La Passion du Christ : Le Corps et le Fouet


Cette hagiographie, loin des faux procès, donne le vertige par sa frontalité, son obsession de la chair martyrisée, en confirmant l’énergie et la violence de Gibson réalisateur.


Une vieille et triste histoire, à l’origine d’une religion : les dernières heures de la vie terrestre d’un homme reconnu messie (par certains). De la dernière tentation aux derniers outrages, d’une parodie de jugement à un lavement de mains célèbre, d’une crucifixion à une résurrection – le tout entrecoupé des souvenirs auprès de sa mère, le tout incarné au plus près du corps en souffrance.

Voici, littéralement, une mise en scène du mystère de l’Incarnation – force et limite d’une œuvre ni antisémite, ni misogyne, ni racoleuse, mais avant tout physique, dirigée par un acteur avec son principal outil : son propre corps, pour le portrait saisissant, fraternel, d’un autre corps, à la fois mythique et point focal de tous les supplices, de toutes les douleurs.

Durant deux heures, ce corps glorieux qui subit tous les affronts, toutes les profanations, captive et provoque l’empathie du corps du spectateur. Corps inconnu d’un acteur alors anonyme et déjà croyant, qui endosse le rôle de sa vie, corps filmé sous toutes les coutures, et martyrisé de toutes les façons – bel exemple de la tentative presque insensée d’un cinéma qui tend à rivaliser avec la réalité dans sa corporalité la plus indéniable, par le spectacle toujours recommencé de son anatomie, celle des planches d’écorchés qui permettaient de l’enseigner. Ce corps magnifique, promis à la pire des morts, à l’infamie la plus impardonnable, semble naître durant le mélange d’éléments du prologue – l’obscurité, la terre, les oliviers menaçants – qui encadre la scène fantastique de la dernière nuit, passée à Gethsémani dans la solitude terrible des disciples endormis.

Une autre créature s’élève du limon primordial (qui fait penser au magma voulu par Pasolini pour sa propre exégèse de L’Évangile selon saint Matthieu), épiphanie inversée qui signe un film par ailleurs inscrit dans la double tradition des textes évangéliques et du tournage des superproductions en Italie, avec des acteurs et des techniciens locaux, comme au temps du Hollywood des années 50 et 60. Mais on ne croisera pas l’ombre de Ben-Hur, ni celle de la gourgandine qui titillait Simon dans son désert chez Buñuel. Non, celle qui s’avance pour tenter l’homme affrontant sa peur possède une beauté dérangeante, androgyne, épilée, avec une voix masculine. Entre ses pieds nus glisse un serpent et ses yeux ne cillent pas. Plus tard, elle tiendra entre ses bras, dans un simulacre blasphématoire, un vieil enfant lubrique, plus tard elle croisera le regard angoissé de la Reine des Douleurs, la mère accompagnant son fils dans son entêtement suicidaire et rédempteur. La reconnaît-elle, et nous avec, pour l’Adversaire, pour le Seigneur des Mouches à la voix si douce, faussement maternelle, faussement consolatrice ? Assurément, car son corps impie couvert de deuil hurle jusque dans sa douceur, trouble dans son ambiguïté.   

Ce film du corps propose ainsi une remarquable galerie de corps dissimulés, masqués par l’apparat sacerdotal – les grands prêtres vrais coupables – ou par la simplicité de robes de femmes. Rachetée, l’ancienne prostituée se relève du sol sous le regard bienveillant qui la voit différemment, pour la première fois (et Gibson semble faire de même avec Monica Bellucci, avant la révélation d’Irréversible). Tous ces voiles soulignent bien sûr la nudité tragique, scandaleuse du  corps christique, foyer de tous les regards et de tous les plans.


On renverra charitablement les âmes trop sensibles devant cette représentation du Calvaire à l’iconographie religieuse la plus explicite, voire à un simple dictionnaire pour y découvrir le sens étymologique du mot passion. Gibson ne recule pas devant le fouet serti de barbelés, la couronne de fer, les crachats, la croix écrasante (beau plan du condamné la caressant, s’y raccrochant comme à ses souvenirs de menuisier), les clous plantés dans les paumes. Mais loin de l’inventaire complaisant hérité du grand-guignol ou de l’imagerie doloriste, il tente, au moyen de cette souffrance impensable, indicible et pourtant relatée dans quatre évangiles et légion (majuscule optionnelle) de films, de faire advenir un miracle purement cinématographique : celui d’un corps enfin présent dans les images, un corps révélé par l’atrocité, déchiré par le flagrum. Et son film, malgré l’usage des langues de l’époque, s’affirme aussi comme un film muet, art perdu et retrouvé des visages et des corps, des postures et de l’hyperbole. Cette survivance de l’histoire du cinéma et de l’icône (le nom de sa maison de production) fait surgir un autre beau souvenir, le visage émacié de Robert Le Vigan dans le Golgotha de Duvivier. 

Il faut du courage (ou de la foi) pour se mesurer à un tel récit, loin des redites sulpiciennes et des paraboles consolatrices. Si le film gagne son originalité dans ce souci du corps, qui obsède le christianisme et plus encore le catholicisme, présent à chaque image, dont il tire sa puissance et parfois sa sidération, on peut déplorer l’absence de tout mysticisme, de toute transcendance, tels que les saisissaient brillamment Bresson, Dreyer ou Tarkovski dans leurs légendes dorées de Jeanne d’Arc ou d’Andreï Roublev. La passion de Gibson ne se situe pas à ce niveau, et son succès spectaculaire doit justement à son sens du spectacle sanglant. Jamais révolutionnaire, jamais irrévérencieuse, elle ne prône aucun iconoclasme ni aucune relecture du Livre des Livres. Sa beauté réside ailleurs, dans cette radicalité, cette frontalité des événements, ici et maintenant, dans cet assassinat incompréhensible, banal, mystérieux et qui enfanta d’une religion aujourd’hui moribonde (autre cause de son succès).

Ni amoureux (chez Scorsese), ni pompier (chez Zeffirelli), le Christ soldat de Gibson, aux faux airs de Jim Morrison, ressuscite in extremis dans la clarté du tombeau, sur un air martial approprié (« J’apporte le glaive et non la paix »), un stigmate rond sur sa main bouclant un film ouvert sur le cercle lunaire. Mais l’on préférera retenir de ce voyage au bout de l’extrême souffrance l’image d’un homme crucifié qui ne se renie pas, qui ne se défile pas, qui reconnaît sa mère, dans tous les sens du verbe, au terme de son agonie, et interpelle un ciel qui ne lui répondra qu’avec une colère pluvieuse, lui, l’orphelin de père terrestre et l’enfant spirituel abandonné, offert à la barbarie délibérément humaine.

Dans son trépas, on lira selon sa croyance, son athéisme, son agnosticisme, la victoire, l’accomplissement majeur d’un sacrifice et la fin provisoire d’une histoire dont d’autres témoigneront – ou bien les derniers mots, stupéfiés, le souffle ultime d’un fils enfin libéré de sa mission, rendu au repos des genoux de sa mère, et qui s’incarne en nous chaque jour et presque à notre insu dans notre violence, notre tendresse et nos élans vers la grâce. 


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