Pique-nique à Hanging Rock : Les Disparues


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Peter Weir.


Comme tout art victorien (relisez Dracula, revoyez le bestiaire de Fisher), le conte envoûtant de Weir dialectise le rapport entre culture et nature, raison et folie, loi et désir. Son réalisme magique élève un événement prosaïque au rang d’aventure existentielle. Gorgé de sexualité, obsédé par l’informulable, il décrit, littéralement, un ravissement, une disparition aussi inexplicable que celle de Lea Massari dans L’avventura. Cette modernité combinée à la dimension mythologique n’oublie pas de rendre compte du clivage social – marque du cinéma anglais présente aussi dans La Grande illusion –, ni de l’émancipation féminine au tournant du siècle et de l’avènement de la société du spectacle transformant le terrain d’un fait divers en lieu de villégiature prisé par le tourisme noir.

L’épiphanie inversée se déroule en terre aborigène sur un site hermaphrodite : un volcan éteint, avec ses éminences phalliques et ses crevasses utérines. Depuis Stromboli jusqu’au Petit Prince a dit, cette interzone entre le ciel et les profondeurs de la terre, entre l’avenir et le passé, entre le temps des hommes et celui de l’éternité cyclique, fait advenir l’altérité, plaçant ses héroïnes dans une nudité qui les révèle à elles-mêmes dans leur irremplaçable présence au monde, opaque et sensuel. La réfugiée de guerre, l’enfant malade et les jeunes filles en fleurs y rencontrent leur destin, quelque chose qui les dépasse et les submerge, où se trouver en se perdant. Miranda la bien nommée aspire à et se mire dans une vie rêvée. Tel Narcisse noyé dans son reflet, tel Empédocle suicidé dans le feu noir, elle ne reviendra pas. Ceux qui restent, un garçon anglais enamouré, une survivante autiste, vivront désormais dans la sidération, le mutisme et les larmes. La ruine programmée du pensionnat et les retrouvailles impossibles entre la sœur et le frère orphelins métaphorisent une autre absence, celle des parents.

L’année s’achève par un salut en français, « Au revoir, les enfants ! », mais le charme persiste, celui de l’énigme (résolue par un chapitre judicieusement publié à titre posthume), celui de l’œuvre, qui ne dévoile que sa propre magie. À quoi rêvent les jeunes filles, se demandait l’Argento de Suspiria ? Au Roi Lézard, pourrait-on répondre avec Morrison. Amoureuses de l’amour, elles pénètrent dans un territoire qui fige les montres, qui fait parler les fantômes avec des voix étrangères, qui tresse l’espace et le temps en séductions troublantes, dont les récits antiques ne cherchent pas à donner de réponse, ni même à raconter des histoires, mais à poser des questions à l’intérieur de portraits subjectifs d’états, d’individus aux prises avec le mystère du monde, parfaits miroirs du spectateur – le cinéma, bien sûr. Cousus dans l’étoffe shakespearienne des rêves, nous contemplons le Mirage de la vie pour éprouver la douce chaleur de la pierre qui nous précédait, qui nous survivra, à l’instar de la forêt de séquoias de Sueurs froides, que les pieds nus et les poitrines sans corset des filles épousent à l’unisson, dans la vibration du dreamtime indigène.



Le pastel de la photographie, promis à l’embrasement d’un incendie par l’une des fins du scénario, la lenteur hypnotique du rythme (celui d’une caresse onaniste ?), les robes blanches aux morceaux épars, qui répondent aux bouts de papier du Petit Poucet qui les traque, tout concourt à la réussite d’une œuvre véritablement australienne, qui annonce les scripts d’Everett De Roche, à la fois renouveau d’une cinématographie nationale et gage d’une reconnaissance à l’étranger. Parvenu à Hollywood, le royaume des illusions, Weir retravaillera la présence ambivalente de la nature avec Mosquito Coast et le doute ontologique sur la réalité avec The Truman Show, tandis que Sofia Coppola, inspirée itou par une histoire vraie, réalisera un film dont le titre, Virgin Suicides, pourrait servir d’épilogue à ce pique-nique étrange et radieux.

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