Yakuza : Voyage à Tokyo


Harry veut du bien à son ami George : il ne peut lui refuser ce voyage au Japon pour récupérer sa fille enlevée par un gang local. Sur place, il renoue avec son ex-petite amie, la douce Eiko, et son frère, l’inflexible Ken. Ensemble ils parviennent à délivrer la jeune femme, mais cette mission va révéler à l’ancien détective un secret qui ne le laissera pas indemne...   

Feuilletons l’album photo de ce triangle amoureux, tel qu’il apparaît dans un film tendre, mélancolique et violent.

The woods are lovely, dark and deep.
But I have promises to keep,
And miles to go before I sleep,
And miles to go before I sleep.

Stopping by Woods on a Snowy Evening
Robert Frost, 1922

“When an American cracks up, he opens a window and shoots up a bunch of strangers, he shoots out – When a Japanese cracks up, he closes the window and cuts inward…” – Dusty


Quartier lointain


Robert Mitchum se tient entre Japon traditionnel et Japon moderne, encadré par une lanterne orangée derrière un arbre et les lueurs floues de la ville. Que vient-il faire à Tokyo sinon retrouver son ancien amour, le seul qui compte vraiment, celui qu’il n’oublia jamais, contemplant chaque jour ce portrait sur le rebord de la fenêtre donnant sur la mer. Privé à la retraite, privé de repos mais bientôt mis à la casse comme d’autres derniers géants avant lui, il ne peut que constater la ruine de ses plantes, répondre à l’appel de son faux ami et s’envoler au-dessus de l’océan, traverser les années enfuies inscrites sur ses traits pour revoir une dernière fois le cher visage de son passé. Seul dans la nuit nippone et celle de son âme esseulée, il va pousser la porte du café comme Ingrid Bergman l'huis du repaire de Bogart. Le mari impuissant de Rosy, la fille de Ryan, le prêcheur impitoyable poursuivant tel un ogre les enfants dans les ténèbres sudistes, le voilà revenu dans ce pays qu’il ne reconnaît plus, dont il traverse les rues au rythme lent du jazz nostalgique de Dave Grusin, voyageur marchant à contretemps et selon les pulsations de son cœur fatigué d’homme et de légende. Et soudain la voici qui le reconnaît, qui lui sourit, qui l’étreint. Pour un temps, pour un temps seulement, hier sent bon dans son kimono si doux, et la fatigue et la tristesse s’évaporent dans un thé au jasmin, sans doute, car il ne boit plus d’alcool mais la boit des yeux.


Madama Butterfly


Kishi Keiko prie ses morts ou ses amours défuntes dans les vapeurs d’encens, les tombes parcourues d’herbes et de fleurs et de bosquets qui disent l’union de la vie et de la mort, l’inscription de la nature dans la culture japonaise, bien avant la princesse ensanglantée de Miyazaki. À quoi songe-t-elle dans la calme solitude de la cité des gens merveilleux, vivante parmi les mânes ancestraux révérés plus que les gens d’aujourd’hui ? Elle semble appeler le fantôme sentimental de son GI envolé, qu’elle ne put aimer, malgré la vie sauve pour elle et sa fille qui parle et enseigne l’anglais, lien de chair entre les deux nations, possible entente si longtemps après les bombardements et l’occupation. Elle rappelle bien sûr une autre femme au cimetière, revenue d’entre les mortes, double et fatale, spectre incarné provoquant tous les vertiges, la Madeleine proustienne de Scottie. Femme belle et tendre, femme que l’on ne peut qu’aimer, survivante à l’image de sa terre et meurtrie comme elle, devant payer le coût exorbitant de ces retrouvailles, elle se place entre deux hommes, entre un Jules incestueux et un Jim épuisé. Elle soigne les blessures de l’un et ne se pardonne pas celles de l’autre. Combien faut-il de douleurs et de regrets pour quelques secondes, quelques années d’amour ? Combien de mots étrangers pour oser dire je vous aime à un gaijin ou un yakuza repenti ? Cette femme magicienne ne le sait.


Le Samouraï


Takakura Ken à genoux fixe ses élèves de kendo, figure iconique et laconique, homme de peu de mots et d’une grande tristesse, aussi infinie que l’océan qui cerne l’archipel. Écartelé entre giri et ninjo, entre devoir et sentiments intimes, il accueille celui qui lui vola son amour et sauva sa vie. Star issue de la tradition du cinéma national, avec ces films de chevalerie devenant au début des années 70, sous l’impulsion de Fukasaku, films de gangsters tournés comme des documentaires, il va se livrer à un combat non dénué de code d’honneur. La dette le ramènera vers sa propre famille, vers ce frère et cette femme nécessairement fuis, vers cet univers de violence, d’affrontements après gestes de soumission et de respect. Relique d’un autre temps, fossile moral égaré dans la nouvelle garde sans foi ni loi, comme plus tard Carlito Brigante, il confère au film son ton funèbre, élégiaque, aussi beau et triste que les cerisiers condamnés, porteur d’une mélancolie que Kitano teintera de questionnements existentiels et de jeux désespérés. Ces hommes masqués se battent contre eux-mêmes, armés d’un sabre qui doit les libérer de leur orgueil, de leur vanité. Dans l’élégance et le raffinement de son costume – Jeff Costello rajustant son doulos –, il coud sa morale caduque et son renoncement loin du monde, retranché dans l’enseignement martial dispensé à ses enfants par procuration.


Pluie noire


Les ombres gagnent le chemin des personnages, celles de leur propre histoire douloureuse, celles du passé qui ne passe pas, évanoui et si présent, tels ces corps soufflés à Hiroshima et Nagasaki dont il ne reste plus que l’empreinte fragile sur les murs, silhouettes évaporées dans la poésie des désastres. Cadrés humblement, au ras du tatami comme chez Ozu, trois hommes tentent de se parler, de se réconcilier, de renouer les fils distendus de la tapisserie du choc des cultures. Deux frères liés par un étranger, qui reste debout dans l’embrasure de paravents, comme le personnage de John Wayne au final de sa quête raciale d’une prisonnière volontaire du désert. Chercher la femme, ici ou ailleurs, au pays du soleil naissant ou dans l’obscurité de l’industrie pornographique, prendre parti du côté des valeurs qui donnent sens à la vie et apportent pourtant la mort, s’octroyer un baroud d’honneur pour pouvoir se regarder en face, face à face, en un jeu de regards médiatisés par le temps et son ironie cruelle, trop irréversible pour offrir des lendemains qui chantent une chanson sentimentale dans un club, mais suffisamment magnanime pour accorder à ces figures du kabuki ou du bunraku la possibilité d’une île, d’une rencontre enfin, par-delà les frontières qui séparent et opposent – ils perdront leurs enfants, autres amants de Vérone, mais gagneront le plaisir crépusculaire d’assister demain à un jour nouveau, à l’instar de Tara.


La Maison de bambou


Sydney Pollack délaisse en apparence mais amplifie en vérité le mélodrame à plusieurs reprises, le temps de quatre séquences électrisantes. La première se déroule dans un monastère et voit le sauvetage de l’étrangère. Un bras coupé par le sabre de Ken voltige, peut-être en souvenir du tigre enragé de Chang Cheh. Dans la deuxième, des bains publics émeraude et rouge sang servent de cadre à un attentat manqué contre Harry/Mitchum, à nouveau dans l’eau avec les nerfs à vif. La maison d’un ami deviendra le tombeau des amoureux, Hanako (enfant fleur) et Dusty (le bien nommé vétéran du Vietnam). Enfin, chez Tono, le ravisseur et l’ennemi si proche, partenaire d’une guerre purement commerciale, le réalisateur devient chorégraphe pour organiser un ballet de mort qui montre deux types de violence, occidentale (le fusil) et orientale (le katana), en un mélange d’énergie létale, de rituel sacralisé, d’homoérotisme entêtant qui séduisait tant Mishima, grand fan du genre. Chaque pièce de l’échiquier de la violence se déplace avec prudence, une retenue et une précision presque insupportables, et le sang se mêle aux coloris des tatouages, les acteurs se jaugeant et se massacrant avec une grâce de danseurs dans tout le champ de l’écran large, arène ritualisée et fratricide, où l’oncle tue le neveu à l’araignée tatouée sur le crâne, où le vieux chasseur fourbu tire encore ses dernières cartouches, comme on expire.    


Aniki, mon frère


Paul Schrader co-écrit cette fable sur l’amour et l’amitié avec son propre frère, Leonard, qui voulait en faire un roman, qui connaissait le Japon pour y vivre depuis quatre ans et y rencontrer son épouse, côtoyer le milieu décrit et rédiger des scénarios dans la langue nationale. Plus tard, Robert Towne (en pleine production de la chinoiserie de Polanski) corrigera l’original, travaillant surtout sur la vraisemblance de l’histoire et atténuant la dimension martiale. Le script se vendit très bien, Paul empocha 40 % des bénéfices (idem pour son agent) alors que Leonard dut se contenter de 20 % et d’une relégation comme simple auteur de l’histoire. Après le biopic de l’écrivain adepte du seppuku à l’École militaire, les deux frères ne se parlèrent plus, et Paul, rongé par sa culpabilité, déclara : « Je lui ai volé le Japon. » La conclusion du film demeure plus optimiste, fidèle à la vision du cinéaste, comédien de formation et brillant directeur d’acteurs, conteur de destins doux-amers emplis d’humanité, suivant les pas d'un trappeur dans les Rocheuses ou celles d’un chasseur en Afrique. Harry accomplit le yubitsume en offrande et excuse : les deux hommes, égaux dans leur amputation et ce qu’elle signifie, créent leur amitié future, se pardonnent les crimes passés et présents avec un salut profond et sincère sur le tarmac, modulant les nouveaux départs entre duos d’hommes apaisés, à Casablanca ou Georgetown. 
         

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