Twin Peaks: Fire Walk with Me : La Salamandre


Les sept derniers jours de Laura Palmer.

En Elle-même enfin l’éternité la change. Voici le Tombeau de Laura, « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », pour citer Mallarmé célébrant Edgar Allan Poe.
   

  • Tête d’effacement

Des ténèbres de l’écran sourd un bourdonnement familier aux oreilles des spectateurs d’un film de David Lynch, union purement cinématographique de la respiration menaçante et répétitive d’une usine et du souffle glacé, différé, des étoiles. Cette conception sonore, Lynch l’affine depuis Eraserhead, qui débutait dans l’espace, en petit garçon de la campagne fasciné par les paysages industriels (ceux d’Elephant Man en attestent), leur poésie sale et irréelle en noir et blanc, alors que l’Antonioni du Désert rouge perdait Monica Vitti dans un environnement similaire mais éclairé comme du Mario Bava, la névrose de son héroïne repeignant le monde aux couleurs d’une folie proche de l’intensité perceptive avant un suicide (éprouvée par le Single Man de Tom Ford). Ne s’élève plus la voix de la tendre maman de l’homme-éléphant, racontant à son enfant le roman familial de sa naissance, mais une texture sonore, présence/absence qui crée, de façon intime, le vide, s’adressant à l’ouïe plutôt qu’au regard, et qui en appelle une autre, celle des images, le cinéma de Lynch se pensant comme un continuum audiovisuel aux allures de labyrinthe et de monde en soi. Les images surgissent donc, comme une épée célèbre hors d’un lac, signe de la porosité entre les univers, entre les ordres (« entre deux mondes » dit le poème auquel se rattache le titre original). Des images bleues envahissent le cadre – une fenêtre qui ne découpe plus l’espace, mais ouvre sur le hors-champ, comme le montrait bien Bazin –, bleues comme les coups sur le corps d’une femme, comme la musique des Noirs, comme le monde chanté par Julee Cruise et l’enfer exploré par Lynch derrière un rideau de velours.
  

Une étrange neige vient ronger ce magma emprunté à Klein, le contaminer, en métonymie d’un film placé sous le signe du feu et de la possession. La neige cathodique d’un écran de télévision parasite l’écran de cinéma de ses fantômes, en rime avec la cocaïne que Laura consomme n’importe où, n’importe quand, neige de l’oubli dans un monde privé de lendemain (vérité qu’énonce l’ignoble Jacques), neige à la fois baume et servitude qui retenait déjà les Lotophages d’Homère. Cette blancheur télévisuelle accompagnait le bruit blanc émis par les appareils déréglés au temps du cathodique, sur lequel se fermait Eraserhead ; elle reviendra pour le final, dans les sous-vêtements de Laura et Ronette, agnelles conduites à l’abattoir d’une voiture de chemin de fer désaffecté. Elle annonce l’un des enjeux du film, la quête de la pureté, symbolisé par l’imagerie angélique déployée au travers d’un tableau que Laura contemple dans sa chambre, représentation naïve d’enfants attablés et servis par un ange, jusqu’à son assomption sous l’égide de son ange gardien civil, le bon Dale Cooper, une main posée sur son épaule (une victime d’abus sexuels témoignera du réconfort trouvé dans le sentimentalisme mormon de La Petite Maison dans la prairie). Ce passage du noir au blanc via le bleu métaphorise l’itinéraire spirituel de Laura, s’échappant de la nuit sans fin de sa vie terrestre pour s’élever à la pénombre mystique de la Red Room, transitant par le bleu douloureux de la révélation. Mais Lynch ne s’en tient pas là. Son générique, bercé par la trompette élégiaque de Badalamenti, se clôt par une double déflagration, celle d’un coup très violent qui vient faire exploser le téléviseur, le premier embrasement du film, et celle d’un cri féminin (« No ! ») qui exprime la terreur pure, ce cri parfait que cherchait le Travolta de Blow Out, tandis qu’une ombre passe, et avec elle le retour à l’obscurité. Cette introduction, dans sa décharge d’énergie, dans son coup de tonnerre émotionnel, sert deux buts.
  

Premièrement, elle inscrit le film dans la veine excessive de l’œuvre lynchienne, à laquelle s’abreuvait l’ouverture de Sailor et Lula avec sa baston dans le couloir d’un palais de justice, sur fond de hard rock. Ensuite, elle signe la rupture brutale avec la série originelle, qui désarçonna tant, irrita les fans et les autres (faire du cinéma pour un public défini ne revient pas à le respecter, mais à se livrer à la démagogie, voire à la prostitution). Les huées lors de la projection cannoise, où Lynch venait pourtant de remporter une palme, s’expliquent par la radicalité du film, sa noirceur intolérable pour certains, par son financement aussi, dû à la société de Francis Bouygues, ce qui provoqua une aversion parmi les « professionnels de la profession » auto-proclamés « de gauche », mais surtout par cet écart volontaire perçu comme une trahison, un reniement malhonnête. Non, nous dit Lynch dès les premières minutes, je ne vais pas vous resservir le même plat, la tarte sucrée, délicieusement perverse, d’un soap en deux saisons, avec sa galerie haute en couleurs de personnages déviants mais aimables. Voici un film de chambre, qui repose sur un duo d’acteurs exceptionnels, isolés du reste de la distribution au générique (en français, le masculin l’emporte encore, désolé, Sheryl), un huis clos dans les ténèbres où la chambre d’une lycéenne, la boîte de nuit d’un dealer, la Black Lodge ou la noire forêt canadienne, forment les stations d’un cercle infernal dont le seul moyen d’évasion passe par la verticalité, au prix de sa vie. La démarche ne relève pas de la seule durée du métrage – cinq heures de matériau tourné, dix-sept scènes coupées jamais réinsérées en DVD pour de toujours sombres questions de droit –, elle constitue un choix de mise en scène et donc de point de vue. Welles et Eisenstein avant lui pensaient qu’un film naissait au montage ; Lynch, avec son élagage narratif, tente un greffon de cinéma, une ente de formats qui doit aboutir à la floraison d’une rose, bleue évidemment.

Le De Palma des Incorruptibles et de Mission impossible ne jouera pas au jardinier expérimental, mais taillera à coups de hache dans son groupe de policiers ou dans son équipe d’espions, pour les mêmes raisons : se démarquer d’un cadre préexistant, s’affranchir d’un imaginaire, même séduisant, même brillant, pour s’aventurer dans des terres moins accueillantes, plus déstabilisantes, pour le réalisateur comme pour le public (la scène fonctionne comme l’antithèse des lèvres démesurées de Debbie Harry aspirant l’esprit de Max Renn, l’amateur patenté de sexe et de violence, dans Vidéodrome). Et il ne faudrait pas succomber à l’aveuglement qui range ces succès commerciaux dans la catégorie bienheureuse des accidents de parcours. Les deux blockbusters présentent un visage aussi personnel et inimitable que d’autres opus plus discrets, avec l’avantage de révéler une facette peu connue mais pas méconnaissable : le côté fordien des Incorruptibles (on trouvait aussi du Capra dans Blow Out), la machine de guerre sous stéroïdes théorisant le cinéma et l’Amérique des années 90 avec Mission impossible. Le film de Lynch ne déçoit que les conservateurs ou les fétichistes, égarés volontaires dans son utopie immersive et troublante comme les touristes du Brigadoon de Minnelli (mais que ne ferait-on pour les jambes et les yeux de Cyd Charisse…). Avec cette fausse suite, cette trompeuse préquelle, il offre lui aussi un autre visage, emprunte d’autres voies, celles de son cinéma à venir, en se permettant le luxe de synthétiser les étapes déjà parcourues. Tout Lynch se trouve dans ce grand œuvre qui vise à ressusciter une morte bien-aimée, à transmuer les énergies, les textures, les rhizomes de la fiction, en un magnifique portrait de femme. Le film possède au moins deux titres, mais celui du Faces de Cassavetes, qui comporte une inoubliable scène de réanimation, lui conviendrait tout à fait. Car le cri implique un visage, et même plusieurs, et avant tout celui d’une femme sous une bâche.    

  • L’Homme-éléphant


Elle dérive doucement sur l’eau calme près d’une rive forestière aux arbres abattus, la première Ophélie qui escomptait faire chanter le notable Palmer. Son nom associe la sainteté à la plus grande trivialité, lui attribuant son destin de cadavre jeté depuis une berge : elle s’appelle Teresa Banks. Des agents fédéraux, pris en pleine action sur les lieux d’une arrestation – ils passent les menottes à deux prostituées devant un bus scolaire où braillent les marmots (en écho à L’Inspecteur Harry ?), dont la porte de secours s’orne d’un écriteau concernant des phares rouges : présage du sort de Laura et Ronette à la fin du film –, doivent se rendre sur les lieux de la macabre découverte, une bourgade au toponyme bucolique, Deer Meadow.
  

Celui qui les envoie dans cette Prairie du Cerf ? Lynch lui-même, à la fois démiurge organisant le tracé de ses personnages et figurant inquiet de sa propre fiction. La mise en abyme – au carré, notez le drapeau à gauche et à droite de l’image – renvoie à la peinture (la formation du cinéaste) autant qu’à l’effet de signature à la Hitchcock ; on la note aussi au seuil de Don Quichotte. Dans les deux cas, il s’agit, comme le narrateur de L’Invention de Morel, de s’accorder une immortalité par l’inscription dans ses propres images. Si Lynch, à l’instar d’Orphée, entend faire quitter à son Eurydice le tombeau télévisuel, il met aussi en scène sa propre mort, avec l’autodérision d’un policier affublé d’un sonotone, lui pour qui le son compte tant ! Car si les images rendent possible une réactualisation du passé, elles emprisonnent dans un temps perdu, un présent figé (Bazin parlait de « momification du mouvement »). Le cinéma, art fantomatique par excellence, vampirise ceux qui s’y risquent, comme le modèle anémié du Portrait ovale de Poe.

Dans la lumière volontairement artificielle de Ron Garcia, avec une grande ombre dans le dos, un éclairage de salle d’exposition d’art contemporain ou d’appartement-témoin, une lumière de simulacre, donc, il nous fixe derrière son bureau, devant un cendrier sur pied, présentateur de son histoire comme l’auteur de Fenêtre sur cour introduisait et concluait les épisodes de sa série. Derrière lui, un panorama forestier placardé sur le mur, trompe-l’œil qui ne trompe personne, comme les palmiers au crépuscule devant les îles paradisiaques du papier peint de Tony Montana. Tout grand art réfléchit aussi sur lui-même, et la dialectique des apparences revient en leitmotiv dans le cinéma de Lynch, avec pour acmé la traversée du miroir de la charmante petite ville de Lumberton dans Blue Velvet (dans le commentaire audio de A History of Violence, Cronenberg distingue à juste titre sa pratique de la dérision opposée à l’ironie de Lynch pour traiter l’Americana de Norman Rockwell).


Mais l’enquête s’annonce délicate, débutant par une guéguerre des polices avec les autorités locales et un accueil réfrigérant de la tenancière du restaurant. Elle donne quand même un indice important sur le bras ankylosé de Teresa, qu’illustrera une scène avec Laura dans son lit, aux Dupond et Dupont chargés de résoudre l’énigme, un médecin légal avec un problème oculaire et une gravure de mode fifties à l’humour vachard et au pincement de nez redoutable.


Un vieillard les avertit dans la stroboscopie d’une lampe défaillante à l’entrée de l’établissement d’Irene, comme les villageois dans les films de la Hammer prévenaient en vain les hommes de loi qui s’aventuraient sur les terres du Comte : « N’allez pas plus loin, il n’y a rien de bon là-dedans. » Si la forêt, comme les collines, possède des yeux pour mieux pister ses proies, les deux flics vont pour l’heure autopsier une dépouille qui garde dans sa rigidité les siens grands ouverts, sous un halo. Des gros plans en raccord axé paient un tribut à la Madeleine de Sueurs froides et à la Marion de Psychose (on pense aussi à la victime dorée de Goldfinger) : visage, œil puis bouche enchaînés dans une dérangeante proximité, à laquelle répondra bientôt l’obscénité de l’intérieur de la cavité buccale de Bob. La pornographie affleure sous l’humour drolatique, le devenir cadavre transforme les jeunes femmes en objet d’autopsie, corps pétrifié dans un cri impossible, emballé dans le sac noir et l’étiquette en carton d’une morgue. 





La piste de Teresa conduit les enquêteurs à un camping sinistre, un parc de caravanes où une vielle femme se plaint de ne pas disposer d’eau chaude, version grinçante, presque white trash (à la Rob Zombie) de la petite ville idyllique, haie blanche déglinguée comprise. Comment vont-ils procéder ? Lynch, par le biais de son personnage au nom en clin d’œil à Boulevard du crépuscule, leur fournit un mode d’emploi méta, qui reflète les délices et les délires de l’herméneutique attachée à ses films suivants. Dans une mini mise en scène sur un aérodrome, comme pour faire prendre son envol à la fiction, une femme à la perruque et au tailleur rouges les informe du contexte par une pantomime devant un avion jaune (on ne regarde plus ces engins de la même façon depuis l’ouverture de Crash).


Chris Isaak explique à Kiefer Sutherland les gestes et les mimiques de l’agent Lil, au nom en palindrome, comme celui de Bob, il interprète littéralement des images, ce que fait tout spectateur et a fortiori celui d’un film de Lynch. Un élément reste sans réponse : la rose bleue arborée par la comédienne, qui rime avec la boîte bleue de Mulholland Drive. Une énigme ne se résout jamais totalement, un film ne se lit pas d’une seule manière, et l’enquête policière s’assimile à la création artistique, dans une même tentative de dévoilement. « Le monde est plein de mystères » dit Laura à Donna, les mystères de l’amour et de la folie, ceux du réalisateur et ceux du public. Mais le cinéma de Lynch, comme la poésie pour Mallarmé, s’apparente à « une explication orphique du monde ». Il propose à chaque fois, même dans les films apparemment les plus obscurs, les mieux adaptés à l’exégèse des adeptes, une histoire simple (ou directe, pour jouer avec le patronyme du héros d’Une histoire vraie) : un homme tue sa femme et s’évade en esprit (Lost Highway) ; une serveuse se rêve en actrice et se suicide devant son rêve brisé, son amour perdu (Mulholland Drive) ; une autre actrice apprivoise sa mort à l’aide d’une prédiction (Inland Empire), mais la complexité du réel diffracte ces trames en expériences sensorielles et en machineries signifiantes presque infinies.

L’usine à rêve devient usine à sens, la narration ne s’absente jamais vraiment – Lynch croit à la fiction, aux personnages et à la morale de la fable, comme le King de Nuit noire, étoiles mortes, qui méprisait les fossoyeurs d’histoires – mais elle ose s’égarer, bifurquer, revenir en arrière puis sauter en avant, parce que le cinéma permet tout cela, parce qu’il se différencie de la peinture par le mouvement et le temps, comme la musique. Burroughs reprochait à la littérature un retard de cinquante ans sur la peinture, notamment au niveau de la superposition des strates de plans, pratiquée dans les tableaux de Brion Gysin. Au cinéma, l’exemple de Lynch ne fait guère légion, alors qu’il rend compte de ce que nous vivons tous au quotidien, ce bombardement sensoriel, ce mille-feuille d’histoires que Joyce cherchait à verbaliser avec Ulysse. Contrairement au roman policier, qui existe pour ordonner le monde, d’après la juste formule de Borges, le cinéma de Lynch ne s’autorise que la cohérence de l’œuvre, le plein exercice de sa liberté ludique et grave. Pour donner un sens au monde, qui par définition et par expérience n’en comporte aucun, il faut créer une religion (on y reviendra) ou bien des œuvres, et les enflammer comme l’homme-fusée de Ronnie Rocket pour atteindre le ciel. 

Une fois l’agent Desmond (un salut à Gloria Swanson) avalé par la bouche d’ombre hugolienne du fondu au noir, attiré comme un phalène par une caravane allumée sous laquelle brille une bague verte (bijou magique convoité ou redouté sous la forme d’un anneau chez Wagner et Tolkien), pressentant que les poteaux d’alimentation ne conduisent pas que l’électricité, surtout celui qui porte le numéro 6, un second film commence, qui ne se terminera pas vraiment. Exit le jazz cool des nouveaux venus, exit la petite sœur de Marilyn aux faux airs de Patricia Arquette dans Lost Highway, rendue à son tiroir mortuaire (elle reviendra pourtant, elle aussi, dans les souvenirs de Leland, et l’on sait que l’adaptation d’un roman sur Marilyn Monroe servit de genèse au projet télé). Revoilà Dale Cooper – Kyle MacLachlan, venu à reculons pour cinq jours de tournage, sa collaboration avec Lynch n’y survivra pas – déboulant dans le bureau de Cole à Philadelphie, la ville de l’amour fraternel, décor de la série Cold Case, préoccupée elle aussi par la résurrection de cas non résolus. Son symbole, une cloche de la liberté fêlée (comme celles du poème de Poe ?), anticipe le premier grand moment de confusion spatio-temporelle, qui voit débarquer un agent disparu depuis deux ans, interprété par David Bowie, L’Homme qui venait d’ailleurs de Roeg. Une porte d’ascenseur s’ouvre, comme la porte entrebâillée du tableau offert à Laura par la grand-mère Chalfont, et le monde se fissure comme une coque dans laquelle s’écoule l’eau trouble d’une autre temporalité, d’un entremêlement d’espaces. Le voyageur temporel amène avec lui des fragments d’un univers peuplé d’êtres et de mots étranges, et il semble citer Poe quand il dit « Nous vivons dans un rêve. » Il parle aussi d’une certaine Judy (Natalie Wood dans La Fureur de vivre, Kim Novak dans Sueurs froides ?) avant de disparaître pour réapparaître et prendre la tangente sur le dernier écran de surveillance de Cole, malhabile Mabuse. Dans l’écran central, Cooper contemple son reflet incompréhensible, doté du don d’ubiquité, signe du renversement de l’ordre temporel et de mauvais augure, comme tout ce qui concerne la figure du double.
  

L’écran, de cinéma, de télévision, d’ordinateur, comme béance, comme lieu de passage de tous les spectres, surface plane qui fait office de frontière vite franchie entre les mondes (et le film de Lynch passe et repasse en continu toutes les frontières) : le Nakata de Ring et le Kurosawa de Kaïro exploiteront brillamment l’idée. Le triomphe du film au Japon doit beaucoup à l’héritage du yurei eiga, le film de fantômes, dont Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi constitue un fleuron, ainsi qu’à celui de la tradition orale et littéraire qui intègre les esprits des défunts à la réalité quotidienne, mais deux autres facteurs interviennent, moins évidents. Dans une société encore majoritairement patriarcale, le personnage de Leland et ses rapports particuliers avec Laura ne pouvaient que trouver un écho culturel. À un niveau plus intime, dans un pays qui pratique abondamment le bondage, depuis les pinku eiga de la Nikkatsu dans les années 70 jusqu’à la pornographie numérique floutée, l’une des dernières scènes du film, où Laura supplie rageusement Jacques de ne pas l’attacher pour user sexuellement d’elle à sa guise, dut toucher un nerf collectif sensible. L’horizon d’attente d’une œuvre varie en fonction des cultures, et l’on peut se sentir beaucoup plus proche d’un cinéma « exotique » que de produits désignés comme « typiques » de l’identité nationale. Adoubé en France bien plus qu’aux États-Unis, Lynch, cinéaste pourtant très américain, travaille comme un Jimmy Stewart venu de Mars, pour citer le joli mot de Mel Brooks.

  • Dune

       Et soudain, après quelques mots de Cooper à un autre fantôme, la Diane (chasseresse) de son dictaphone, suite à sa visite au camping et à la caravane évaporée, le film fait un saut dans le temps d’un an, pour rejoindre au plus vite son héroïne, afin de poursuivre son entreprise de démolition. Sur le thème du générique de la série, majestueux, s’écoulant comme une cascade au ralenti, Laura Palmer marche à nouveau entre ombres et lumière vers son destin. Dans une allée verdoyante, où les arbres lui tissent une mantille qui souligne son regard mélancolique, elle passe prendre sa meilleure amie sur le chemin du lycée. Donna vient rompre la double menace du hors-champ, du vide à l’intérieur du cadre, si palpable dans la déambulation identique de Jamie Lee Curtis dans La Nuit des masques. Ce paysage civilisé, avec ses maisons imposantes tapies tels des chiens familiers au bout d’une allée dallée, ses routes larges sans voitures, son silence à peine troublé par les pas, les amateurs de films d’horreur l’arpentent depuis déjà longtemps, mais celle qui ne s’y presse pas, encore inconsciente de sa terrible fin, l’éclaire de sa propre lumière et de sa grâce. 


Elle s’appelle Sheryl Lee, et du haut de ses vingt-cinq ans, elle va réussir l’exploit d’incarner toutes les femmes, et spécialement cette Laura Palmer cueillie dans la fleur de sa jeunesse, à la mi-février, quelques jours après la Saint-Valentin. Il faut tout son talent et toute sa sensibilité pour nous faire croire à cette lycéenne que l’on sent lestée d’un secret bien plus lourd que le classeur qu’elle serre contre elle, pour exprimer l’ambivalence de l’adolescence qui s’achève, ni tout à fait femme et plus tout à fait enfant. La question impolie de l’âge des actrices semblera secondaire, mais elle peut handicaper l’illusion, entraver la suspension d’incrédulité énoncée par Coleridge, sans laquelle l’empathie ne peut s’exercer – et dans un film comme celui-ci, elle s’avère capitale. Si l’on croit aux créations de James Dean dans La Fureur de vivre (vingt-quatre ans au lieu de dix-sept) et de Sue Lyon dans Lolita (seize ans au lieu de douze), on le doit aussi à la façon de les filmer par Ray et Kubrick.

Lynch filme son actrice avec une grande tendresse, comme on retrouve une amie de cœur ou un amour de jeunesse. Il tourne ce film pour elle, comme tant d’autres avant lui, prisonnier volontaire de ses filets de sirène, créateur tombé amoureux de son personnage, il l’avoue bien volontiers. Il va la faire revivre le temps d’un film ; durant une heure quarante-cinq, elle va respirer encore, pleurer, sourire, crier, se débattre, s’offrir, se rendre malade, découvrir certains mystères du monde, le sien et le nôtre. Lynch descend en enfer pour la ranimer, pour l’entendre à nouveau, pour la voir régner sur son petit royaume, sur tous ses soupirants, l’inconscient Bobby et le tendre James, reine de beauté et reine du lycée, dont le portrait irradie derrière une vitrine embrassée par le premier comme une relique. « Rayonnante à l’extérieur et mourante à l’intérieur » nous dit encore son Pygmalion. Capable de donner sa poitrine à l’un et d’obtenir un sourire de l’autre, qui se retrouve en train de flotter comme n’importe quel garçon amoureux d’une fille qui lui sourit, sur une chanson littérale interprétée par Badalamenti lui-même. Et pourtant il faut vite déchanter : Laura court aux toilettes sniffer sa dose matinale. De Palma dans Body Double reprenait un surcadrage de Sueurs froides pour mieux avilir le mythe, enregistrer l’emprise de la vulgarité des années 80 : l’espion amoureux ne suivait plus sa victime consentante chez une fleuriste mais sur le plateau d’un film porno, et la baisait de surcroît. On trouve dans ce retour de Laura le même désenchantement.

Revenu chez Donna, Lynch se livre à une psychanalyse sauvage de ses héroïnes, allongées sur des divans d’un vert profond, autour d’une cheminée au feu qui écoute tout. « La nuit m’appartient » confesse Laura, créature chthonienne. Donna trouve James à son goût et ne s’en cache pas, dit à Laura qu’il l’aime d’un amour éternel, puis demande à brûle-pourpoint comment elle chuterait dans l’espace. La réponse de Laura vient de loin et rejoint la mystique du feu propre au film (mais sans doute plus explicite encore dans Sailor et Lula, où les embrasements rythment le récit, dans tout leur symbolisme multiple, comme si Lynch adaptait officieusement La Psychanalyse du feu de Bachelard) : « De plus en plus vite. Longtemps tu ne sentirais rien, puis tu prendrais feu. Pour toujours. Et les anges ne t’aideraient pas. Parce qu’ils sont tous partis. » Plus tard, sur le tableau décrit supra, l’ange disparaîtra, réalisant la prophétie. Le désespoir que l’on peut lire dans le regard de Laura/Sheryl nous étreint avec la même intensité que celui découvert dans les yeux de Theresa Russell dans Enquête sur une passion (le titre du film de Roeg pourrait servir au Lynch).
  

Les deux actrices partagent le même âge, la même incroyable maturité, la même blondeur aussi, et l’une comme l’autre vont traverser une série d’épreuves avant d’accéder à une forme de sérénité. On ne les saluera jamais assez pour leur création, leur incarnation, cet ensorcellement d’une grande matérialité qu’elles parviennent à déployer vers le spectateur. Actrices qui jouent avec le premier outil et le premier matériau d’un acteur : son corps, elles vibrent à l’unisson d’une même fièvre, d’une blessure que les films vont s’attacher à dévoiler, sans fausse pudeur mais avec une vraie compassion, capables de passer en une seconde, à l’intérieur de la scène et du plan, d’un sentiment à l’autre, d’une émotion à son contraire, avec toutes les nuances entre les dominantes ou les extrêmes. Louons ces femmes vivantes qui, le temps d’un film, de deux ou trois seulement, accomplissent ce que des carrières entières ne parviennent qu’à seulement effleurer.

Sheryl Lee faisait une courte apparition en bonne fée tout droit sortie du Magicien d’Oz dans Sailor et Lula, et on la reverra dans Vampires de Carpenter, cadrée à l’identique sur un lit, objet de désir interdit en proie encore à une possession, mais elle trouve ici le rôle d’une vie. Ce qu’elle donne à voir dès cette scène montre le niveau de son talent et l’exigence de la direction d’actrices chez Lynch. Cinéaste des femmes, surtout en détresse (le sous-titre de l’affiche d’Inland Empire s’applique à merveille à Laura), Lynch offre à ses actrices leurs meilleurs rôles, d’Anne Bancroft à Laura Dern, en passant par Isabella Rossellini, Patricia Arquette, Sissy Spacek (inoubliable aussi chez De Palma) et le couple Naomi Watts/Laura Helena Harring. Dans la constellation lynchienne, les étoiles mortes brillent plus vivement qu’ailleurs, et leur aura résonne avec celle de Greta Garbo, Bette Davis, Rita Hayworth, Kim Novak, Gena Rowlands et quelques autres. L’ombre (d’un doute) hitchcockienne plane aussi sur la distribution, et l’excellence de Sheryl Lee – on n’ose employer le mot galvaudé de « génie » – rappelle la valeur du jeu de Tippi Hedren, l’une des actrices les plus sous-estimées de sa génération. Ses rôles dans Les Oiseaux et Pas de printemps pour Marnie non seulement font entendre des correspondances thématiques avec le personnage de Laura (violence sexuelle, frigidité, poids des apparences) mais ils la placent au même rang que Sheryl Lee dans l’expression inoubliable de femmes complexes que l’on ne peut s’empêcher d’aimer. 

Laura rentre chez elle, dans ce foyer à l’ordre suspect. Sur la porte d’entrée, on note une couronne végétale en forme de cœur ; dans le hall, un radiateur (avec une dame à l’intérieur ?), mais pas de téléviseur. Laura se saisit de son journal intime – dont la propre fille de Lynch, Jennifer, signera la novélisation, ouvrant un créneau à Virginie Despentes et Lolita Pille – derrière une commode dans une alcôve, et constate qu’il manque des pages, arrachées. Elle se met à trembler puis se rend chez Harold (Lenny Von Dohlen, à jamais le jeune premier amoureux de Virginia Madsen dans Electric Dreams), l’homme aux livres en pleurs, pour lui confier le reliquat souillé. La scène, doublement importante, introduit les deux expressions qui vont désormais régir l’œuvre : le cri et les larmes. Le film change de vitesse et de forme, il s’écarte du genre policier pour aborder les rivages faussement contradictoires de l’horreur et du mélodrame. Laura prononce avec une articulation extrême, comme une malédiction, une incantation, l’injonction qui donne son titre au film : « Feu, marche avec moi ! » Sa voix sort de sa gorge, mais son visage ne lui appartient plus, d’une blancheur crayeuse, lèvres noires retroussées sur des dents jaunes et des gencives rouges (les couleurs du ciel dans Le Cri de Munch). Nous assistons, brièvement, à une possession, qui rappelle bien sûr L’Exorciste de Friedkin, non dans les métamorphoses impies de l’enfant, mais dans le rêve prémonitoire du Père Karras. Le Démon y prend les mêmes traits, de façon encore plus subliminale, et là encore il s’agit d’une femme (Eileen Dietz, qui interprète aussi Regan possédée).
  

Ailleurs, un échange entre Cooper et son camarade de jeu conduit à une réplique savoureuse. Dale pressent une prochaine victime, qu’il décrit comme jeune, au lycée, avec une vie sexuelle, se droguant et appelant au secours. Rosenfeld ironise : « Tu parles de la moitié des lycéennes d’Amérique ! » Les spécialistes soulignent rarement la dimension sociale des films de Lynch, pourtant évidente dans Elephant Man et Une histoire vraie. On exagérerait en lisant dans ce portrait de femme la biographie d’une génération, même s’il se situe dans l’Amérique des années Bush Sr. filtrée par le prisme des années 50 (cadre de prédilection et de référence de la narration lynchienne). Durant son service – elle porte des repas à domicile – Laura rencontre les Chalfont, une grand-mère et son petit-fils à l’élégance et à la coiffure très… lynchesques (l’enfant porte un masque organique évoquant les sculptures du cinéaste). Le couple avertit Laura d’une intrusion dans sa chambre par « un homme derrière le masque » et lui offre un tableau apocryphe de Hopper représentant une porte entrebâillée.

Sous l’alcôve, derrière la commode, Bob se dresse, tout de bleu vêtu (Lynch et John Neff co-écriront un album intitulé BlueBob) et affole le montage, fait sauter le film quelques secondes, provoquant le hurlement de Laura, auquel il répond par son propre cri. Les mots deviennent inemployables, impossibles, la communication ne passe plus que par le corps tendu à se rompre, tout entier dans la furie des hurlements. Moment de frayeur absolue qui tétanise, l’intrus violant d’abord l’intimité de la chambre et du journal avant celle de leur propriétaire (la scène résonne avec les coups de hache de Nicholson à travers la porte pour atteindre Shelley Duvall dans Shining, relecture perverse des Trois Petits Cochons). Mais le pire reste à venir, dans la scène peut-être la plus violente du film, celle du repas de famille.
  

Une situation similaire aboutissait dans Eraserhead à un grand moment d’humour aussi noir que le sang du poulet animé s’écoulant dans l’assiette trop blanche de Henry. Ici, on ne rit plus, on encaisse l’intensité dérangeante d’un basculement. Le vert maudit des comédiens domine la scène, de la décoration aux costumes, dans les yeux de Sheryl Lee et de Ray Wise. Leland Palmer, qui sortait de chez lui après la fuite de Laura, attend sa fille, attablé en silence comme un inquisiteur au procès d’une sorcière. Il lui demande comment ça va à l’école puis se lève et se saisit de ses mains, l’accusant de malpropreté, désignant la saleté cachée sous son ongle (comme la lettre sous celui du cadavre de Teresa).
  

Wise fait des étincelles dans cette démonstration presque par l’absurde du puritanisme, faisant reproche à la blonde Laura de sa propre noirceur, lui jetant à la figure l’eau sale de ses propres vices. La figure du prêcheur peint comme le pire des pécheurs fait surgir l’image hiératique de Mitchum dans La Nuit du chasseur, sacrifiant son épouse dans une chambre aux allures d’église, offerte en holocauste à sa propre culpabilité, à sa propre impuissance cristallisée dans son dégoût pour les choses de la chair. Cela ne suffit pas, il la questionne aussi sur son pendentif, un cœur brisé qu’elle partage avec James, et Leland la gifle du mot « amant » en lui pinçant la joue. La mère (Grace Zabriskie, future pythie d’Inland Empire) s’interpose, dit qu’elle n’aime pas ça (« Que sais-tu de ce qu’elle aime ? » rétorque-t-il). Que sait-elle en effet, que devine-t-elle pour mieux le nier, dans ce moment qui montre déjà le visage hideux de l’inceste ? On se souvient que dans Dead Zone, Johnny Smith, interloqué, serrant sa main, interrogeait de façon rhétorique la mère du flic tueur en série : « Vous saviez ? » Oui, comme le démontrent les témoignages et les statistiques faisant de la maison le premier lieu de la violence (même s’il ne faut pas les prendre pour une science exacte, même si quelqu’un d’aussi peu coupable de misogynie qu’Élisabeth Badinter s’interrogeait sur certains chiffres ahurissants concernant les décès quotidiens des femmes battues). 


Jim Thompson, dans Le Lien conjugal, décrivait l’enfer du couple ; Lynch enregistre l’enfer de la famille nucléaire, cellule de passions troubles, de non-dits empoisonnés, de réalités indicibles et non filmables. Mais il échappe aux écueils du psychologisme et de l’exploitation qui plombent les docudrames et autres talk-shows sur le sujet, refuse le manichéisme qui ferait de Leland un salaud définitif, père truqué abusant tous les soirs, depuis sa puberté, de sa fille. Laura, redevenue petite fille, avec la voix de Marnie questionnant « Maman, pourquoi tu ne m’aimes pas ? », ses mains effectivement sales, mais pour d’autres raisons, enfin lavées, regagne sa chambre. À quelques pas (séparé par le couloir de Garde à vue ?), son père, dans sa propre chambre, fond en larmes, saisi d’un éclat de lucidité insoutenable, libéré de son démon familier pour mieux sentir la douleur insupportable de ses actes.
  

Il se rend dans la chambre de Laura, lui dit qu’il l’aime et l’embrasse sur le front comme seul un père peut embrasser sa fille, sa « princesse » (première occurrence du thème de Laura au piano). Tout le talent de Wise (revu au volant du surfait Dead End, qui tient là le rôle de sa carrière) se déploie en éventail dans cette succession d’états, de transes, d’élans contraires comme des particules au signe opposé (l’électricité fascine Lynch, ses défaillances surtout, sous la forme principale de l’éclairage stroboscopique). Le réalisateur fait preuve de finesse réaliste : la violence et l’amour jaillissent en courants antagonistes du même fleuve, tout, le meilleur et le pire, se déroule à l’intérieur d’une seule conscience (dans la série, mourant dans les bras de Cooper, Leland confiera qu’il subit les assauts de Bob depuis l’enfance, bouclant le cercle infernal). Laura lève les yeux vers son tableau réconfortant, puis plonge dans une autre toile, celle des Chalfont, atteinte comme le spectateur d’un film de Lynch du syndrome de Stendhal.
  


Elle rêve de la Black Lodge, y rencontre Cooper qui la met en garde contre la bague verte de Teresa. En une série de faux réveils successifs, elle voit aussi le cadavre d’une jeune femme s’adresser à elle, puis se voit elle-même dans le tableau et finalement en train de dormir. Au matin, dans la lumière diurne revenue, les mauvais rêves s’estompent. Les deux doubles renvoient à son identité fragmentée, flottante, comme la Julee Cruise d'Industrial Symphony No. 1, suspendue entre terre et ciel, à ses multiples visages et avatars ; ils annoncent aussi son trépas, comme en littérature (William Wilson de Poe). Prisonnière du tableau, de la Black Lodge, de sa propre maison (comme la femme sauvage de The Woman, livrée à l’éducation perverse d’un bon père de famille), Laura ne trouve comme échappatoire que la drogue (nous verrons ses autres expédients par la suite). Ce recours au rêve combiné à la satire rapproche Lynch de Craven, qui dans ses meilleurs films sait se faire l’observateur attentif des dysfonctionnements et des aberrations du rêve américain. Dans Les Griffes de la nuit, il montrait des ados mourant de peur (dont se nourrit Bob) dans des cauchemars où les poursuivait l’esprit d’un pédophile immolé jadis par leurs propres parents. Dans Le Sous-sol de la peur (réalisé un an avant Fire, avec deux acteurs de la série), il présentait une famille incestueuse et cannibale, symbole, poussé jusqu’à la farce noire, de la rapacité capitaliste déjà dénoncée par Stroheim. Quant à La Dernière Maison sur la gauche, il retournait le serment d’Hippocrate comme un gant pour mettre au jour la sauvagerie consubstantielle au cœur humain (le Lado du Dernier Train de la nuit en donnera une variation marxiste).

Ce dernier titre, le premier de son auteur, transposait La Source de Bergman, qui s’avère une influence majeure de Lynch. Non seulement Mulholland Drive devra beaucoup à Persona, mais Laura, version nocturne de la solaire Monika, se fait voler son journal comme la chambrière de Cris et Chuchotements – encore un titre parfait pour Fire – dérobait celui d’Agnes. Les deux œuvres cheminent ensemble dans leurs saisissantes explorations de la psyché féminine, d’une sexualité problématique et violente, dans leurs expérimentations formelles et narratives, dans leur imagerie où la trivialité recèle un point de passage vers la poésie noire du fantastique, le cinéma considéré comme un moyen d’enregistrement et un outil multimédia pour faire advenir toutes les réalités dans un même plan, sur un même niveau, mondes extérieurs et intérieurs cartographiés avec la précision et la versatilité d’un sismographe : mille expressions sur le visage d’un acteur, mille significations dans un photogramme. Fire peut aussi se lire comme une reformulation en couleurs du Septième Sceau : Laura aussi joue aux échecs avec la Mort, dans un univers à la fois très américain et médiéval, peuplé de nains, de démons, d’allégories christiques comme dans les romans de Chrétien de Troyes. La chronique de sa mort annoncée s’apparente à un chemin de croix, à un calvaire au sein d’un enfer mental. Mais une grande différence sépare les derniers regards des cinéastes. Bergman trouvera le salut à son angoisse métaphysique dans ses souvenirs d’enfance, dans la lanterne magique retrouvée de sa vocation ; Lynch perdra une dernière fois son héroïne (la Laura Dern de Inland Empire) immobile chez elle, puis renoncera au cinéma pour suivre des voies beaucoup plus discutables.  

Les affaires continuent à Twin Peaks. Bobby dérange Leo en plein nettoyage, un autre maniaque de l’hygiène à l’âme de suie, qui assène une gifle lourde et banale à sa compagne, parce qu’elles ne comprennent rien, parce qu’elles ne méritent que ça. Bobby croit au Père Noël qui lui fourguera sa neige dans l’inversion des valeurs familiales. Le soir venu, qui envahit peu à peu le film, Donna débarque en socquettes blanches et mocassins noirs chez Laura, blonde femme fatale (telle Sylvie Vartan dans L’Ange noir). « Où vas-tu ? – Nulle part et vite. » Laura fume, les mégots s’entassent dans le cendrier jouxtant une boîte en verre émeraude, devant sa photo au diadème, iconique et mensongère. Suivie par Donna l’apprentie détective, Laura s’éclipse au Roadhouse. Sur son front rougi par une enseigne en forme de revolver issue des sérigraphies de Warhol, la main douce de la Dame à la Bûche se pose et diagnostique un feu difficile à éteindre, attisé par le vent qui se lève ; toute bonté s’avère alors en péril, ajoute-t-elle. Fièvre intérieure à laquelle répond la fièvre extérieure du bâtiment, sur la vitre duquel Laura croise encore son reflet.
  

  • Velours bleu

À l’intérieur l’accueille et l’attend une chanson de Julee Cruise, qui parle de questions dans un monde bleu, qui synthétise le film et le contient tout entier, comme une goutte de parfum détient son essence. Dans une robe immaculée, comme celle de l’ange au final, sous un projecteur bleu, sur un fond rouge, telle Isabella Rossellini dans Blue Velvet, elle raconte la vie de Laura, semble s’adresser directement à elle par le jeu des regards et la magie du montage, rencontre intime de l’art et de la vie qui magnifie une expérience fréquente à l’adolescence, l’identité en mutation se reconnaissant dans les couplets et les refrains d’une chanson pop (le Roquentin de La Nausée ordonnait le monde avec un air de jazz). Laura pleure, comme pleurent les héroïnes de Jacques Demy (Lynch écrit aussi les paroles) et de Douglas Sirk, qui chacun traitèrent l’inceste des contes de fées (Peau d’âne) et le joug social (Tout ce que le ciel permet). Mélodrame, au sens littéral du terme, Fire combine drame et musique pour mieux affirmer le pouvoir scandaleux des larmes, émotion suprême qui met à nu plus sûrement que les pires débordements de la pornographie, eau salée qui sert de bain révélateur à tous les tourments.


Fassbinder, que nul ne peut accuser de sentimentalité, ni dans son œuvre et encore moins dans sa vie, ne s’y trompa guère, célébrant certains titres de Sirk. La noblesse du genre, comme celle du cinéma d’horreur, tient à sa violence émotionnelle, à sa cruauté chatoyante, exercée notamment sur des femmes, à sa lucidité presque aveuglante à travers les pleurs (ou le gore). Donna remplace Jeffrey en témoin désemparé de la déchéance de son amie. Mais plus courageuse que lui, inconsciente et armée du grand courage inutile de l’amour, selon la définition admirable de Luc Dietrich, elle ne se cache pas dans un dressing et décide de se mêler au jeu pervers de son amie, chanté par Chris Isaak dans Sailor et Lula. La crudité de Laura la transforme une fois de plus, en prostituée qui tient le gouvernail de son bateau ivre (et les testicules de son partenaire), avec des accents de défi qui annoncent les prestations d’Ashlyn Gere – dans le pilote de la série, Cooper et Truman trouveront dans ses affaires un magazine échangiste au titre évocateur, Flesh World. Elle sait bien pourtant que tout cela ne la conduira pas à Walla Walla, vignoble renommé de Washington, et assonance enfantine du Walhalla, le paradis nordique cité par les groupes de hard rock, dont Sailor et Lula ou Lost Highway draineront l’énergie bruyante. Le baiser lesbien que Laura et Donna s’échangent par procuration avec les étalons s’épanouira doublement dans Mulholland Drive. Dans un monde masculin à ce point létal, point de salut hors du saphisme ?  

Une chanteuse peut en cacher une autre, et l’on songe à Kylie Minogue se demandant Who Were We, dont les mots participent de l’interrogation identitaire de Fire, diamant a capella parmi la verroterie méta de Holy Motors (là encore, paroles de Carax) ou confessant ailleurs There’s a dark secret in me/Don’t leave me locked in your heart (Can’t Get You Out Of My Head), supplique de Laura à Leland, par une précieuse revenante des années 80 et une survivante blessée dans sa féminité. Ou encore à Lana Del Rey, à la mélancolie  sexuelle et glamour très lynchienne, qui reprendra Blue Velvet de sa voix blanche, héritée d’Astrud Gilberto, pour une enseigne de prêt-à-porter, avec un play-back empreint d’autodérision. Après ce pacte aux langues apparentes (comme dans un blue movie), le quatuor du Grand Nulle part passe une autre frontière, juste après celle du Canada, et se retrouve dans la Pink Room. Une lumière infernale tombe depuis des orifices au plafond sur des danseuses nues qui s’abandonnent au blues incandescent de Badalamenti, au motif répété ad nauseam en prélude au Grand Départ formulé par Jacques, qui fait mine de se suicider avec un doigt sur la tempe (un geste très kitanoesque). Ronette, prisonnière consentante de ce Sodome et Gomorrhe stroboscopique, aborde avec Laura les projets de chantage de Teresa, puis les deux filles s’accordent un cunnilingus dispensé sous une table par un mâle, ce que les Américains désignent par l’euphémisme de « sexe oral ».

Plus tard, dans le temps aboli et le présent itératif des Enfers, Laura, dans un instant de lucidité, aperçoit Donna en train de s’offrir en reproduisant la version de 1790-1791 du Cauchemar de Füssli, ce tableau hypnotique où un démon accroupi sur la poitrine d’une femme voisine avec un cheval blanc derrière un rideau noir (l’animal viendra hanter le sommeil de la mère). Une lettre du peintre adressée à l’oncle du modèle conviendrait dans la bouche de Leland, ou dans celle de Bob, s’il pouvait parler : « La nuit dernière, je l'ai eue dans mon lit – mes mains chaudes et serrées l'étreignaient – son corps et son âme ensemble ont fusionné avec les miens – j'ai déversé mon esprit, mon souffle et ma force en elle. Quiconque la touche maintenant commet l'adultère et l'inceste ! Elle est mienne, et je suis à elle. Et je l'aurai, j'espère... »
  

Hurlante, Laura se précipite pour couvrir les seins de Donna, et les filles prennent la fuite. Pour la transition vers le lendemain, Lynch utilise des plans de mégots, la pente escarpée d’une montagne, une excroissance moussue, sculpture naturelle entre la main tendue et la couronne de pieux, un ensemble lié à la peinture allemande, celle de Caspar David Friedrich. Si Lynch se montre romantique dans l’effusion des sentiments, l’individualisme singulier, l’intensité d’une conscience au bord de l’abîme, il puise aussi abondamment dans l’imagerie picturale du mouvement. En bon petit gars du Montana, il sait filmer une forêt, son mystère opaque, sa grandeur menaçante ; il lui suffit de branchages caressés par le vent pour nous faire sentir le souffle cosmique. Dans la maison verte de Donna qui avoue son amour, les filles s’étreignent, suscitant la concupiscence attendrie de Leland et réactivant le souvenir du couple Laura/Ronette entraperçu au motel avec Teresa. 



Suit alors un autre sommet de l’œuvre, la scène du feu rouge, préparée par la bande jaune fragmentée de la route, celle bientôt empruntée par Fred Madison (celle, aussi, qui ouvrait En quatrième vitesse d’Aldrich). Un camion transportant des troncs d’arbre (encore Lumberton, et bois dont on se chauffe) s’arrête pour laisser passer un vieillard en déambulateur (Alvin Straight ?). Tandis que Leland fait brûler son moteur, un manchot se range à sa hauteur et l’accable d’invectives : « Le fil sera rompu ! C’est lui… » Laura crie comme le personnage asexué de Munch, et Leland, et Mike.
  

La scène entrecroise la stase du feu de circulation et le vagabondage de la mémoire. Leland se souvient de Teresa, lui dit qu’elle ressemble tant à sa Laura (et surtout à Patricia Arquette), ses lèvres rouges et la fumée blanche de sa cigarette font surgir d’autres images fixes, celle de Lynch photographe, avec leurs modèles nus, maquillés et fumant. Il lui couvre les yeux, l’interroge sur sa propre identité, projette une partie fine avec ses amies. Un raccord son/image lui fait détourner la tête, appelé par Laura dans la voiture, assise du côté du mort : le passé et le présent de la diégèse se répondent, cousus dans la même étoffe du film. « Où va le monde ? » se demande le pauvre Leland, secoué par sa rencontre avec cet ange Gabriel amputé (comme un freak de Browning). Le monde va droit dans le mur, s’y écrase déjà, même moteur coupé.

Au motel, le père adultère et indigne abandonne son fantasme de plan à quatre, découvrant sa fille en tenue de travail (accoutrement repris pour l’étui français du DVD, taillé à la hache par les concepteurs artistiques de MK2). Il s’éloigne en se retournant, avisant le petit-fils Chalfont en train de sautiller sous son masque de médecin vénitien au temps de la peste (une lèpre plus mortelle ronge les esprits et les cœurs du film, aucun feu ne permettra d’en guérir). Sur la bande-son, Badalamenti lui-même chuchote The Black Dog Runs at Night, rime chantée au plan subliminal d’un chien noir aveugle qui aboie (dans Faust, Méphisto prend la forme d’un canidé pour se déplacer, comme la Chose de Carpenter).
  

Voici un grand moment d’hystérie sonore, une cacophonie très construite qui associe aboiements, bruit de moteur, klaxon et hurlements. « Tu es passé vendredi » finit par demander/affirmer Laura, et son père, après un premier déni, se ravise et trouve un prétexte pour confirmer l’inéluctable. La corde se resserre, le masque (bleu de Lou Reed) s’ajuste au vrai visage, soulignant les trais comme du latex : la gueule de Bob transparaît au travers des traits faussement rassurants de Leland. Lynch maîtrise parfaitement ces scènes paroxystiques, cet affolement du récit, des personnages et des flux charriés par le film. Comme les scientifiques du CERN construisant le gigantesque anneau souterrain de leur accélérateur de particules, il conçoit chaque long métrage comme un dispositif plastique, sonore et narratif pour entrechoquer des énergies contraires, des courants opposés qui se heurtent violemment. Si les chercheurs souhaitent atteindre les origines de la matière, faire l’archéologie de l’univers, le cinéaste s’approprie la démarche d’un autre voleur de feu, Prométhée, qui paya cher son audace de connaissance et de transmission.

Le film devient un laboratoire, un atelier où conduire de très étranges et limpides expériences, à mi-chemin de l’alchimie et de la nécromancie. Cronenberg considérait avec raison qu’un artiste se reconstruit au quotidien, assemble les morceaux épars de son œuvre organique, tel ce bon vieux baron Frankenstein condamné à se venger de la perte de sa bien-aimée dans la glace foulée encore par Carpenter dans The Thing. Mais s’il entend illuminer un monde jeté aux oubliettes de l’audimat par l’érosion du succès, s’il parcourt à nouveau un territoire qu’il connaît par cœur, cette fois en compagnie de Robert Engels au lieu de Mark Frost, Lynch le fait avant tout pour un personnage, une actrice et une femme, laissant le péché d’hubris à d’autres démiurges. Fire, avant de se lire comme un film de genre après un coup d’éclat télévisuel, le jalon d’une filmographie riche de dix longs métrages en trente ans, s’avère un cadeau de retrouvailles et d’adieu, un diamant noir offert à une fille au cœur brisé (comme la Julee Cruise de Industrial Symphony). Après les cris, les hurlements, ne reste que le silencio de Mulholland Drive.      

  • Cœur sauvage

8 h du soir : Laura fait le lien entre les univers reliés par la même bague verte, que portent Mike le manchot, le Man From Another Place et Teresa. Au salon, Leland en sueur se souvient de son meurtre à coups de bâton sur la nuque, après l’explosion de la télé, meurtre sale filmé avec sécheresse, souvenir introduit par la neige du téléviseur en écho à l’orage intérieur dans la chambre de Laura, qui interroge le plafond d’un « Qui êtes-vous ? » Un bourdonnement électrique signale la surchauffe des consciences (on peut presque voir Sheryl Lee en train de penser, de découvrir l’incroyable vérité). Une dose de poussière d’ange matinale, et Bobby le fournisseur donne rendez-vous à Laura dans la forêt, « à deux portes de chez toi ». Chez Lynch, non seulement les espaces se caractérisent par leur porosité, leur épanchement nervalien l’un dans l’autre, mais aussi par la terrible proximité du Mal, voisin de palier ou chef de famille.

Minuit dans la forêt, celle de Dante, dont le seul souvenir effraie, où Laura danse le twist, bourrée, hilare, à la lueur non des flambeaux mais de lampes torches qui reprennent l’effet stroboscopique. Laura réutilise les mots de son père : « J’ai trouvé une pomme de pin… une saleté. » Débarque l’adjoint du shérif, celui dont la caravane se trouvait à quelques pas de celle de Teresa dans le parc exploré par Desmond puis Cooper. Le Démon dans ma peau de Thompson dressait déjà le portrait-robot terrifiant d’un flic assassin (oubliez le téléfilm de Winterbottom, relisez l’autobiographique Vaurien, qui revient sur les sources réelles du roman). Laura crie et instille le doute dans l’esprit d’un Bobby hébété : « Tu as tué Mike », le grand gaillard à la chemise rouge qui la saluait avec Donna sur le chemin du bahut, caricature du footballeur américain bien trop sain pour une telle histoire. Bobby enterre son ami avec ses mains nues, comme Antigone son frère, avec la maladresse vaine d’un enfant armé. Au matin, Laura entrevoit James sur sa moto, sur la route déserte qui mène à sa Maison de l’inceste (dans Henry et June, Anaïs Nin écrit « Je suis la femme amoureuse de l’inceste ») – « Encore défoncée ? » De plus en plus, à vrai dire, matin et soir, comme Tony Montana amoureux de sa sœur. Leland offre dans un miroir un verre de lait (au Valium) à son épouse, de la même façon que Cary Grant apportait le sien à Joan Fontaine dans Soupçons. Il peut désormais allumer tranquillement le ventilateur aux grandes pales.


Sarah Palmer s’endort, une méthode d’apprentissage de l’allemand à la reliure verte (encore le romantisme) ouverte sur son soyeux pyjama rouge sang, cadrée comme le futur cadavre de sa fille, son alliance, comme celle de Leland, répondant à la bague verte.
  

Dans la chambre de Laura se déroule un ravissement, plaisir et kidnapping mêlés. Lynch retravaille le thème du vampirisme, comme Eastwood dans Mystic River (« Ce sont des vampires » tremblait Tim Robbins à propos des pédophiles). Dans le victorien Dracula de Stoker, Lucy Westenra, l’amie de Mina, désire et redoute le baiser mortel du Comte ; comme Laura, elle laisse sa fenêtre entrouverte. Bob, tel le vrai tueur de Scream, passe donc par cette entrée dérobée, entre le bureau de la lycéenne et… un radiateur, avec une démarche biaisée, rampante, à la Kinski (dans Nosferatu, fantôme de la nuit et ailleurs).
  

Lynch une fois encore fait preuve d’une inconfortable justesse, sans renverser les rôles, sans remettre en cause le statut de victime de Laura, mais en le nuançant d’un terrible désir pour son bourreau, s’expliquant par l’habitude (il la prend depuis l’âge de douze ans, confiait-elle à Harold), la culpabilité, le besoin de se salir encore plus, jusqu’à en mourir, parce que le corps d’une jeune femme exige sa part de jouissance, indifférent à la répulsion de l’esprit, et qu’elle la cherche avec James, Bobby et tant d’autres. 
       

La scène égale son double des Chiens de paille, qui débute par une lutte d’anciens amoureux, se poursuit comme une scène d’amour entre des amants réunis, puis s’achève en un viol par un étranger sous le regard du premier homme. Peckinpah fait-il l’apologie du viol, et Lynch celle de l’inceste ? De quelle myopie intellectuelle faut-il souffrir pour oser le soutenir ? Lynch montre une fille à la dérive fauchée dans sa puberté, qui ne peut jouir que dans le cadre pervers que lui impose son assaillant familier. Comme la Dorothy Vallens masochiste de Blue Velvet qui incitait Jeffrey au sadisme, Laura pratique et s’emprisonne dans une sexualité non pas déviante en soi mais dévastatrice car induite par une violence coercitive. Dans ce domaine comme dans celui de la drogue et de l’alcool, Lynch se garde bien d’un quelconque discours moralisateur – il filme une chute, certes, mais avec une compassion extrême, à la hauteur du désarroi, sans prendre les symptômes pour la cause du mal.

« Qui es-tu ? » demande-t-elle avec défiance, et la réponse insupportable du taciturne Bob – le visage de Leland remplace le sien, réponse éphémère à l’énigme existentielle – provoque un long hurlement. Le lendemain, les céréales au lait dans l’assiette de Laura ressemblent à la mixture au nom imprononçable dans le récit de Jeffries (qui lui aussi laissait une chaise vide). Les tremblements silencieux d’animal effrayé de Laura – comment vivre après cela ? Comment le formuler ? – la rapprochent de ceux de sa presque homonyme, Lara Belmont dans The War Zone de Tim Roth, autre grand film sur le sujet. Tout le jour se passe dans un vertige, celui du temps accéléré de la pendule, du thème de Laura distordu par les dissonances, celui qui semble la happer loin de sa chaise de classe. L’objet, vide, vaut un plan anxiogène, aussi puissant que son homologue de M le maudit. Elsie ne reviendra pas, et Laura non plus.
  

Le film devient réellement asphyxiant, à l’image du Sang du châtiment de Friedkin, autre plongée suffocante dans les ténèbres blanches de la folie et de la profanation. La révélation de l’identité de l’agresseur évoque encore le final de Chinatown, son grand déballage dans la rue, avec un John Huston abusant de Faye Dunaway, sa propre fille. Musicalement, le très beau thème d’amour de Jerry Goldsmith repose sur la même explosion lyrique à l’œuvre dans le morceau de Badalamenti. Bobby se sait manipulé mais, bon prince, donne sa poudre d’oubli à Laura. Elle rentre, sa mère ne voit rien, elle se drogue, boit, enfile ses bas noirs. Au moment de sortir également par la fenêtre, l’ange du tableau disparaît. Malgré ce mauvais signe, elle rejoint James pour leur dernière et poignante rencontre, qui module celle du début dans le  gymnase. Elle ne s’offrira pas ce soir, elle se moque de lui en imitant son ton plaintif, elle le gifle ; James sourit, paraphrasant Wilde : « On blesse ceux qu’on aime. » Avec le retour de son thème, Laura avoue son amour impossible, car il ne voit rien, lui non plus, car il ne la connaît pas. « Allons nous perdre », puis, les yeux au ciel, « Ta Laura a disparu. Il n’y a que moi. »
  

Laura, dans les ténèbres de Twin Peaks, éprouve une solitude insondable, digne de Gethsémani, ses sept derniers jours la conduisant à une mort atroce qu’elle sait, mieux que nous, inéluctable. Avec sa famille incestueuse (loin, très loin de l’inceste solaire proposé par Demy dans Trois places pour le 26 mais pas si éloignée des dynasties noires de Dune), son fatum, son chœur qui commente l’action (Julee Cruise, en femme de cœur), Fire brille aussi en grand film tragique. La scène d’adieux se clôt sur un doigt d’honneur, un baiser fougueux, un feu rouge grillé puérilement.

  • Autoroute perdue

Dans le chalet avec Jacques, Leo et Ronette, Laura coule un peu plus. Miroirs, rouge à lèvres et feu dans la cheminée : tous les attributs du pire film érotique. Le corps magnifique de Sheryl Lee, dévoilé par des sous-vêtements blancs et soyeux, arbore la bouche barbouillée de Laura, clown triste qui danse toute seule sous la pleine lune, oiseau en enfer comme celui en cage, au rythme du blues de la Pink Room. Leland surgit, met Jacques KO et Leo en fuite. Mike arrive, trop tard. Les retrouvailles du père et de la fille se font à nouveau sous le signe du hurlement, métaphore de l’empreinte indélébile laissée par les assauts de Bob, dont les victimes en viennent à utiliser le langage, le seul qu’il connaisse, le Mal contaminant leur gorge après leur sexe. Il emmène les deux filles ligotées dans la forêt, attelage hurlant et défait d’esclaves sexuelles.
  

Une sinistre voiture de chemin de fer désaffecté deviendra le tombeau de ces lucioles, où signer l’armistice (de la guerre intérieure de Laura) des mystères de l’Ouest (de la frontière de l’État de Washington, mais aussi d’une série qui présentait un duo d’agents très spéciaux, un nain maléfique nommé Loveless, une voiture ferroviaire et la nuit omniprésente dans le titre de chaque épisode) et, plus cruellement encore, le sarcophage d’un certain cinéma. Ronette prie : « Je suis si sale » et Leland/Bob pose un miroir devant Laura agenouillée. La neige télévisuelle parasite le film, le Nain hurle de terreur, les espaces se contaminent et se dérèglent. Leland à sa gauche lui montre les pages du journal, Bob à sa droite reformule les justifications du père sur leur identité respective. Puis soudain, tout se fige et se tait dans le silence d’une épiphanie : un ange s’élève, prélude au destin de Laura. Celle-ci, en plongée peu flatteuse, ressemble à Méduse autant qu’à une performeuse endurante de la San Fernando Valley, le visage souillé de sang, de larmes et de maquillage saccagé.


Leland jette Ronette délivrée hors de la voiture, tabassée hors-champ. Laura, elle aussi les mains libres, enfile la bague. « Ne me fais pas faire ça ! » hurle Leland, qui accuse sa victime de le contraindre à l’irréparable (Fire en dit plus sur ces liens que toutes les thèses universitaires). La bande-son irréaliste, proche de celle du final de Police fédérale Los Angeles, embrasé par un incendie dans l’antre du faux-monnayeur, va de pair avec une relecture du sacrifice d’Abraham. Leland, ganté comme Sutherland durant l’autopsie, se livre à un massacre dans un abattoir, la stroboscopie des écrans noirs alternant avec des flashes de violence pure, où l’oralité de la bouche ouverte ensanglantée de Laura reproduit celle de Teresa et la sienne en plein onanisme (explicité par celui de Diane dans Mulholland Drive). Le Requiem en ré mineur de Cherubini, composé pour ses propres funérailles, débute et se poursuivra sur le générique de fin, chœur masculin de tous ces hommes qui ne surent aimer Laura, qui la blessèrent, qui la profanèrent.

Finalement, elle expire, sa vie terrestre s’achève, son pendentif arraché comme un dernier outrage. Lynch filme sa mort  de son point de vue à travers la bâche, comme le héros du Vampyr de Dreyer assistait dans son cercueil vitré à son propre enterrement (un plan remonté pour le BR cite le sourire aliéné de Sybille Schmitz). Laura finit dans le même suaire que Teresa, sur l’eau calme de la nuit, bouclant la boucle avec le corps dérivant liminaire. Leland, un temps possédé comme sa fille chez Harold, s’approche d’une flaque et d’un rideau rouge, qui ouvre sur la Red Room. Qu’y voit-on ? Des zébrures au sol, éclairs figés qui rappellent la décoration de Eraserhead, la coiffure d’Elsa Lanchester dans La Fiancée de Frankenstein, la bipolarité du courant alternatif ; trois fauteuils en cuir noir, deux lampadaires, la statue antique d’une femme sortie des paysages métaphysiques peints par De Chirico ; enfin, un globe vert cerné d’un anneau saturnien, qui renvoie à la tristesse comme les poèmes du même nom de Verlaine. En lévitation, Leland, sous le regard du Man From Another Planet et de Mike, comme Frank et ses sbires spectateurs du play-back de Dean Stockwell sur Roy Orbison dans Blue Velvet, subit une opération à mains nues, qui le libère. 

Tandis qu’un rocher immobilise la dépouille flottante de Laura, le petit homme exige sa ration de « garmonbozia » (douleur et chagrin) : le néologisme de Lynch évoque la terreur et la pitié théorisées par Aristote dans sa Poétique en bases de la catharsis, purgation de passions vitales mais trop douloureuses dans la « vraie vie » et donc transposées, épurées sur la scène de la tragédie grecque. Puis il enchaîne sur deux plans : le premier, inversé comme chez Cocteau, montre une bouche en train d’avaler une cuillère de maïs (nourriture évoquée par Mike dans la scène du feu rouge) ; le second nous fait entrevoir, peut-être, le visage d’un animal, déjà présent sous le masque du petit-fils Chalfont, adéquat dans le bestiaire cauchemardesque et boschien du film. Sur la grève, une main découvre le visage bleuté de Laura, Ophélie glacée très différente de la version végétale de Millais, qui renoue brièvement avec la série (s’ouvrant aussi par la fugue psychogénique de Ronette, annonciatrice de celle de Pete dans Lost Highway et de Diane dans Mulholland  Drive).
  

  • L’Histoire directe

Le meilleur reste à venir, dans une inoubliable coda en forme d’assomption. De nouveau dans la Red Room, la main droite de Cooper posée sur son épaule, dans une proximité qui conjure celle de Leland, Laura vit sa dernière incarnation, en star glamour de l’âge d’or d’Hollywood, fantôme d’un cinéma perdu, celui de Rita Hayworth dans Gilda (ressuscitée dans Mulholland Drive), celui de Gene Tierney dans Laura de Preminger. Le final hyperbolique de Mission impossible puisait son ivresse dans la foi totale des pouvoirs du cinéma, lieu de tous les dépassements, de toutes les vitesses, des combats antédiluviens remis au goût du jour de la technologie, train déchaîné lancé à la conquête d’une série et du monde des images numériques, osant réécrire le sacrifice d’Abraham avec un père truqué/truqueur, au cours d’une opération à la taupe significativement nommée Job, et prolongeant le dernier plan de La Mort aux trousses. Le film funèbre de Lynch fait entendre au contraire l’élégie du cinéma, immobilisé, à l’abandon, accessoire dont plus personne ne veut, art du vingtième siècle finissant usé par trop de déraillements, mais combattue de l’intérieur par la réussite absolue de l’œuvre, d’une perfection et d’un déchirement comparables à ceux de Sueurs froides.

Le projet surhumain de Lynch – ranimer une morte, revitaliser un cinéma à l’agonie – devient, miraculeusement, réalité, film qui tient debout tout seul, et de quelle façon, sans les béquilles charmantes d’une série. Avec dans sa main la carte rouge de la reine de cœur, Lynch réussit tout, insolemment pour ses détracteurs, ses émules, ses imitateurs, ses exégètes : un grand film d’horreur, un grand film de femme, un grand mélodrame, un grand film religieux sur le tabou et le sacré qui ne s’abaisse jamais au prosélytisme (Friedkin coupa un dialogue entre deux prêtres dans L’Exorciste, pour ne pas faire du film « un tract pour l’Église catholique », puis le réinséra dans la version « intégrale » actuelle). L’inspiration religieuse court tout au long de l’œuvre d’un homme élevé dans la foi presbytérienne, riche en trajectoires christiques ou messianiques (celles de John Merrick ou Paul Atréides), en personnalisations d’épisodes ou de figures bibliques (Eraserhead reprenait le sacrifice d’Abraham, Fire la sainte pécheresse et la femme « innombrable », Marie-Madeleine), découvertes et combats avec le Mal (toute la seconde partie de l’œuvre, de plus en plus noire, avec l’exception radieuse d’Une histoire vraie, traduction sereine de la parabole du fils prodigue). Le feu du titre pourrait dès lors se lire comme celui de la colonne guidant l’Exode, marchant avec lui (13 : 21-22). 

Laura lève les yeux vers Cooper, son ange gardien civil. Une tristesse immense voile son regard, et le film, épousant sa léthargie, passe au ralenti, pour ne pas la quitter déjà. Les premières notes du dernier thème de Badalamenti, The Voice of Love, s’élèvent (il fermera l’album éponyme de Julee Cruise). Un dernier effet stroboscopique réveille Laura, l’extraie de l’engourdissement de sa tragédie, revenue de tout. Un ange apparaît, son ascension répondant à la lévitation de Leland, le pantin de Bob. Cette épiphanie en miroir de la présence de Cooper assure à Laura une protection redoublée. Elle reprend aussi la figure de l’ange évanoui (tel l’agent Desmond) sur le tableau de sa chambre. Laura le reconnaît, cet ange au féminin, opine de la tête et se met à pleurer, pour la dernière fois, et à sourire, puis à rire à gorge déployée (Sheryl Lee parvient miraculeusement à concilier ces deux expressions, épiphanie à elle seule). 


Ni purgatoire (un concept absent du protestantisme) ni paradis (Bob veille certainement dans une autre pièce de la Black Lodge, il tua et tuera encore), la Red Room (bien plus sexuelle dans La Motocyclette de Mandiargues) s’apparente à une salle de cinéma – Laura éclairée par le faisceau bleu de l’écran, spectatrice aux anges – où elle contemple sa pureté perdue et rendue dans le mystère de la grâce. Lynch, comme le Cassavetes de Gloria (in excelsis Deo), aime trop son héroïne pour l’abandonner au trépas ; il lui offre une renaissance, une jubilation – une extase, en langage religieux, qui mêle et abolit les états contradictoires, qui résout la crise de foi (dans le monde, dans le cinéma) par la preuve indubitable de la lumière (celle d’un ange, celle d’un projecteur). L’iconographie religieuse retrouve l’enfance et la peinture et les fantômes des images, de toutes les images.

Ce final, au-delà de l’infini, comme l’odyssée intérieure du Bowman de 2001, l'Odyssée de l'espace, dans le salut qu’il accorde au personnage principal (le mot rédemption conviendrait pour l’expiation d’une faute, or Laura ne commet aucun crime, sinon contre elle-même, en un suicide différé acté par le meurtre paternel), prolonge celui du Pickpocket de Bresson (Michel terrasse le Dragon du vol et retrouve Jeanne (d’Arc ?), son bon ange, incarné par Marika Green, la future tendre amie de Sylvia Kristel dans Emmanuelle). Schrader, qui considérait ce film comme un chef-d’œuvre absolu, signera le scénario (amputé du troisième acte, ce qu’il ne pardonna jamais à De Palma) d’un autre grand film lyrique, Obsession, réflexion sur l’œuvre d’art comme palimpseste et récit proustien d’un inceste lumineux, conclu par un travelling à 360° sur une valse chorale de Bernard Herrmann, immortalisant par un arrêt sur image l’exultation du père et de la fille enfin réunis. L’avant-propos du film de Bresson semble idéalement résumer Fire, à l’exception du sexe du héros : « Ce film n’est pas du style policier. L’auteur s’efforce d’exprimer, par des images et des sons, le cauchemar d’un jeune homme […] cette aventure, par des chemins étranges, réunira deux âmes qui, sans elle, ne se seraient peut-être jamais connues. » Elephant Man proposait déjà une fin lyrique avec le suicide de John Merrick sur l’Adagio de Barber. Humanité, pureté, éternité, ne peuvent advenir que par un sacrifice ultime, terme de la vie et de l’histoire, dans l’écrin du lyrisme. Laura porte la main à son pendentif, cœur sacré du film qui bat à l’unisson de celui du spectateur. Dans Eraserhead, la Dame du Radiateur chantait qu’au Ciel, tout va bien (reprise par Pixies, pour les fans). Camus, dans Le Mythe de Sisyphe, jugeait le suicide le « seul problème philosophique vraiment sérieux » : comme celui qui roule inutilement son rocher quotidien, avec pour seul trésor la sensualité du monde, il faut imaginer Laura heureuse, délivrée, protégée, aimée enfin. Dors en paix, ma chérie.

Le dernier plan du film : un arrêt sur image du visage de Laura émergeant d’une brume bleue, en réponse au tohu-bohu initial de l’image télévisuelle. Sur la poursuite du requiem, elle nous regarde, comme nous regardaient Gelsomina/Giulietta Masina dans La strada (n’oublions pas les larmes d’Anthony Quinn éprouvant la perte de la pureté, recouvrant in extremis son humanité) et Harriet Andersson dans Un été avec Monika. Le quatrième mur qui nous sépare de la fiction frémit comme un rideau bleu ou rouge et le regard caméra rencontre le nôtre, le reconnaît fraternellement. Lynch, comme dans Blue Velvet, ne sacrifie pas à la convention de la fin heureuse mais accorde à son héroïne (et à son actrice) l’éternité fragile de la pellicule (l’édition MK2 comprend une relique fétichiste de la liturgie, de la cérémonie secrète du film : un morceau de copie numéroté !). Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, comme la femme du Rêve familier de Verlaine, Laura nous sourit à jamais, renaissante vingt-quatre fois par seconde, marchant vers sa mort malgré notre amour et celui de Donna, puis la dépassant. 


  • Route de Mulholland

Au terme de son voyage au bout de la nuit, à la fin de ce film constamment éprouvant, souvent bouleversant, où l’on pleure beaucoup et qui fait beaucoup pleurer (aveu sans honte de l’auteur de ces lignes), une scandaleuse vérité se fait jour, nimbée du « Soleil noir de la Mélancolie » : tous nous allons mourir, moi qui écris, vous qui lisez, tous nous allons pénétrer dans le miroir des fantômes. Une partie du ressentiment critique et public s’explique par cette frontalité de notre mortalité, que Lynch nous assène dans une tragédie « dont le héros est le Ver conquérant » pour citer Poe après Nerval. Face à cette évidence, face à la démonstration quotidienne de la férocité du monde, face à la perte irréversible de ce que nous aimons (qui ne connaît une Laura, dont les traits se confondent avec le visage volé d’une mère, d’une sœur, d’une amie ou d’une amante ?), il faut faire de grands films qui nous réconcilient avec nous-mêmes, avec la nuit claire de notre âme, ou bien fonder une religion – Nietzsche, dans les fragments de La Naissance de la tragédie, déclare que parvenu à un certain seuil de lucidité, on ne peut devenir qu’artiste ou prêtre.

Depuis la création de sa fondation en 2005, Lynch choisit de faire la promotion de la Méditation transcendantale, renonçant au cinéma. Sur un site effarant, il passe en revue les « populations à risque » : écoliers, militaires, femmes, Amérindiens, sans-abri, prisonniers et Africains [sic] et compile les témoignages ravis de tous les adeptes, avec un seul mot d’ordre (la Paix Mondiale et l’Éducation basées sur la Conscience) et un unique slogan (Le changement commence en-dedans) ; les dons vont de 25 à 1000 dollars (et plus). Un documentaire, David et les yogis volants, montrait récemment le vrai visage de l’organisation, déjà portraituré par Kubrick dans son testamentaire Eyes Wide Shut avec la Scientologie, la face abjecte des pharisiens de toutes les époques. La série se terminait par un reflet, comme Cruising : Cooper découvrait Bob dans le miroir, ennemi intime qui attend de surgir de l’autre côté, de prendre possession du corps des jeunes filles et de l’esprit malléable des enfants ou des adultes dans les ténèbres de leur vie. Les visages de Laura et de Bob ornent la même pièce, et aux chansons d’amour à fendre le cœur offertes au hasard d’une rencontre font écho les mantras individualisés chèrement vendus. Où va David Lynch ? Loin, trop loin de Laura, de son cinéma précieux et vivant, autant que celui de Pialat, autre transfuge célèbre de la peinture, et nous pouvons décider, cette fois-ci, de ne pas le suivre.

  • Empire intérieur

Mais ne quittons pas Laura, pas encore, pas tout à fait. La révolution copernicienne du cinéma de Lynch, sa féminisation opérée à partir de ce pivot, donne la trilogie noire Lost Highway/Mulholland Drive/Inland Empire, labyrinthes allégoriques, boîtes de Pandore ouvertes par des femmes pour les supplices et les délices des aficionados de « l’œuvre ouverte » façon Eco. Dans chacun l’on peut entendre, parfois assourdissants, « les soupirs de la sainte et les cris de la fée » (El Desdichado) de Laura. Et le feu qui la dévorait brûlera aussi Alvin dans Une histoire vraie, mais sous la forme d’un traumatisme de guerre et d’un périple pour se réconcilier avec son frère, parce qu’il ne reste finalement que la famille à ce vieillard magnifique. On chercherait vainement la texture de cet univers dans les produits inoffensifs de la petite lucarne ou du grand écran. Ni le roublard et conservateur American Beauty, ni les sucrées et gay friendly Desperate Housewives ne rivalisent avec le film-monde de Lynch (ironiquement, Sheryl Lee interpréta le rôle de la défunte narratrice dans le pilote non diffusé).

Tournons-nous une fois encore vers De Palma pour repérer des harmonies. Une femme en détresse hante son cinéma, avec une incarnation iconique dans Carrie au bal du diable (Piper Laurie comme un double inversé de Ray Wise, pour un effet aussi désastreux). Sa propre trilogie Outrages/Le Dahlia noir/Redacted retravaille le motif de la femme avilie, suppliciée, démembrée ; les deux derniers films s’achèvent sur cette image insoutenable. Dans Redacted, très grand film sur la guerre, les différents régimes d’images virales, la violence et l’altérité généralisée – un film pour aujourd’hui, par conséquent, qui entretient une vraie proximité formelle et thématique avec Fire, et foudroie autant, pour d’autres raisons –, De Palma pousse le vice ou l’inconscience jusqu’à monter son diaporama final de foire des atrocités, inspiré de YouTube, non sur le requiem de Cherubini mais sur un extrait de Tosca, conférant à un fait divers plus que sordide la noblesse mélodramatique du bel canto (et le spectateur sidéré de se sentir dans la peau d’Alex pour Orange mécanique, bombardé d’ignominies tressées à du Beethoven).

Le lien de l’opéra relie aussi les deux œuvres. Laura s’accorde avec l’héroïne de Puccini, proie sexuelle victime des apparences, se suicidant en se jetant d’une tour du château Saint-Ange, mais encore avec la Norma de Bellini, qui finira au bûcher après une invocation à la lune (celle du chalet orgiaque ?), qu’Eastwood utilisera dans son propre mélodrame, Sur la route de Madison. Le film de Lynch, exemple parfait d’art total, qui mobilise toutes les formes d’expression artistique et convie tous les sens du spectateur, peut s’écouter comme l’un des arias de ces opéras féministes, la plainte d’un cœur brisé, la symphonie naturelle d’un Petit Chaperon noir convoité par un ogre. Le conte de fées (pour adultes, pas l’ersatz de Disney), l’opéra, le cinéma – tout conspire à inscrire Fire dans le mythe, réceptacle de forces, d’histoires, de personnages à la fois extraordinaires et spéculaires, plus grands que la vie et voisins de quartier, presque trop puissants et instables pour lui, ruban de rêves de cent trente minutes, merveilleux train électrique (Welles) et bien sûr train fantôme. Un miracle n’arrivant jamais seul (comme un malheur), le destin de Laura la libère de sa captivité en lui ouvrant la Red Room, et le film parvient à contenir toutes les forces, les histoires, les personnages et les significations du mythe à l’intérieur de lui-même, comme un réacteur où s’opère la fission nucléaire du feu atomique, et tout autant comme une bouteille qui attrape la foudre, pari insensé, dangereux et exaltant tenté avec réussite par le photographe de Femme fatale.

Le dieu de la Genèse met une semaine pour créer l’univers ; Lynch érige son monde en sept jours – un commentaire composé rédigé en cinq, pour célébrer un poème au goût de cendres, peut-il épuiser une œuvre elle-même épuisante de richesse et d’intensité ? Certainement pas et tant mieux. La porte du tableau (ou le rideau de la Red Room) ouvre sur une multitude de pièces de couleurs différentes, comme dans Le Masque de la Mort Rouge. La lecture maternelle de Michel Chion dans sa monographie du cinéaste, sous influence des travaux de Françoise Dolto, ne nous convainc guère, sans doute parce que nous croyons davantage au film et au cinéma qu’à l’inconscient et à la psychanalyse. Dans le miroir démultiplié de cette dame de Twin Peaks, et non de Shanghai, chatoient toutes les Filles du feu et mille autres rôles et actrices chers à notre cœur, parmi lesquels la Belle platine et sa Bête de cinéma (Fay Wray dans King Kong), la Phoenix du Phantom of the Paradise (Jessica Harper, qui sourit également à la fin de Suspiria), La Femme flambée de Robert van Ackeren (Gudrun Landgrebe en maîtresse SM), l’incendiaire Renée Soutendijk du Quatrième Homme de Verhoeven ou Theresa Russell, encore, dans La Putain, en pionnière de la télé-réalité.

Retour à la télévision : l’épisode La Tête ailleurs du Mentalist vient de relire Les Aventures d'Alice au pays des merveilles de Lewis, Jane, ce dandy inconsolable obsédé par le Rouge, qui sourit pour ne pas pleurer (et porte le gilet de Jim West), retrouvant sa fille défunte grâce au poison de la belladone, qu’il décide de reprendre en toute conscience à la fin, pour revoir encore Charlotte qu’il suppliait de revenir. Laura aussi se droguait, avec de la poudre, de la bière, du sperme, pour échapper à l’insupportable réalité (en modèle d’héroïne romantique et d’enfant abusée). Paul Atréides quêtait l’épice visionnaire, et les cinéphiles développent avec plaisir une accoutumance aux images, addiction incestueuse dans le cas des réalisateurs autrefois critiques. Avec ce film-somme, Lynch revient à Philadelphie, où il vécut, et à Missoula, où il naquit, pour de nouveaux départs vers son Amérique intérieure. Il y peint avec un amour inflexible les métamorphoses et le destin d’une jeune femme dont l’origine remonte à bien plus loin que la peinture, la musique, la littérature ou le cinéma.

Nous connaissons cet animal croisé au détour du titre d’un film d’Alain Tanner avec Bulle Ogier, nous savons qu’il se nomme salamandre, qu’elle vit dans le feu et meurt s’il s’éteint, qu’elle constitue un symbole important en alchimie et en héraldique. En elle fusionnent l’un des quatre Éléments et la foi incorruptible. Mais elle sécrète encore un poison mortel, qui fait penser au charme vénéneux du film de Lynch et du cinéma que nous aimons, à des années-lumière du parc d’attractions du cinéma contemporain, royaume des aveugles, des fausses gloires et des petits malins, cinéma post-moderne et cinéma karaoké, maillon supplanté par l’économie du jeu vidéo dans la chaîne numérique qui emprisonne les imaginaires et les consciences, dans la guerre douce du virtuel. Il faut donc fréquenter les foyers d’insurgés qui mènent une guérilla sans merci dans son sillage, ces quelques rares francs-tireurs pour lesquels le cinéma, au-delà du formatage, du support (Inland Empire tourné en DV, comme les derniers films de Cavalier, Miller et Brisseau, tous cinéastes parfois assez proches de Lynch), de la politique ministérielle et des perfusions étatiques ou privées, s’avère réellement un art du feu, pour qu’il marche avec nous. Car nous n’ignorons pas que les morts ne reviennent qu’au cinéma ou dans les romans (avec les conséquences terribles de Simetierre), dans notre mémoire défaillante et dans nos yeux qui fatiguent. Quelque part entre Ciel et Terre, reine sans diadème du cinéma, Laura nous sourit.

La Morte nous attend : on la rejoindra vite.   
   

Commentaires

  1. Un article nourrissant et incomparable et si peu de commentaires, est-ce là la dure loi pour qui souhaite éclairer la lanterne du cinéphile moyen qui ne se pose guère de question ?
    Je rêverai donc d'un bel ouvrage de qualité qui rassemblerait le must de vos billets favoris et qui serait accessible à de vrais amateurs qui sachent accepter de faire le travail de lecture et d'écoute de la musique intime qui se dégage de l'oeuvre patiente, diligente action d'un critique de cinéma à l'âme artiste autant que passionnée ...

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    1. Merci pour votre présence, patience, bienveillance.
      "Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre" affirmait Mallarmé ; si cet item existait, je vous l'offrirais volontiers...
      Je sais pourquoi et pour qui j'écris, ceci, pour l'instant, me suffit.

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    2. Très émue, merci de tout coeur pour votre franche réponse qui trouve écho sensible en mon âme...

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    3. https://www.youtube.com/watch?v=NrgcRvBJYBE

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