Le Convoi de la peur : Le Cercle rouge


Comment faire le remake d’un classique ? De quelle façon rendre hommage à un film admiré ? Après deux succès commerciaux et critiques consécutifs, où chercher l’inspiration ? Friedkin donne la seule réponse qui vaille, et constitue en outre l’un des thèmes du récit : la trahison. Il substitue en effet à l’efficace mélodrame de Clouzot un éprouvant voyage mystique, qu’il lui dédie.


Quatre hommes en exil – un tueur professionnel, un terroriste, un spéculateur, un braqueur – se retrouvent dans le village misérable d’un pays sud-américain, employés par une compagnie pétrolière, ne rêvant que de retour ou d’évasion. Apatrides, nostalgiques, ils expient leurs crimes dans un purgatoire boueux et fétide. Un convoi de dynamite pour faire sauter un puits en flammes leur accorde une dernière illusion, celle d’une liberté ou d’un amour retrouvés. Mais tel le vizir du conte, qui fuyait Bagdad pour se réfugier à Samarcande, aucun n’échappera à sa mort, aucun ne quittera ce terminus existentiel. Le même sort vaudra pour le cinéaste, sur lequel un piège d’une autre sorte va se refermer.

Pour ses (mauvais) anges déchus, le film déploie dans son troisième acte un enfer vert truffé de dangers, instaurant une tension sur la durée. Le traitement béhavioriste de French Connection donne encore à voir des personnages exprimés par leurs corps et leurs visages, non par leurs dialogues. Loin de tout psychologisme, on assiste à un portrait expérimental d’hommes perdus, placés dans un milieu suprêmement hostile, renvoyés à leur déréliction, leur impuissance, leur absence de grâce. Si le titre original essaie de capitaliser sur le triomphe de L’Exorciste, le film n’en demeure pas moins placé sous le signe du Mal, qu’il arbore le visage hilare et moqueur d’un danseur indigène croisé sur la route, ou le rictus de pierre d’un démon gravé dans la roche. Les noms des deux camions, monstres de métal à la calandre composée de fabuleuses dents préhistoriques, parlent d’eux-mêmes. L’un se nomme Sorcerer et l’autre Lazaro, résumant l’enjeu religieux, moral et visuel de l’aventure, comme le fera plus tard le raccourci du titre original de Police fédérale Los Angeles : vivre ou mourir, agoniser ou ressusciter, connaître les châtiments éternels ou atteindre la rédemption – le cinéma de Friedkin questionne sans cesse l’alternative sans y répondre, jusqu’à l’ultime plan.

La nature révèle son essence maléfique lors de la mémorable traversée du pont végétal. Bruno Cremer s’y fait transpercer par un arbre à la dérive, emporté par la tempête et projeté sur lui en souvenir de la forêt enchantée des contes, prison naturelle ornée de ronces et de pointes coupantes. Un plan à l’identique annonce le totem funèbre de La Nurse, avec cet arbre cyclopéen qui obstrue le ciel. Jouets des dieux mauvais, âmes perdues en quête du salut et de la lumière, ils ne trouveront pourtant rien d’autre qu’une chute plus profonde, ou ne survivront que réduits à l’état de fantôme, de mort-vivant, après quarante jours passés dans un désert gris où la mémoire s’affole et qui ressemble à l’au-delà crayeux, nu et sans issue de Fulci.

Ce cinéma de la sensation, de l’effort physique, autant pour les personnages que pour l’équipe (chaque film de fiction documente sa fabrication et son époque), résonne bien sûr avec celui de Werner Herzog, les climats électroniques de Tangerine Dream remplaçant ceux de Popol Vuh. Avec cependant une double différence : Herzog filme des surhommes atteints par la démesure, Friedkin, de pauvres diables qui veulent avant tout sauver leur peau. L’un immerge le spectateur dans un spectacle saisi avec fougue et lenteur, l’autre cadre le désastre avec la précision factuelle du documentaire (cf. le prologue aux quatre coins du monde qui sert d’exposition ironique avant la nasse du tohu-bohu). Mais les deux œuvres brillent d’un feu noir qui sert à éclairer un élément disparu depuis l’avènement du visuel mondialisé : l’altérité.

Ce grand film désespéré abonde en gros plans de visages sacrés, notamment celui d’une serveuse solitaire dans cet univers masculin. Le personnage de Roy Scheider ne s’y trompe pas, qui fait penser à celui de Martin Sheen dans Apocalypse Now, autre sommet du cinéma de jungle intérieure au tournage dantesque, s’attardant au bout de son chemin de croix durant quelques minutes fatales, le temps d’une danse bouleversante sur le saxophone de Charlie Parker. Dans cet univers maudit, condamné, la vie et la tendresse côtoient la mort et la violence, et une montre offerte par une femme amoureuse, consultée une dernière fois au moment où l’un des camions plonge dans un ravin, rappelle le temps édénique qui ne reviendra plus face au temps infernal de la répétition et de l’enlisement. L’Amérique du Sud fait office d’ultime cercle pour tous les gringos hors-la-loi, zone cauchemardesque où le pire finit toujours par arriver, mais dans une linéarité, une sécheresse, qui le font se démarquer du jusqu’au-boutisme déchirant de Peckinpah dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia.


Oui, personne ne peut se dérober à son destin, d’où qu’il vienne, quelque position qu’il occupe sur la roue de la Fortune, un instant au pinacle puis presque aussitôt dans les abysses. Le regard caméra de Scheider au terme de son odyssée, au terme de lui-même, revenu d’entre les morts et ombre blanche parmi les ombres tapageuses venues se venger, semble réfléchir celui du réalisateur, dont le chant funèbre accompagne la sortie en fanfare de l’utopie mercantile de Lucas. Le Nouvel Hollywood s’achève, parenthèse nocturne du doute et de la complexité dans un milieu fondamentalement marchand. Les réalisateurs plébiscités des années 80 vont mettre tout leur brio à édifier un empire basé sur le recyclage mythologique, le manichéisme, le spectaculaire ludique. Ils enchanteront à nouveau le public, surtout adolescent, lui fourniront un nouvel espoir, le gaveront de pop-corn et d’images aussi séduisantes et vides que celles générées par la publicité. La part maudite du rêve resurgira toutefois grâce à certains francs-tireurs, avant une nouvelle déferlante contemporaine de héros inoffensifs issus de la bande dessinée ou du jeu vidéo.

Friedkin traverse lui aussi un pont avec ce film et prend une voie erratique, le menant des grandes symphonies de l’horreur urbaine et naturelle des années 70 à une musique de chambre, où il ausculte en ponctuelles et saisissantes radiographies la folie individuelle de cerveaux malades – les nôtres.

Commentaires

  1. Très beau travail, Jean-Pascal. Encore une analyse passionnante à lire. En quelque sorte, "Sorcerer" annonce la fin du Nouvel Hollywood, fin qui aura véritablement lieu trois ans plus tard avec le gouffre financier de "La porte du paradis". Les succès de "Jaws" (1975) et "La guerre des étoiles" (1977) ont imposé de nouveaux standards, ont redéfini les règles de l'entertainment. Les classiques de Spielberg et Lucas portent en eux les germes du blockbuster à venir. Plus les années 80 se rapprochent, plus les nuages américains se dissipent. L'heure sera bientôt au triomphalisme. Et le gentil "E.T" ne fera qu'une bouchée de la "chose" de John Carpenter...

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    1. Merci bien ! Sur la formule du blockbuster selon Lucas ou Spielberg (redéfinie par Don Simpson et son 'high concept'), je vous renvoie aux travaux de Peter Biskind. Une nuance, aussi : "E.T. l'extra-terrestre" ne partage en rien la noirceur du Carpenter, évidemment, mais il remet en cause, à sa façon, l'illusion du melting pot et entérine l'hostilité américaine - un peuple d'étrangers, faut-il le rappeler ? - envers l'altérité, d'où qu'elle vienne, planète lointaine ou territoire 'indigène' (des Amérindiens), rejoignant par là le discours de Cimino...

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    2. Un de mes articles préférés sur ce blog!

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    3. Merci ! Friedkin commence à se tailler la part du lion avec quatre articles, et sans doute d'autres à venir...

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  2. Je suis tout à fait d'accord avec Madeleine, article très riche qui emboîte film sur film. très bel article dont toi seul a le secret.Passionnant.Vraiment.

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    1. Merci beaucoup pour ce commentaire très flatteur, fidèle Jamel, et au plaisir de poursuivre l'aventure, dans la jungle ou ailleurs, de nos cinéphilies partagées !

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  3. "Friedkin traverse lui aussi un pont avec ce film et prend une voie erratique, le menant des grandes symphonies de l’horreur urbaine et naturelle des années 70 à une musique de chambre, où il ausculte en ponctuelles et saisissantes radiographies la folie individuelle de cerveaux malades – les nôtres."
    Merci pour la lecture instructive de ce très beau, émouvant billet à l'écriture élégante autant que nourrie de références variées touchant à divers domaines, et qui traduit à merveille une certaine atmosphère sombre et si singulière , celle d'un univers aux aspects irrémédiablement tranchants, la vision désenchantée de la vie sur terre qui a tout de l'enfer, soit celle d'un réalisateur que certains ont vu à l'oeuvre tel un petit tyran, un cinglé voir un diable en gants blancs.
    Friedkin et la mise en scène d'opéras : "Quand il nous dit adorer ça, on sent la fierté de l’autodidacte, issu d’une famille juive et pauvre de Chicago, éduqué sexuellement par les putes de son quartier et neveu d’un ripou qui fricotait avec la pègre. Son cinéma âpre et mal élevé vient de là." ( Il est né d'une famille juive ayant fui les pogroms de l'Ukraine. dans les années 1900..)
    « Tout est vrai qui finit mal », écrivait Topor. Friedkin pourrait en faire sa devise. Ses meilleurs films (« French Connection », « le Convoi de la peur », « Police Fédérale Los Angeles ») sont des concentrés de pessimisme en action où la pulsion de mort se transmet tel un virus. Ils mettent en scène des types virils et corrompus courant inexorablement vers leur perte, des obsessionnels possédés par la mission (souvent absurde) qu’ils se sont assignée. Des acharnés qui survivent par goût de l’autodestruction. Le cinéaste se retrouve-t-il en eux ? « Bien sûr. Suis-je parfois allé trop loin pour un film ? C’est aux autres de le dire. Moi, je suis un “storyteller”, je ne me censure pas. Je sais que mes films offensent certaines personnes. S’ils ne supportent pas la plaisanterie, qu’ils aillent se faire f… »

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    1. Enjoy!
      https://www.cinematheque.fr/video/241.html
      Et William lecteur enthousiaste de Cent ans de solitude, qu'il rapproche de Proust...

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    2. Merci pour le partage effectivement enthousiasmant tant la ferveur et la dimension culturelle , philosophique sous-tendent à merveille l'expression intime du réalisateur et éclairent ses diverses évolutions au fil des ans qui passent ; même si le fond du pot, soit l'angle de vue, du point de vue du destin s'entend, ce regard quasi résigné sur la vie au final, de ces éléments profonds déterminant un caractère, ne semblent peut-être pas avoir tant changés que cela. L'un des derniers réalisateurs singuliers du cinéma de réflexion autant que d'action de films désormais classés historiquement parlant comme classiques américains ; avec Godard et Resnais, Renoir qu'il admire, conscient d'être comme un funambule sur le chemin du destin, et son amour de la peinture qui cadre bien avec certaine vision lumineuse, colorée de ses films si particulière ; et cerise sur le gâteau, la si belle chute que représente le passage sur la restauration de ses films qui est un moment d'anthologie, suivie en miroir de toute fin de l'interview, de l'interrogation toute personnelle quasi métaphysique sur les mystères des méandres plus ou moins angéliques, diaboliques nichés dans le cerveau de tout un chacun, (Et ce dans une plus ou moins grande mesure, allez donc savoir pourquoi...), voilà le grand moment de vérité que ce dévoilement en effet...

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    3. Ravi que Billy vous ravisse ainsi, excellent orateur autant que réalisateur…
      Dans L’Exorciste (1973), un plan + l’affiche s’inspirent de Magritte, à lui l’empire des lumières, au X celui de la tristesse, et Friedkin, peu friand de sexe à l’écran, estime la sexualité humaine risible, sinon grotesque, amen…
      Dans Police fédérale Los Angeles (1985), Willem Dafoe, contrefacteur de dollars, ô capitaliste désespoir, incendie aussi ses propres toiles, artiste insatisfait à feu purificateur, of course…
      Renoir admirable, citons La Petite Marchande d’allumettes (1928), La Chienne (1931), Partie de campagne (1936), La Grande Illusion (1937), La Bête humaine (1938) et discutable, tout ce qui suit, surtout à partir de French Cancan (1955), souvent navrant ; quant à l’homme, quelques aveuglements ou déclarations à la gomme, en somme…

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