Entre Ciel et Terre : Le Cinéma de Julien Duvivier


Nous admirons depuis longtemps Julien Duvivier, et nous trouvons en bonne compagnie, puisque Renoir, Welles ou Bergman le prisèrent également. Ce survol d’une filmographie riche de soixante-dix titres environ, étalée sur cinquante années, en soulignera quelques caractéristiques essentielles.


Notre rencontre avec le cinéaste lillois, au père marchand de chaussures, à la réputation de despote, honni par les critiques-réalisateurs des Cahiers du cinéma (même si Truffaut se montrera nuancé sur certains titres, dont Voici le temps des assassins, qui cite curieusement Rimbaud) mais réputé à l’étranger, collectionneur d’échecs ou de succès commerciaux, au nom, semble-t-il, à jamais lié au cinéma français des années 30, dont Jean-Pierre Jeancolas disait justement qu’il dura quinze ans, et auquel la Cinémathèque française consacra un rétrospective en 2010 (avec une bonne présentation du passionné Jean-François Rauger) – notre découverte de Duvivier, donc, se fit, comme pour beaucoup de cinéphiles de notre génération, sans doute, « exilés » en province, par le biais d’un ciné-club télévisuel bien connu (rendons grâce au sieur Brion). Nous pûmes ainsi faire la connaissance d’un univers, d’une personnalité, d’un regard sur les êtres et le monde – d’un auteur, par conséquent, qui résonnèrent immédiatement avec notre propre sensibilité, notre goût et notre appréhension de l’existence. Avec De Palma, Cronenberg, Friedkin, Kubrick, Melville, Tarkovski et quelques autres, que l’on citera une autre fois, Duvivier demeure l’un de nos « pères de cinéma », parmi les plus fondateurs et les plus attachants (un cœur tendre sous un visage aigu, confessait d’ailleurs Danièle Delorme).


Ce qui nous séduit d’évidence chez lui ? Pour répondre comme Céline, qui en affirmait l’importance face aux histoires que tout le monde possède, le « misérable tas de secrets » de Malraux, souvent fouillé par notre réalisateur, avec l’acmé de Panique, évoquant en effet l’écrivain de Mort à crédit : son style, sa façon unique de cadrer une scène, de monter une suite d’événements jusqu’à, souvent, leur point de rupture, le dénouement malheureux venant parachever la fable noire, le conte moral et métaphysique du film. Duvivier, qui débuta au théâtre, en régisseur d’Antoine (lui-même cinéaste intéressant, amateur au sens noble du terme, et expérimentateur, ouvrant la voie à un Grémillon, par exemple), sait vraiment filmer, quand tant d’autres de ses confères, passés ou contemporains, se contentent de mettre en scène, d’enregistrer, avec une infatigable platitude, des romans photographiés issus de la poussière du dix-neuvième siècle (Welles disait que le milieu pullulait d’imposteurs). Un plan, et un long métrage, de Duvivier, se reconnaissent « au premier coup d’œil », bien que tous ne dénotent pas la stylisation intérieure, l’espace mental du personnage, comme peuvent le faire Un carnet de bal ou La Tête d’un homme, avec leurs axes obliques à donner le mal de mer. Cette expressivité des images et du cadre, Duvivier la tient peut-être d’Eisenstein et des formalistes russes, plus certainement de l’expressionnisme allemand et nordique, courant en filigrane de toute son œuvre – à l’instar de Hitchcock – et particulièrement dans La Charrette fantôme (déjà lu par Sjöström), son émouvant Marianne de ma jeunesse (qui existe aussi en version germanophone, tournée en simultané, suivant la pratique du temps) ou les adaptations de Simenon (Panique paie sa dette au Frankenstein de Whale, lui aussi débiteur du Cabinet du docteur Caligari, avec la scène du lynchage, antisémite ou « monstrueux », en coda des deux titres).



De la période muette de Duvivier, nous savons d’ailleurs peu de chose, sinon qu’elle s’ouvrit sur un mélodrame financé par un fabricant de moutarde (!), Haceldama ou le Prix du sang, premier titre de sa longue filmographie, qu’elle comporte une première version de Poil de Carotte (là encore, comme Hitchcock, Duvivier ne rechigne pas à « s’auto-remaker »), un film tourné en Allemagne, justement, quelques autres, apparemment d’obédience fantastique, et une ou deux hagiographies, reprises plus tard, sous une autre forme, dans les intéressants Golgotha (Le Vigan en Jésus et Gabin en Pilate, double gageure réussie !) et Le Petit Monde de don Camillo (Fernandel s’adressant à un crucifix grandeur nature, homme seul dans le petit village, presque perdu dans ses glossolalies et une inondation transposant le Déluge). La décennie, l’apprentissage du métier et de la ville (lisez le beau roman autobiographique de Luc Dietrich, à la candeur violente pas si éloignée que cela de notre cinéaste), s’achèveront toutefois en beauté avec Au Bonheur des Dames, modèle d’adaptation et aboutissement formel qui résonne parfois avec le cinéma de Vigo (Dita Parlo, immédiatement attachante, et le plongeur de La Natation par Jean Taris en trait d’union), récemment découvert sur ARTE, dans une belle version restaurée, à la partition remarquable signée Gabriel Thibaudeau.


Le style fait l’homme, on le sait, et celui de Duvivier sert des histoires souvent très noires, un désespoir trop régulier pour participer d’une mode (ce défaitisme populaire, bien plus psychologique que politique, reproché par Renoir au Carné du Quai des brumes), une amertume trop présente jusque dans les comédies (Le Petit Monde de don Camillo mais aussi La Fête à Henriette, étonnant exercice méta sur deux scénaristes tissant et défaisant le destin de leurs personnages, auquel Guédiguian rendra hommage dans À l’attaque !) pour relever de la pose. Si les films reflètent leur époque, ceux de Duvivier portraiturent une France qui n’existe plus et perdure encore, dans sa camaraderie, sa lâcheté, où une promenade chantée au bord de l’eau, dans La Belle Équipe, inverse la fête foraine glaciale des amants condamnés à la fin de Panique. Cette noirceur, on la retrouve dans Le Corbeau ou Manèges, bien sûr, mais elle provient avant tout du regard que le cinéaste porte sur le monde et la « nature » humaine, tant les films reflètent également leur réalisateur (et scénariste, l’occasion de saluer les collaborations de Duvivier avec les précieux Spaak, Jeanson et Barjavel). Dans une lumière contrastée, toujours expressive, souvent en noir et blanc, signée par de grands chefs opérateurs – au hasard, Kruger, Burel, Hayer ou Alekan –, sur les notes d’un Maurice Jaubert (belle « valse grise » de Un carnet de bal), d’un François de Roubaix (le thème trop rapide, telle la voiture, de Diaboliquement vôtre) ou les ritournelles d’Alessandro Cicognini pour le prêtre herculéen, le petit théâtre de la cruauté se déploie, fait retour, accorde à l’œuvre, dans sa diversité, sa polymorphie déplaisante pour les tenants de « l’auteurisme », une vraie cohérence, la signature reconnaissable d’un homme qui, juché sur son tabouret surélevé, dévisagea le monde et les êtres (combien de gros plans iconiques dans ce cinéma et celui de l’époque ?) sans une once de complaisance, ni dans la grandeur, ni dans la bassesse.

Duvivier, comme Poe, préférait les individus aux foules, et ses fables cruelles abondent en groupes qui se déchirent ou en solitaires promis à l’échec, voire à la violence (ou à l’exil, dans le cas de Camillo). Plusieurs titres reposent sur un dispositif masochiste visant à détruire l’équipe, pas toujours belle, ou alors en apparence, seulement, du début (De Palma, s’affranchissant de la TV, usera du même stratagème dans Les Incorruptibles et Mission impossible). Les Cinq Gentlemen mauditsLe Paquebot TenacityLa BanderaLa Fin du jour (l’un des témoignages les plus justes sur ce qui vient après la gloire, ou la célébrité), Marie-Octobre (impériale Danielle Darrieux), proposent ainsi des portraits de groupes condamnés à se fissurer, à imploser sous les tensions internes et le poids de l’environnement (une maison de retraite pour comédiens) ou du passé (la réunion des anciens combattants pour démasquer le traître). Une autre veine peint des héros aux prises avec leur solitude et le prix à payer, parfois mortel, pour vivre dans la collectivité : comment oublier les itinéraires souvent christiques de Gabin, Simon, Marie Bell ou Vivien Leigh (superbe adaptation d’Anna Karénine), les deux derniers corrigeant une misogynie superficielle, tant notre cinéaste se méfie autant des hommes que des femmes, même si Viviane Romance, l’une des actrices de cinéma les plus sensuelles, avec Kim Novak, Stefania Sandrelli ou Michèle Morgan dans Les Orgueilleux, donne corps, de façon inoubliable, dans son diptyque avant et après la guerre, à une garce absolue.

En cinéaste formé au muet, à l’instar de Lang ou Hitchcock, Duvivier sait toute l’importance du son, de la voix, de la musique, isolés ou collectifs. On donnera pour seul exemple la scène poignante de Pépé le Moko, où Fréhel écoute sa propre interprétation d’une chanson sur un gramophone, intense moment de nostalgie et de mélancolie, qui renvoie la chanteuse à son passé, à l’image et au corps de ses années de jeunesse, et excède le costume du personnage pour interroger directement la femme l’interprétant, à l’unisson du spectateur qui la contemple. Le dynamique Allô Berlin ? Ici Paris !, l’un des premiers films parlants, reliait par le téléphone – comme aujourd’hui par Internet – ses amoureux nationaux, avant leur rencontre « incarnée ». Dans Marianne de ma jeunesse, la partition de Jacques Ibert, et l’usage du ralenti, contribuaient à créer l’onirisme brumeux et funèbre du film, l’un des plus aboutis de son auteur, bien plus qu’une relecture du Grand Meaulnes à laquelle on le réduit parfois. Quant à la voix onctueuse de Jean Debucourt, Roderick Usher pour L’Herbier, entre autres, elle répondait – au sens liturgique du terme – aux états d’âme de Fernandel, le seul à l’entendre. Contrairement aux pleureuses contemporaines de l’art muet, jamais silencieux grâce à un disque ou un piano en direct, ce cinéma démontre aussi la valeur du son, sa dialectique avec l’image, pour contribuer à faire de celui-ci un art autant visuel qu’audio (Duvivier expérimentera constamment, utilisant même une caméra cachée pour Boulevard avec Léaud !).



La voix de son maître, donc, ou plutôt d’acteurs légendaires, à demi oubliés aujourd’hui – le sort de tous les fantômes du cinéma au bout d’un certain temps ? –, desquels se détachent de fortes personnalités, d’inoubliables visages, appartenant à Harry Baur, colosse fragile (David Golder mais aussi Poil de Carotte), Marie Bell, mélancolique et Pierre Blanchar, damné (Un carnet de bal), Marianne Hold et Pierre Fresnay, frémissants (Marianne de ma jeunesse), Gabin, anti-héros viril vraiment romantique (qui trouvait « cucul » la romance de Pépé le Moko !), Jouvet, impitoyable (La Fin du jour), Danielle Darrieux, hautaine (Marie-Octobre), Catherine Rouvel et Senta Berger, si sensuelles (Chair de pouleDiaboliquement vôtre) ou encore Raimu (patriote dans Untel père et fils) et Delon (Le Diable et les Dix Commandements, puis amnésique et en couple avec la belle Senta), rencontrés trop tard et presque par effraction, si l’on compare à Pagnol ou Melville. Si, en plus de mentir, comme le rappelait Prévert, tous les génériques de film finissent par devenir des nécrologies, par la force des choses et du Temps conjuré par/au cinéma, retrouver tous ces noms, ces corps et ces talents, fait partie du charme de la filmographie de notre réalisateur, figures tutélaires familières et distantes, aréopage bienveillant, intime et à jamais hors d’atteinte, perdu hors de la projection ou du visionnage.



Comme tous les réalisateurs, même si la plupart d’entre eux l’ignore (et les pires ne le soupçonneront à aucun moment), Duvivier filmait des fantômes en devenir, des morts offerts aux vivants (spectateurs contemporains ou futurs), et la question revient sans cesse dans sa filmographie, habitée par une sombre inquiétude métaphysique, pas seulement sur le Mal, satanique pour rire ou dans sa hideuse et triviale banalité (Panique), mais sur la vie après la vie, l’existence des spectres, la souffrance indicible du Messie trop humain (Golgotha) ou la joie mystérieuse de ses saintes (hagiographies muettes). En quoi croyait Duvivier, en dehors du cinéma, et jusqu’à l’intérieur des plans ? Peut-on prêter foi à Jeanson, jamais avare de bons mots, déclarant, à propos de sa Passion : « Pour Duvivier, le calvaire ce n'est qu'un travelling » ? Faut-il voir un hasard dans l’admiration de Bergman, travaillé par sa propre angoisse religieuse, existentielle, ou seulement d’autres causes, plus « esthétiques » ? Nous ne le pensons pas, et cette part mystique reste à redécouvrir, à l’instar de sa période « américaine », qui demeure à réévaluer (on garde un bon souvenir de Lydia, remake simulacre de Un carnet de bal ou du diptyque à sketches Tales of Manhattan/Flesh and Fantasy, moins du consensuel et convenu L’Imposteur, où Gabin trépignait d’en découdre « pour de vrai » avec les nazis occupant l’Hexagone).


L’affection, ses origines et ses évolutions, constitue une énigme bien plus obscure – et bénéfique, car tournée du côté de la vie, de la célébration – que la haine, épidermique, claire et toujours limitée. Nous admirions le cinéma de Julien Duvivier à l’adolescence, et nous continuons à le faire en « adultie », ce paysage trouble et troublant qu’il ne cessa d’arpenter, de cartographier, avec sa caméra mobile, lucide, mais vierge de toute facilité, d'absence de point de vue, même dans ses (rares) ratages (le Raimu, par exemple). Du reste, l'enfance l'intéressait aussi, et Robert Lynen, vrai résistant, qui le paya de sa vie, créa dans Poil de Carotte un gamin mal aimé très émouvant. Noire comme l’ébène ou plus enjouée, lyrique et aérée (Maria Chapdelaine) ou étouffante en huis clos (limmeuble de Pot-Bouille), solaire (La Femme et le Pantin) ou pluvieuse (LHomme à l'imperméable), l’œuvre du cinéaste ravira encore longtemps ceux qui demandent à cet art un peu plus que des « divertissements » sinistres ou des « films d’auteur » usurpant leur statut. Populaire et misanthrope, sentimental et cruel, artisan et artiste, français et polyglotte, si loin et pourtant si proche, Duvivier nous donnera toujours envie de voir ses films et d’écrire sur eux, fantôme s’adressant à d’autres fantômes, ceux de l’écran et ceux d’une vie.


Commentaires

  1. Merveilleux billet animé d'un souffle créateur de perles
    "candeur violente ", "fantômes en devenir",
    "la valeur du son, sa dialectique avec l’image"
    avec ce sensible souligné poétique en filigrane de votre texte du côté visionnaire trop souvent ignoré du cinéma de Julien Duvivier... Merci !

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    1. Merci à vous, de vos passages, de votre patience, pour votre plaisir, je l'espère...
      Le souvent vibrant Duvivier vraiment à réévaluer, en effet, pas seulement parce que l'un de mes "pères de ciné"...

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