Berberian Sound Studio : Cris et Chuchotements


Dans les années 70, un ingénieur du son anglais se rend en Italie pour postsynchroniser un long métrage à petit budget. Hélas pour lui, il s’agit d’un film d’horreur, et l’expérience va mettre à rude épreuve les nerfs de l’étranger, pris entre la peur et le désir…

Avec cette relecture méta du cinéma bis et de sa violence, le réalisateur interroge non plus le regard mais l’oreille du spectateur, traçant l’itinéraire intérieur d’un personnage énigmatique.      


Sidération : l’ingénieur du son n’en croit pas ses oreilles (Toby Jones)
  
Our experiment in sound,
Was nearly ready to begin.
We only know in theory
What we are doing :
Music made for pleasure,
Music made to thrill.
[…]
From the painful cry of mothers,
To the terrifying scream,
We recorded it and put it into our machine.

Kate Bush, Experiment IV

Telle Suzy (Kendall, aperçue dans L’Oiseau au plumage de cristal et créditée dans le générique de fin en tant que « special guest screamer ») à Fribourg, Gilderoy (magicien escroc dans deux épisodes de la série Harry Potter, dont Toby Jones doubla l’elfe Dobby) atterrit en Italie comme sur une autre planète, traversant un couloir aux allures d’hôpital ou de chambre d’exécution, pour se terrer dans un studio d’enregistrement dépourvu de lumière naturelle, antre de la folie vintage dont il ne sortira pas indemne. Homme sans qualités, inexpressif et secret – « Vous, les Anglais, vous vous cachez toujours » lui lance le réalisateur –, il possède la consistance d’un ectoplasme, devenant presque aussitôt flou à l’image. Fils à sa maman, vierge d’étreintes et de fictions, a fortiori les plus atroces, le voici projeté dans un univers autarcique, latin, artisanal et incestueux, celui du cinéma de genre transalpin des années 70.

Ce pandémonium abonde en fruits défendus, littéralement avec les chocolats belges offerts en guise de bienvenue, les légumes nécessaires à l’élaboration de la bande sonore (pastèques tranchées pour évoquer des coups de couteau, sur le même mode opératoire que dans Psychose) et plus symboliquement avec une callipyge secrétaire en escarpins, bas et robe noirs interprétée par une boudeuse beauté grecque (nationalité de la mère du cinéaste). Les reliquats du massacre, dont on retiendra encore les queues de radis arrachées en écho aux cheveux des sorcières, forment d’étonnantes natures mortes, à la fois répugnantes et empreintes d’une étrange beauté, métaphores du film et des sentiments de son « héros » face aux images produites non plus par Arcimboldo mais un certain Santini, chaleureux, jovial, séducteur et menaçant responsable du Vortex équestre, le film d’horreur que doit sonoriser le foley artist britannique. La mise en abyme annonce bien sûr les vertiges existentiels et identitaires à venir. De cette œuvre, nous ne verrons que le générique rouge sang et nous n’entendrons que le thème principal, furieusement « goblinesque », en un retour aux sources de l’imagerie satanique, à l’instar de celui de Mother of Tears.


Bureaucratie sexuelle et téléphone non plus blanc mais orange (Tonia Sotiropoulou)


Mise(s) en abyme : le copyright indique 1976, année de réalisation de Suspiria,
et la compagnie de production se nomme Guazzo (flaque)

Le film dans le film renvoie aux titres « animaliers » des gialli d’Argento, et la trame, avec son pensionnat, ses femmes possédées et martyrisées, passerait presque pour une compilation de la veine fantastique du maestro de l’assassinat considéré comme un des beaux-arts : école de filles et présence maléfique à la Suspiria, tisonnier vaginal emprunté au dernier volet de la trilogie. Une autre influence semble tout aussi importante, celle de l’éprouvant Le Grand Inquisiteur de Michael Reeves, qui conjuguait en 1968 réalisme social et historique avec l’horreur la plus graphique, offrant à Vincent Price sans doute son meilleur rôle et sa plus troublante interprétation. Le film de Strickland s’abreuve à ces deux sources opaques, l’italienne et l’anglaise, jusque dans les langues utilisées, et met en scène leur rencontre conflictuelle, faite d’attirance et de répulsion (le studio « berbère » en tant que creuset des identités nationales). Dans l’espace confiné du bâtiment se déroule un choc des cultures plus violent encore que les ignominies commises à l’écran. La fin du film nous révèlera le vainqueur, par le biais du doublage, seconde nature du cinéma italien, avant l’arrivée de la génération Moretti et la généralisation de la prise de son direct.

Spécialisé dans le documentaire bucolique, dont un extrait in extremis montre le comique involontaire, notre expatrié garde le contact avec la mère patrie via les lettres lénifiantes de sa propre mère, qui l’informe de la satisfaction de ses employeurs locaux, de l’état de son cabanon et du sort des oisillons qu’il abrite. L’œuvre en cours, ce « ramassis de saloperies » comme le définit une doubleuse, vient se superposer au dépliant touristique rural, les images se contaminant entre elles avant les corps des individus qui les fabriquent, et la campagne servira de cadre à un autre bain de sang en miroir et en réponse au grand-guignol du cinéma bis. Des Chiens de paille à Inspecteur Barnaby, la ruralité sert d’écrin trompeur aux pires exactions, et la réalité se met à imiter la fiction, suivant l’adage de Wilde, laissant le maître des sons autant sidéré que le faux espion de Notre agent à La Havane voyant se réaliser dans la « vraie » vie le scénario qu’il invente de toutes pièces (d’aspirateur). Le film de Strickland et le roman de Greene démontrent ainsi les puissances de l’imaginaire, leur danger aussi, car on le sait depuis Goya, Le Sommeil de la raison engendre des monstres.

Pourquoi Santini fait-il venir Gilderoy à lui, comme auparavant Dracula le médiocre clerc de notaire Jonathan Harker ? Parce qu’il saura insuffler à son film, qu’il se refuse d’ailleurs à ranger dans la catégorie du mauvais genre de l’horreur, la dose exacte de professionnalisme et de réalisme qu’il recherche ? Parce qu’il pourra à loisir l’arnaquer, notamment sur le remboursement de son billet d’avion, running gag de moins en moins drôle et de plus en plus sinistre, à l’image de l’humour constant du film ? Oui et non : Santini, grand manipulateur, dévoué à tout (ce qui porte jupon) sauf à la sainteté, dévoile son vrai visage de fanfaron méphistophélique lors d’un baiser homoérotique par procuration, durant lequel il fait pénétrer un grain de raisin à l’intérieur de la bouche du pauvre Gilderoy, lui affirmant justement qu’il se métamorphose, devient quelqu’un d’autre (la scène reprend l’offrande similaire d’un bruiteur tendant au personnage un morceau de pastèque). Avec ce fruit dionysiaque, Santini corrompt le gentil étranger, l’enfant au corps d’adulte égaré aux pays des merveilles abominables. Comme Killer Joe, autre récit de séduction perverse des innocents par un Adversaire aussi dérisoire et possédé qu’eux-mêmes, le film se voit tout du long avec le sourire aux lèvres.


Un fruit défendu homoérotique (Toby Jones et Antonio Mancino) 

Claudius tuait le père de Hamlet en lui versant du poison dans l’oreille (Iago fera de même avec ses calomnies à Othello) ; on se souvient encore que Jeffrey découvrait les dessous de l’idyllique Lumberton au moyen d’une oreille coupée, la métonymie anatomique de van Gogh préludant à la folie généralisée affrontée par le gendre idéal de Blue Velvet. Au terme de ce conte de fées pour adultes, Lynch abandonnait son preux chevalier un peu moins blanc et un peu plus triste, n’ignorant plus la férocité du monde, l’acceptant pour mieux la combattre, principe intangible tressé au cœur sauvage des hommes comme l’humus peu ragoûtant où s’enfonçaient les pieux immaculés de la haie bourgeoise, banlieusarde et enfantine (cf. la maison de Dorothy dans Le Magicien d’Oz) de l’Americana. Depuis Eraserhead, auquel la fin de Berberian Sound Studio renvoie ouvertement, Lynch ne cessera d’explorer le son et ses possibilités appliquées au cinéma. Le bourdonnement si reconnaissable, idiosyncrasique oserait-on dire, la symphonie « concrète », comme la musique du même nom, irriguant ses œuvres, couplés aux mélodies surnaturelles et poignantes de Badalamenti, proviennent du vécu sonore du cinéaste, qui vécut à Philadelphie, grande ville industrielle, surtout pour un gamin du Montana, mais aussi d’une mémoire fœtale modulant le battement du cœur maternel perçu à travers le liquide amniotique (idée convaincante de Michel Chion). De là l’étonnante intimité du son, capable dune intrusion organique chez le spectateur également auditeur. Tous les grands cinéastes le savent, particulièrement ceux formés au muet, Lang et Hitchcock pour ne citer qu’eux, le cinéma s’avère un art visuel et acoustique. Rien d’étonnant dès lors que Strickland emprunte des chemins déjà foulés par l’auteur d’Inland Empire pour nous conter la descente aux enfers de son personnage vaguement autiste.

Dans sa dernière partie, le film délaisse l’espace clairement délimité du studio pour mêler les registres sans perdre vraiment le spectateur, mais comme signe de l’épanchement nervalien du songe dans la réalité. Cauchemar, souvenir et réalité diégétique s’entrelacent pour ne plus faire qu’un dans l’esprit troublé de Gilderoy. Pas de fugue psychogénique à la Lost Highway ou Mulholland Drive, mais plutôt un rétrécissement de la conscience dans le son, une régression volontaire dans le royaume des images. Plus proche de Gene Hackman dans Conversation secrète que de John Travolta dans Blow Out, Toby Jones fait plonger son personnage dans un magma paranoïaque. Son geste trop calme et trop appliqué de replier un câble de micro l’atteste : cet homme va bientôt craquer, il paraît prêt à entendre les voix des anges exterminateurs, comme le Nicholson de Shining écoutait les échos d’une réception des années 20. Dans les deux fables politiques de Coppola et De Palma, les preneurs de son se laissaient prendre au jeu des apparences et y perdaient leur âme ; on les abandonnait dans les larmes, le bien nommé Harry Caul jouant du saxophone dans son appartement saccagé pour retrouver un micro, et Jack utilisant le cri terrible de Sally pour injecter la vie à une série Z horrifique enfin bouclée – l’art comme ultime refuge après toutes les désillusions, en somme.

Ici, Gilderoy doit passer par la case Bergman avant de devenir enfin lui-même. Il se réveille (ou continue à dormir, rêvant son éveil, tel le papillon de Zhuangzi se rêvant homme, ou l’inverse) et se dirige vers l’écran où se projette… la scène de son réveil. Les images identiques se mélangent à d’autres où il apparaît en costume victorien de la Hammer, tel un personnage du film qu’il sonorise. La reconnaissance fusionnelle et conflictuelle entre Elizabeth et Alma dans Persona (retravaillée, décuplée par Lynch avec son quatuor féminin de Mulholland Drive), leur affrontement physique, provoquaient une décharge d’énergie si grande, un feu noir entre femmes (à nouveau l’image insoutenable du tisonnier dans le vagin, suscitée uniquement par les mots, comme le triolisme du couple de Crash copulant par phrases interposées avec le gourou des accidents de voiture) si intense que la pellicule se cassait puis s’enflammait. Idem pour notre Candide britannique, sorti du sommeil par des coups tonnés contre une porte, ceux qui s’abattaient déjà sur La Maison du diable, étalon inégalé du cinéma de terreur sonore.    


Retour de flamme existentiel et gothique (Toby Jones)

L’épilogue de Psychose nous montrait une réincarnation, la mère se substituant au fils, lui volant jusqu’à sa voix. Une pareille possession emporte Gilderoy, qui s’entend parler italien (et Jones incarnera Hitchcock dans un téléfilm !). Un peu plus tôt, le mixeur de cinéma se souillait avec la sauce tomate d’un mixeur ménager utilisé pour illustrer le moteur d’une tronçonneuse – le Mal agit tel un virus, déployant une tache indélébile au plus profond du cœur des ténèbres. L’espace fermé du studio se dédouble lui aussi, avec la cabine d’enregistrement où personne ne vous entend crier micro fermé, qui fait penser à la cabine téléphonique emprisonnant et protégeant Tippi Hedren dans Les Oiseaux. A l’intérieur de celle-ci se trouve une longue dame brune, au prénom encore nervalien de Silvia, qui se vengera au nom de toutes les femmes humiliées – les personnages féminins du film d’horreur médiéval, les doubleuses rabrouées/pelotées par le producteur ou baisées par le réalisateur, les femmes dans la société machiste et cléricale de l’Italie d’alors – par un saccage des bandes en écho à celui que découvrait Jack dans Blow Out.


Le masque du démon : les images virales contaminent « l’innocent » (Toby Jones)


Réaliser un  film entier dans la cabine d’un téléphone (Fatma Mohamed)

Film féministe, donc, et qui reprend l’argument du premier opus de Strickland, Katalin Varga, vengeance d’une femme violée sise en Transylvanie accordant beaucoup d’importance au son de la nature, mais aussi film doublement historique, qui documente une époque et une technique à jamais révolues. Hésitant à filmer en numérique, le réalisateur opte à raison pour la pellicule. Tandis qu’au dehors l’Italie connaît la violence trop réelle des « années de plomb », dans le studio et les salles de cinéma populaires se déversent des infamies cathartiques bricolées à coup de jus écarlate et de voix éthérée par les consoles. Le terrorisme politique répond au terrorisme des genres (pour reprendre le titre d’une biographie de Lucio Fulci) et inversement. L’analogique permet une sensualité, un artisanat communautaire disparus avec la ductilité permanente de l’image et du son binaires. Le lien mimétique perdure dans ce cinéma semi-professionnel, avec son équipement défectueux amoureusement reconstitué (le production design anglais demeure insurpassable, à la télé aussi, du reste), avec sa pauvreté de moyens compensée par l’investissement humain – et quoi de plus engagé qu’un cri ? Les images s’animent avec de vrais objets (une poêle à frire sonorisera la brûlure sexuelle), elles participent du monde « réel » par le pont du son, alors que le numérique ne renvoie plus qu’à lui-même, en un solipsisme de clôture ou d’ouverture selon le talent et la morale de celui qui tient la caméra. On passe ainsi de la communauté à la tribu, de la mimesis à la praxis, de la présence lourde des êtres et des choses à leur dématérialisation en une suite de 1 et de 0.

Nostalgique du genre et des médias afférents, Strickland s’interroge aussi sur l’impact de ces images, et pas seulement sonore. Fils d’enseignants, il rejoint par ses propos et sa pratique du hors-champ l’iconoclasme de Haneke, grand pourfendeur de certains films violents qui désensibiliseraient le public, dont ceux de Tarantino, ou le rigorisme de Tavernier contenant le meurtre d’un fait divers derrière une porte dans L’Appât. Ce genre de critique et de posture mériteraient un article entier, mais son film, plus fort ou plus malin que son jugement, combine la célébration et la mise en garde. Oui, les images violentes affectent Gilderoy, le transforment lui et sa réalité antérieure, locale, en un film d’horreur (mais tous nous vivons dans un film d’horreur, par notre corps et sa mortalité, par l’état du monde à toutes les époques). Et pourtant, elles possèdent aussi un charme et une force expérimentale qui les fait resurgir quarante après dans des hommages fétichistes – les envoûtants et anecdotiques Amer et Les Nuits rouges du bourreau de jade – ou les pillages du cinéma karaoké de l’horreur contemporaine (le Diable possède un bel avenir sous le soleil californien).

Au bout de son odyssée intérieure, Gilderoy s’avance vers la lumière, celle du projecteur, celle qui sourd de l’écran à la façon d’une tumeur. Nicholas Knowland, chef opérateur des frères Quay pour Institut Benjamenta, autre histoire d’enfermement et de renversement de perspective, dont le sous-titre original, Ce rêve que les gens appellent la vie humaine, siérait parfaitement au film de Strickland, montre une grande maîtrise des ombres et des lumières, à l’occasion d’un magnifique clair-obscur où Gilderoy imite un OVNI avec une ampoule devant un auditoire de grands enfants pervers subjugués, ou dans le vortex laiteux qui avale le personnage à l’ultime plan, en référence à la fois littéraire (le final des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe) et cinéphile (celui de 2001 l’Odyssée de l’espace, avec son enfant des étoiles irradiant le cosmos ; celui dEnter the Void – là encore, dénomination littérale de ce qui termine Berberian Sound Studio –, avec son éblouissement utérin d’une sœur fécondée par l’esprit de son frère).


Cérémonie secrète en clair-obscur
(Toby Jones, Fatma Mohamed, Chiara D’Anna et Susanna Capellarro)

Gilderoy, avant son grand plongeon dans la lumière matricielle du cinéma, avant le non-retour dans sa rivière neigeuse mentale, allume trois bougies (en clin d’œil aux Trois lumières de Lang ?), comme on veillerait un mort, comme pour honorer le saint d’une religion. Après une dernière engueulade triviale entre le producteur et une nouvelle doubleuse, il se recueille en un long plan, choisit son camp, celui des cinéphiles, à ses risques et périls. Au-delà de tous les artifices (une scène coupée le voit abasourdi par un faux viol sonore, canular de mauvais goût), au-delà de tous les doutes et reniements et collusions du monde et du cinéma pour mieux nous égarer ou nous ravir, il appréhende le silence, celui du studio et de son enseigne rouge, celui de Lynch encore ou du Godard du Mépris, celui surtout de la mort qui scelle définitivement nos bouches et nos oreilles. Anéantissement ou renaissance, suicide ou nouvelle chair ? Strickland ne répond pas plus que Cronenberg – à chacun de lire la fin ouverte à sa convenance. Avec The Sensual World, Kate Bush, dans les pas de Joyce, nous invitait à sauter hors de la page (le livret déplié de l’album The Red Shoes figure une grand étal de fruits) ; dans Experiment IV, sur le violon de Nigel Kennedy en hommage au Herrmann de Psychose, elle devenait banshee, « scream queen » irlandaise et létale, détentrice d’un son qui pouvait tuer mais semblable aussi à la naissance de l’amour : chaque signe visuel ou sonore recouvre plusieurs significations, divers effets ; chaque spectateur peut se voir en protagoniste de sa propre fiction.


Entre Godard, Bergman et Lynch ; entre la peur et le désir

Faisons l’hypothèse suivante, justifiée par le non remboursement du billet d’avion par la production au prétexte qu’aucun vol de Heathrow ne correspond au jour donné par le voyageur sans bagages : le film entier se déroule dans sa tête, comme Eraserhead dans celle du pauvre Henry, noyé à l’identique dans le bruit blanc et les bras frêles de la Dame dans le Radiateur, comme Inland Empire dans celle de Nikki Grace (toujours le film dans le film). Ulysse immobile, spectateur nous reflétant, Gilderoy rêve sa vie, au contact de ce Sud décadent, trouble et interlope. Homme du Nord timide et introverti, il erre dans le labyrinthe des passions sanguines et sensuelles, et aucun vumètre, nul conducteur détaillé de tous les sons requis pour chaque scène ou plan, ne lui permettront de retrouver son chemin vers le foyer familial ; contrairement à Dorothy, il ne rentrera pas chez lui. Personnage divisé, comme nous le montre l’affiche originale, ou un troisième visage issu du Vortex équestre surgit entre les deux parties scindées du sien, et comme Norman Bates si proche de sa chère maman, Gilderoy nous tourne le dos, emportant son mystère ou le vide plus effrayant que tous les litres de gore qui lui tient lieu d’identité. Rendons grâce à Toby Jones, au physique lunaire, mélange de bonhomie et d’inquiétude à la Peter Lorre ou Jacques Villeret, de porter si adroitement cette ambiguïté.

À la fin de Suspiria, une fois tus les soupirs de la Mère grecque (bis), Jessica Harper ébauche un sourire et devient une femme. Dans l’utérine académie de danse, elle trouve sa voie (sa voix) et s’extrait du cocon de la petite fille pour enfin déployer ses ailes chamarrées, celles peut-être du Black Swan d’Aronofsky. Le film peut s’interpréter comme le roman familial de la naissance d’Asia Argento raconté par ses parents, Dario et Daria Nicolodi, silhouette à l’aéroport et surtout co-scénariste. Le petit garçon de Berberian Sound Studio – on pourrait lire par mégarde Barbarian dans cet acronyme moqueur de la BBC – devient-il un homme, sortira-t-il du studio pour affronter le monde ? Ou bien plutôt traversera-t-il l’écran pour rejoindre les fantômes, qui l’attendent avec la patience de l’éternité, de l’autre côté du miroir franchi avant lui par Alice ? Le film parle aussi de cette fascination du cinéma, pas uniquement celui d’horreur, et de la pulsion de mort à l’œuvre dans la pulsion scopique. Un autre grand film anglais et méta se terminait par un suicide aveuglant, les yeux grands ouverts pour filmer sa propre peur, pour l’apprivoiser, la dépasser, peur des femmes, du monde et de l’héritage paternel empoisonné : Le Voyeur, bien sûr, écrit par Leo Marks, un ancien espion, et filmé à la lettre et de façon tout aussi suicidaire par Michael Powell, la même année que… Psychose.        
                                               

Gilderoy va-t-il retrouver la Dame dans le Radiateur ? (Toby Jones)

Ce qui nous ramène à 1986, date de la chanson de Kate Bush sur le son funeste, et du Démons 2 de Bava co-écrit par Argento. Morte et enterrée, l’horreur italienne subjective, féminine, opératique et baroque, dans le sillage d’un Terence Fisher en perfide Albion, ressuscite à l’aune de la vulgarité ludique des années 80. Les succubes et incubes décomplexés se répandent dans la vie quotidienne par le canal de la télévision (comme dans Vidéodrome et plus tard dans Ring), et la société de production et de distribution Medusa, contrôlée par Reteitalia, une entreprise de Silvio (et non plus Silvia) Berlusconi. Cet avatar de Santini, chanteur de charme à ses heures perdues, va mettre en scène sa propre gloire et, comme le Mabuse de Lang, tenter de régner sur l’empire commercial et politique des images. Le cinéma italien ne s’en remettra pas, cantonné au ghetto des festivals, aux rétrospectives des Grands Anciens, malgré l’éclaircie et la saine colère de Moretti et (quelques) consorts. Berberian Sound Studio peut ainsi se lire comme un hommage critique à un genre commercial et adulte, à un système de production familial et précaire, à un esprit d’expérimentation convoquant les puissances du cinéma, mais encore comme un documentaire sur une domination révolue, avant la multiplication des écrans et l’appauvrissement des formules narratives, le tout à travers le portrait d’un homme laconique tombant amoureux d’images aussi fatales que les invisibles sirènes en souffrance dont les cris nous poursuivent par-delà l’écran.   
  

Commentaires

  1. Cycle à l’Institut de l’Image – Brian De Palma Aix-en-Provence Aix-en-Provence
    https://www.unidivers.fr/event/cycle-a-linstitut-de-limage-brian-de-palma-aix-en-provence-bouches-du-rhone-2021-09-30/

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci de cette redécouverte.
      Comme qui aime (mieux que) bien :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2020/02/domino-fatima.html
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2014/07/passion-limpasse_10.html
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/03/de-palma-bout-de-souffle.html

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir