À l’ombre des jeunes filles en pleurs : Sur trois films de Brian De Palma


Suite à la diffusion de Carrie au bal du diable par ARTE, et à la sortie en BR de Furie et Obsession, retour sur trois titres du réalisateur.

  • Carrie au bal du diable

Un film de la première fois – dans plusieurs domaines, auxquels rajouter la rencontre amoureuse entre De Palma & Nancy Allen, garce suprême ou prostituée courageuse (et, dans le privé, belle actrice survivante qui affronta le même mal que Kylie Minogue) et l’écoulement du premier sang (titre original de Rambo, autre marginal livrant sa propre guerre dans une Amérique provinciale) synchrone avec le premier amour de Carrie, sa première danse (et la dernière : Non ma fille tu n’iras pas danser) au bras du trop beau Tommy. Si l’œuvre se place bien sous le signe du sang qui imprègne la robe virginale de Carrie WHITE et irrigue toute la littérature vampirique, il faut souligner son association avec le sperme, ou son équivalent féminin. Bien avant la perceuse de Body Double déflorant Deborah Shelton, De Palma montre Chris (prénom ambivalent) en train de jouir au moment de la « plaisanterie horrible » du seau renversé, acmé narrative, filmique et musicale (avec un imparable mickeymousing de cordes en glissandi) autant que sexuelle ; le flot de sang figure et annonce la niche X des « femmes-fontaines ». On ne peut que souhaiter à tout(e) adolescent(e) de voir ce film à fleur de peau sur l’adolescence pour se mieux connaître et, pourquoi pas, faire naître une vocation de cinéphile (toute ressemblance avec l’auteur de ces lignes, etc.).

Un film de tous les films – oui, « l’impureté », au sens bazinien du terme, mélange des arts et des genres, puisque s’y mêlent mélodrame, comédie de mœurs, film fantastique, satire et politique. De Palma, dans sa tragédie classique respectant les trois unités (beau travail d’adaptation de Lawrence D. Cohen à partir du roman-puzzle de King), fait ainsi se croiser Cendrillon et JFK, sainte Thérèse d’Avila (en pleine transverbération), David Hamilton (le flou des jeunes filles en fleurs) et Dreyer (le visage de Carrie rappelle celui de Jeanne). Sœurs de sang mais surtout Pulsions (double douche à l’ouverture et au final) retravaillent Psychose, tandis que Carrie doit plus à Pas de printemps pour Marnie (« Maman, pourquoi tu ne m’aimes pas ? »). Si De Palma, contrairement à son mentor, n’apparaît dans quasiment aucun de ses films (mais on l’entend dans Le Dahlia noir, où il dirige une scène lesbienne !), il sourd comme le sang menstruel de chacun de ses plans, et trouve dans le personnage de Jack, à la fin de Blow Out, une incarnation « mélancolique ». Après la mort du cinéma classique et des idéaux politiques, que reste-t-il, sinon le souvenir auditif, le cri antonionien (sur un banc sous la neige, en rime à celui sur lequel s’achève L’avventura) d’une chère disparue ? Ni cynique ni misanthrope, contrairement à Lars von Trier, qui brûle aussi des voitures, De Palma se tient immobile, au bord du gouffre, comme Jimmy Stewart à la fin de Sueurs froides. L’activisme des premiers films fait place au pacte faustien avec Hollywood, aux chefs-d’œuvre de « contrebandier », puis à une grande fatigue existentielle, culminant dans Passion, qui tente, en vain, de ressusciter sa propre mythologie (notamment via son épilogue, tout droit sorti de Carrie et de Pulsions).

Un film politique – le film de Zapruder, et l’événement qu’il cadre à l’arraché, obsèdent De Palma. Sa Carrie ne roule pas en Lincoln Continental (fantasme de Vaughan dans Crash) mais se retrouve itou éclaboussée par le sang versé au Vietnam, sur Elm Street et ailleurs dans les années 70. Carrie White (trash) subit une violence domestique propre à King (Rose Madder enterre tous les documentaires voyeuristes, justement, sur la question, et demeure l’un de ses rares romans non portés à l’écran), mais, sœur de sang des siamoises précédentes, elle prend aussi son rang dans le cortège des femmes outragées propres au genre horrifique et au réalisateur, qui culminera dans les codas à la limite de la représentation du Dahlia noir et de Redacted. Carrie représente tous les déclassés, toutes les proies du harcèlement, tous les laissés-pour-compte du capitalisme (sexuel avant celui, économique, de Scarface), tous les recalés de la société de consommation et de compétition saisie dans sa jeunesse déjà cruelle. Eli Roth, autre cinéaste gore et politique, s’en souviendra dans le deuxième volet de son diptyque de Hostel, avec une éprouvante scène d’égorgement qui, tout à la fois s’inspire de la comtesse Báthory, rend hommage à la Hammer en pulvérisant son « bon mauvais goût » et en dit plus long sur une forme de consumérisme impitoyable et irrationnel (quête de la jeunesse éternelle entre femmes) que bien des études sociologiques. Une femme ensanglantée hante le cinéma de Brian De Palma, victime privilégiée de toutes les guerres, démocratie américaine souillée par tous les complots, ou perte plus personnelle ; dans Carrie, elle trouve une figuration iconique, inspirant un essai fraternel à Dominique Legrand.

Un film religieux – sœur du Phantom et de Gillian dans Furie (le petit Cassavetes se casse d’ailleurs la figure à vélo), « freak » au sein de la communauté WASP, Carrie devient une super-héroïne maléfique, une sorcière moderne : le bouc émissaire s’avère ange exterminateur. Tous les grands films de De Palma baignent dans une religiosité inquiète, une iconographie chrétienne, et peuvent donc se lire comme des paraboles bibliques (Margaret White procède aussi d’Abraham). De Palma, Scorsese et Ferrara, de par leur origine, leur culture et leur sensibilité, brassent toute une imagerie morale à l’intérieur de genres dits de divertissement. À l’opposé de Hitchcock, on ne trouve aucune trace de « puritanisme anglo-saxon » (concept éculé sur lequel il faudrait se pencher, pour le nuancer, voire le réfuter ; on parlerait plutôt d’infantilisme sexuel américain, y compris dans l’industrie adulte, voire d’hystérie médiatique, mais pas dans des douches) dans Carrie, et même le portrait à charge de la mère (terrifiante et pathétique Piper Laurie, quinze ans après L’Arnaqueur !) n’exclut pas une forme détériorée, létale, d’amour. Si, chez De Palma, les femmes risquent la mort après un orgasme, il ne faut y lire ni un jugement moral (erreur de certaines féministes qui conspuèrent Pulsions), ni un usage paresseux du motif « machiste » de la demoiselle en détresse : comme chez Cronenberg, attaqué par les mêmes personnes pour les mêmes raisons, ce cinéma exhale la mélancolie, et affirme la brièveté du plaisir, du bonheur, de la tendresse, face à la nuit de l’âme protéiforme. Mais l’un comme l’autre se gardent bien de juger, de vouer aux gémonies telle forme de sexualité ou de cinéma : la beauté et le désir peuvent résider dans un corps vieux et malade (Frissons), la complicité, le don et l’humour peuvent advenir au sein de la pornographie (Body Double).

Un film au féminin – ce gynécée, dans sa cruauté tout sauf misogyne, emprunte à Bergman et au Siegel des Proies. Nul hasard si deux femmes signèrent des livres remarquables sur les tournages de Body Double et Le Bûcher des vanités (Susan Dworkin & Julie Salamon). Même dans ses ratages (Femme fatale ou Passion, exsangues « films-squelettes »), les femmes tiennent le beau rôle principal. Le slogan attribué à Colette s’applique à De Palma, qui cherche la femme et ne la trouve jamais, ou alors son portrait brisé tel un miroir, réfracté en éclats de split screen, « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre » (outre l’admirable Sissy Spacek, très émouvante aussi chez Lynch, on retiendra l’intense Angela Bettis pour une version TV). Cukor, Mankiewicz, Cassavetes, Bergman et tant d’autres, mais aussi De Palma, cinéaste des femmes et des hommes qui les épient, les traquent, les découpent en deux, les violent, les idolâtrent, leur écrivent des chansons ou leur vouent un culte mémoriel. Ce déferlement d’amour et de haine (et de sang de cochon) préfigure celui de Love Streams ; on y décèle les mêmes flux contraires, la même autobiographie collective (l’équipe du film, amicale et incestueuse dans sa familiarité) et individuelle. Chacun tue ce qu’il aime, disait Wilde ; De Palma filme celle qu’il aime et tue, par une séparation, ou un évidement « abstrait » du personnage, qui le ravale au rang de marionnettiste, lui, ce « dernier romantique », comme le chanta Donaggio dans une autre vie.

Un film méta – on pourrait citer encore Bava, Peckinpah, Godard et Powell, ainsi que l’opéra, car la caméra devient vraiment prima donna, entité démiurgique n’hésitant pas à dévoiler les coulisses du spectacle (et ses ficelles, au propre et au figuré, avec celle qui actionne le seau), à monter dans les cintres ou à passer derrière le rideau (du magicien d’Oz ?). Swan commandait l’écran de contrôle ; Redacted s’organisait dans le maelström de l’économie numérique du monde contemporain ; ici, le vilain petit canard raconte son histoire à la première personne, mais sans recours à la voix off, dans une sorte d'album flamboyant et onirique de lycéenne, d’une fille qui rêve son amour et sa vie future, comme Emma ou Tess. Flaubert & Polanski se réclamèrent de leurs héroïnes, De Palma pourrait faire de même. Carrie veut passer de l’autre côté (du miroir, de l’écran), spectatrice prête à franchir la frontière invisible la séparant de la scène. Elle rêve de son paradis, comme le Phantom, Tony Montana ou Carlito Brigante. Hélas, à trop s’exposer, à vivre ses rêves (pas seulement de cinéma), à porter une couronne d'épines dérisoire (de reine du bal ou de cinéaste pour cinéphiles), on se retrouve, littéralement, en enfer (celui du titre français, donc), à brûler comme un morceau de pellicule. Oui, ta mère disait vrai sur ce point : ils vont tous se moquer de toi, ils ne te décerneront jamais aucun Oscar, ils t’obligeront à des montages financiers internationaux pour devenir une sorte de Hollandais volant du cinéma. Chez Cronenberg, Bill Lee doit tuer sa femme à chaque texte – il faut toujours payer, de son âme ou de sa vie, son parcours éphémère sur le Boulevard du crépuscule.

On ne dit jamais tout d’un grand film (ou d’un palimpseste). Puisque nous le connaissons par cœur – et Carrie se regarde et s’analyse avec cet organe, même « au milieu du chemin de la vie », une trentaine d’années après sa découverte en vidéo, à l’orée de la puberté –, avec Chromosome 3L’ExorcisteShiningLe VoyeurLe Samouraï ou La Belle Équipe, parmi quelques titres fondateurs, on n’en dira pas plus. Et si l'on ne devait plus se réveiller, pas même à cause d’un cauchemar, comme cette pauvre Sue Snell, mauvaise conscience d’un pays qui n’en finit pas de déterrer ses morts, et rivale parée de bonnes intentions dans cette extension du domaine de la lutte, il nous plairait assez de terminer par ce commentaire trop long, trop référentiel, pas assez clair ni lyrique, sans doute, mais écrit avec la même sincérité que le grand Brian De Palma pour filmer son inoubliable ange de la vengeance, et belle jeune fille riche de tous les possibles suicidée par la société, en écho à van Gogh selon Artaud. Tu peux dormir tranquille, Carrie, tes bourreaux et tes admirateurs te rejoindront vite, et tous nous saisirons ta main également tendue par Marion Crane, Kate Miller ou Alex dans son tunnel – rouge sang, rouge profond.


  • Furie


Furie forme avec Carrie un diptyque sur la puberté, la parentalité et la télékinésie (donc le cinéma). Le complexe œdipien se résout ici par une explosion, là par une crucifixion. On y recense des citations de L’Inconnu du Nord-Express (un manège devenu fou) et de Zabriskie Point (la villa soufflée). Tel La Nuit du chasseur, le film combine harmonieusement plusieurs styles de jeu hétérogènes, avec des acteurs de formation et d'âge divers. La scène de poursuite trouvera son pendant à vitesse « réelle » dans Scarface avec la fusillade en pleine rue. Le lyrisme de la composition de John Williams, salué par Pauline Kael et en correspondance avec celui du Dracula de Badham, confère à l'ensemble une dimension opératique, onirique et tragique. Comme souvent chez De Palma, le film constitue aussi un magnifique portrait de femme – Amy Irving, alors compagne de Spielberg, dans le rôle d'une carrière – en proie à la férocité des hommes et du monde. Dans les dernières secondes de Carrie, l'unique survivante cauchemardait encore ; dans Furie (au titre par ailleurs très langesque), elle conjure le passé par un orgasme, mettant en pièces son partenaire et l'aveuglant au préalable, puisque, à l'instar de nombreux films méta, le parcours de ces X-Men (et Women) interroge aussi sur le regard et ses puissances létales – bouclant la boucle avec les yeux crevés d'un certain Œdipe...


  • Obsession

«  Je me souviens », disait Perec. Un exemple faramineux (avec Visconti et Il était une fois en Amérique) de cinéma lyrique, maniériste et proustien. De Palma livre dans le même mouvement vertigineux de ses travellings à 360° un mélodrame onirique et incestueux, assorti d'un art poétique sur le cinéma comme palimpseste. La photographie surnaturelle de Vilmos Zsigmond annonce le travail de Geoffrey Unsworth pour Superman, autre récit d'un Orphée messianique inversant la rotation terrestre pour sauver son Eurydice, autrefois sœur de sang. La Nouvelle-Orléans, ville des fantômes, des faux-semblants et du passé toujours là, trouvera son pendant avec Savannah filmée par Fulci ou Eastwood (accessoirement, La Sirène du Mississippi de William Irish s'y déroulait et Sueurs froides devait s'y tourner). Geneviève Bujold, dans un triple rôle qu'elle incarne de façon stupéfiante et avec une grâce indicible (on louera encore son jeu chez Cronenberg), formule la morale esthétique du cinéaste : « La beauté doit être préservée ». Même dans le vortex numérique des guerres et des sociétés contemporaines, magistralement enregistré avec Redacted (qui s'achève par un diaporama opératique, en rime visuelle et sonore avec l'ouverture d'Obsession, suggérée par le compositeur), l'horreur et la plénitude d'une forme s'épousent.

De Palma, à des années-lumière du cinéma karaoké post-moderne, conjugue classicisme – foi en l'histoire et dans les personnages – et modernité – interrogation réflexive et méta-cinéma. La femme perdue et massacrée qui hante son ciné, Courtland la retrouve enfin au terme de son odyssée ; De Palma, comme le Cassavetes de Gloria et le Lynch de Twin Peaks: Fire Walk with Me, ressuscite son amour d'entre les mortes, car seule une caméra le permet, les images accordant à ceux qui s'y risquent une létale immortalité (dans son précédent opus, Jessica Harper, elle aussi femme-enfant, s'appelait Phoenix –  mais pas en Arizona, contrairement aux amants de Psychose). Œuvre tragique et solaire, racontée d'un point de vue féminin, le film s'inscrit dans une galerie de portraits de personnages et d'actrices inoubliables, loin des accusations caduques de misogynie. Les retrouvailles du père et de la fille accomplissent la célèbre supplique de Camus dans Le Mythe de Sisyphe : il faut imaginer Électre heureuse, emportée comme nous dans l'élan de la valse mystique de Bernard Herrmann (et sans le troisième acte redondant de Schrader).

On ne découvre pas Obsession, on se le remémore, comme un rêve de cinéma, comme la trace fugitive tracée dans le fleuve du temps et du film par un bateau à roues à aubes, qui évoque la grande roue du destin dans laquelle se perdait le consul du symphonique Au-dessous du volcan...  


Commentaires

  1. Voyeurisme, double, dissociation, thèmes de prédilection d'un cinéaste brillant
    à la fois fasciné par Hollywood et marqué par l'enseignement des Quakers...
    ah Phoenix Jessica Harper magistrale, de nos jours à mon avis la synthèse magistrale la voilà en live : Conchita Wurst - Rise Like a Phoenix https://www.youtube.com/watch?v=SaolVEJEjV4

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    Réponses
    1. Conchita ? Nina !
      https://www.youtube.com/watch?v=rkAHi2wNSsc

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    2. Phoenix Molly Sandén : https://www.youtube.com/watch?v=EOHpKtkGRWk

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    3. Une (jeune) femme sous influence (de Sia)...
      Jessica ou Janis ?
      https://www.youtube.com/watch?v=M-9arBm8pOk

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