la déchéance, n’en finissent, loquaces, silencieux, de dialoguer à distance, d’exciter la curiosité, d’exhiber leur secret.

Étrangers et familiers, interminables et commentés, singuliers et nourriciers, ils « avancent masqués », étalent leurs cartes à la Descartes, déterminés par une quête d’identité pas dogmatique, animés par la lucidité, la conscience de la plasticité de l’existence. Au-delà, films de femmes et de flammes, ils affirment une foi fabuleuse dans les puissances de renaissance du cinéma, petits et précieux précis de thanatologie, en bonne logique symbolique, poétique et politique, tournés vers la vie, à redécouvrir dès aujourd’hui.                      

Commentaires

  1. "Scorsese a souligné l’importance d’un partage passionné, mais aussi d’une transmission du savoir,
    que ce soit par des présentations de séances (aujourd’hui inexistantes à la télévision ou presque) ou des conseils en vidéoclub.
    En bref, tout ce que Netflix est incapable d’offrir..."
    https://www.ecranlarge.com/films/news/1367186-apres-marvel-martin-scorsese-attaque-netflix-le-streaming-et-les-algorithmes

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    Réponses
    1. https://www.filmsdocumentaires.com/films/4058-voyages-avec-martin-scorsese-a-travers-les-cinemas-americain-et-italien
      https://www.nytimes.com/2001/10/12/movies/film-festival-reviews-scorsese-pays-tribute-to-italian-cinema.html

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