Le vent se lève : Aviator


Japon, années 20 : un enfant devient un homme à l’ombre de la guerre, poursuivant son rêve de beauté volante. Mais que valent les dessins d’un idéaliste face au feu et au sang, celui versé pour la patrie ou craché par une femme amoureuse ?

Avec cette nouvelle figure explicitement autobiographique, à la fois Icare et Orphée, Miyazaki met la touche finale à sa filmographie par une méditation cruelle sur la création, l’engagement et l’amour.   


Tu ne vois rien à Hiroshima

Dans le silence religieux d’une salle de cinéma de province, peuplée à ras bord de geeks, seniors, couples et quelques rares enfants (sans oublier des cinéphiles admirateurs du cinéaste, qui ne rentrent dans aucune des catégories précitées), Hayao Miyazaki fait s’envoler le jeune héros de son dernier long métrage – et non film, la nuance mérite qu’on la précise – dans un rêve bien vite transformé en cauchemar par l’arrivée d’un bombardier. Le final bouclera la boucle dans un mouvement inverse : commencé comme un mauvais rêve, il permettra au jeune homme de converser une dernière fois avec son mentor et, surtout, de retrouver son amour perdu, qui tous deux l’inviteront à vivre, par-delà les ruines de la guerre et les nuages de ses songes, aussi blancs que ceux du Japon éveillé, aussi flottants que chez Naruse, symboles aériens d’anciens amants et d’êtres sans destin au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Cependant, très vite quelque chose se met à ne pas fonctionner correctement, à l’intérieur du film lui-même, en écho à ces prototypes d’avions sur lesquels travaillent Jirō et ses collègues. Non, il ne s’agira pas (plus) de convoquer les esprits de la forêt (Princesse Mononoké) ou de l’océan (Ponyo sur la falaise), ni de suivre un aviateur porcin et antifasciste (Porco Rosso) ou une gamine passée de l’autre côté du miroir à la recherche de ses parents (Le Voyage de Chihiro). Il faut dire adieu à beaucoup de choses dans ce film, et notamment à l’union conflictuelle de mondes antagonistes, qui trouvaient auparavant, in extremis, un accord fragile. La magie, à l’image de cette concorde défunte, s’absente et n’opère plus, dans la diégèse et en dehors. Malgré des clins d’œil, de brèves correspondances avec les titres précédents, son réalisme documenté éloigne ce dernier de tout onirisme merveilleux.

Filmé à hauteur de tatami – Ozu cadrait d’ailleurs ses drames au foyer avec une caméra placée dans une fosse – ou le regard levé vers les nuages, impitoyables cassandres, voici une œuvre qui possède les qualités de ses défauts, qui ne séduit plus par son imagerie familière et ses types aisément reconnaissables. Le vent se lève, en effet, qui emporte tout ce que nous savions de l’univers de Miyazaki. La sauvagerie de la forêt en sursis (Mononoké) ou de la mer submergeant une maison de retraite (Ponyo) fait place à la cruauté des hommes inventant d’autres moyens, encore plus efficaces, de se détruire les uns les autres, et à celle des dieux autrefois protecteurs (Mononoké ou Ponyo, encore) qui abandonnent l’héroïne à son crève-cœur, dans le halo d’une lampe de travail, dans la fumée des cigarettes qui vont avec. Cruauté surprenante du cinéaste, enfin, qui borne sa magnanimité à des retrouvailles rêvées, le cher visage du passé de Jirō envolé définitivement.

Artaud réclamait un théâtre basé sur une absence totale et entière de merci à l’égard des protagonistes et des spectateurs ; Miyazaki, à la suite d’Ōtomo ou Takahata, s’inscrit dans une démarche similaire, plus choquante de se situer dans le contexte a priori sans aspérités, voire ouvertement doucereux, du dessin animé pour enfants (notons toutefois qu’il existe un pendant adulte, pornographique, à celui-ci, toujours au Japon). Cette cruauté, en vrai moraliste, Miyazaki l’exerce avant tout sur lui-même : le déchirement de son film, de ses personnages, reflète celui qu’il entretient entre son pacifisme affiché, médiatisé, et sa passion des avions de guerre, son imaginaire couronné de prix internationaux et la dimension profondément individuelle, intime, de ses histoires dessinées (rappelons que dans les années 40, son père dirigeait une entreprise d’aéronautique produisant les gouvernes des fameux Zéro : du pain béni pour les psychobiographies !). 


La fabrique des mauvais rêves

Pris sous cet angle, à contre-vent, pour ainsi dire, le film devient passionnant pour sa radicalité, son jusqu’au-boutisme suicidaire (pratique nationale, culturelle, revers, en quelque sorte, du bondage, avec le spectaculaire point d’orgue mis en scène par Mishima). Ni animation pour les enfants, ni apologue sur la puissance des rêves, ce long voyage au pays des images animées, étymologiquement dotées d’une âme, dont tous les effets sonores relèvent du souffle humain – moteur d’avion, sifflement de locomotive ou rugissement du séisme de Kantō survenu en 1923 : tout vit par la voix humaine (et Miyazaki, recalé à l’audition de sa propre bande-son, voulait sans doute s’y mettre en abyme de façon acoustique !) –, nous entraîne dans un cimetière, celui d’un pays plongé dans la tempête martiale, celui de Valéry sur son promontoire marin.

Placé sous le triple signe létal du mauvais sommeil, de la maladie (tuberculose, comme chez Dumas fils et dans la tradition du « mélo poitrinaire », mais aussi, pour Miyazaki, élément biographique, transposition du vrai mal maternel) et de la mort, le chant du cygne du maître nippon s’avère de surcroît le portrait de l’auteur en jeune ingénieur volontiers autiste (tel Leatherface dans Massacre à la tronçonneuse !), dessinateur qui voit mal, et paiera cher sa myopie politique, par ses mauvais rêves peuplés des fantômes d’une nation, autant que par la perte de sa fiancée puis épouse, la douce et faussement soumise Nahoko, si différente des personnages féminins chez notre cinéaste, digne de figurer dans la galerie des femmes martyres peintes par Mizoguchi, qui obéit aux bienséances de la tragédie grecque en exhalant son dernier souffle hors-champ (superbe moment où un coup de vent semble figer le récit, rendre vain, dérisoire, le succès attendu d’un nouvel avion, durant lequel Jirō sent, et nous avec, l’irréversible en train de se produire, sur le terrain d’aviation à vol d’oiseau de la montagne-sarcophage).

Une montagne forcément magique et maléfique, abritant un sanatorium, car Le vent se lève relit d’un double mouvement Tatsuo Hori et Thomas Mann, leur microcosme aux odeurs d’hôpital et de repos pris sur les hauteurs, dont l’histoire, pour le second romancier, s’achevait à l’aube de la boucherie héroïque d’une autre hécatombe, celle de la Grande Guerre. Tous les grands cinéastes, au soir de leur vie et de leur carrière, se penchent sur leur ombre, sur leur corps vieilli, bientôt hostile, aussi en ruines que les paysages en guerre de leurs récits historiques, Miyazaki à la suite de Fuller ou Eastwood, deux parmi des dizaines d’autres. Ils se préparent pour le grand passage qui débouche sur le grand sommeil, ils regardent et affrontent la nuit du tombeau comme Nietzsche fixait l’abîme, à ses risques et périls, ils se découvrent enfin fantômes, personnages de cinéma, art funèbre entre tous, dont les génériques nécrologiques encadrent des contes tissés par la Faucheuse bien plus que par n’importe quel « auteur ».

Puisque philosopher équivaut à l’apprentissage de la mortalité, pour paraphraser Montaigne dans le sillage des stoïciens, voir un film, récent ou plus ancien, et sur n’importe quel support, revient toujours à regarder une vanité, un miroir de sa propre disparition – le royaume des spectres, nous y pénétrons tous à chaque projection ou visionnage…


Voler en pyjama ou peindre au grand air : il ne faut pas perdre la tête
(ni les lunettes ou le chapeau)


Conscient de ce poids mortifère, de cet appel des profondeurs où ne s’agite plus une Déesse Mère mais seulement les vers, sans aucune poésie, qui triomphent de tout, rêves, projets et utopies (souvent meurtrières), Miyazaki tente désespérément de tirer son film vers la vie, la lumière, le souffle panthéiste du monde (avec notamment les bruitages, cf. supra) : il se tient en équilibre au bord de la tombe, tel James Stewart dans Sueurs froides, autre sommet de nécrophilie, tels ses personnages sur le point de chuter, littéralement, du balcon d’une hôtellerie, pour attraper le modèle réduit en papier d’un avion lui-même destiné à s’écraser, ici et maintenant ou plus tard sous sa forme adulte, Chasseur Zéro qui porte bien son nom et s’abattra, ventre gonflé de mort, sur les troupes étrangères, avec aux commandes des hommes jeunes fanatiquement tournés du côté du trépas. Si l’on peut trouver léger la désignation des nazis – « Une bande de vauriens » dit Castorp, le lucide et inquiétant Allemand au patronyme tout droit sorti de La Montagne magique –, le cinéaste montre avec une précision impitoyable cette pulsion de mort au cœur des hommes et de leurs dess(t)ins.    

Dans ce film testamentaire qui fit grincer les dents saines des lobbies anti-tabac, et s’attira les foudres mesquines des ennemis de tout bord, pacifistes, nationalistes, descendants des Sud-Coréens enrôlés dans l’édification des avions mortels, tous venus réclamer leur part du gâteau politique ou victimaire, bien loin de l’unanimité critique des travaux antérieurs, capables de réjouir tous les publics, œuvres ouvertes, denses, matricielles et sauvages, le réalisateur incendie ses beaux joujoux dans des nuages de cendres – on relève aussi un autodafé universitaire par accident – qui évoquent les champignons atomiques lancés naguère sur son pays par les « gendarmes du monde » (et sa petite sirène à lui mua sous l’égide d’une traduction Disney, autre figure problématique et controversée des « productions enfantines »). Tout cet héritage d’un enfant de la guerre – affamé comme ses petits personnages ? – affleure dans Le vent se lève, mais sans l’obscénité magnifique du Tombeau des lucioles ou la poignante sécheresse d’Allemagne année zéro, qui suivaient des agonies d’enfants sur les ruines d'un désastre d'adultes : les larmes des mélodrames représentent encore un geste de résistance, la preuve que la vie, graphiquement, continue à couler.

Rien de tel ici, car le film fait du surplace, ne s’envole jamais, ou alors illusoirement, pour quelques minutes de bonheur, le temps d’un tableau impressionniste en plein air, ou d’un rêve de conquête vite déconstruit par les ombres de l’Histoire détentrice d'une grande hache, comme disait Perec. Pareil au « héros » de Musil, Jirō paraît un homme sans qualités, un orphelin sans parents (Kayo, sa sœur, futur médecin, passe son temps à lui reprocher de ne pas se soucier assez de sa famille et de fumer en présence de Nahoko), le rêveur d’une idée fixe, bientôt récupérée par les avides marchands de mort, alors que le monde autour de lui s’effondre, et son monde intime à l’unisson. Il marche dans le désert autarcique de sa propre fable, tel un somnambule, désengagé de tous les drames, collectifs ou singulier, perdu dans un rêve qui le perd en retour. Le vers de Valéry, répété ad nauseam, mantra ou slogan, qui évoque pour nous un autre film politique et historique, celui que Loach consacra à l’IRA des années 20, ne convainc pas : tout, dans son parcours, le ramène à sa sépulture, et jusqu'aux croix de son pyjama, nécropole de soie, ou au blanc éclatant d’un tablier, d’une chemise et d’un parasol, couleur virginale qui renvoie, en Asie, au deuil, à l’instar du noir en Occident.


Un baiser à la Monet avant de mourir

Au début des années 80, sous l’empire de la télévision commerciale et l’avènement de la vidéo domestique, Sam Peckinpah et Sergio Leone prenaient congé du spectateur par des paraboles sur l’image, la mémoire cinéphile, le monde comme représentation spéculaire, quadrillée, tautologique, dans une réflexion mélancolique sur leur propre déclin de cinéaste et d’individu au seuil du vide ; en filmant la mort à l’œuvre, ils nous faisaient assister à leurs funérailles et à celle d’un certain cinéma. Mais ils le faisaient avec la politesse et l’élégance du désespoir, avec le sourire ultime de leurs personnages devenus une image télévisuelle enregistrée ou un souvenir opiacé, enfuis et libres dans la dématérialisation d’un artefact magnétique (et plus tard numérique) ou l’évanouissement des volutes de la drogue. Tarkovski, quant à lui, sauvait l’humanité avec un vieillard et un enfant lovés au pied d’un arbre. Après Osterman week-end, Il était une fois en Amérique et Le Sacrifice, Le vent se lève prend sa place dans ce cortège funèbre, dans cette longue suite de legs visuels rédigés par des cinéastes arrivés au bout du film.

Si, dans l’épilogue de Porco Rosso, Mario disparaissait dans la ouate de nuages édéniques, Jirō, dans un dernier rêve, rejoint son confrère italien, Caproni (retour aux origines avec le nom des studios Ghibli, inspiré d’un de ses modèles), qui l’invite à boire un verre de vin – et il le rejoint dans la terre onirique, descendant au bord du cadre inférieur comme on dévalerait l’escalier d’une crypte. Ces noces funèbres entre le métal et le ciel s’achèvent donc par une descente au tombeau, par la double mort d’une femme et d’un homme désunis par la maladie, la guerre et l’idéologie adulte qui s’empare des rêves d’enfant pour les transformer en oiseaux de malheur. On pourra trouver durant deux heures cet air irrespirable, pareil à celui d’une chambre de patient en soins palliatifs, malgré la beauté lumineuse du dessin, de la musique du fidèle Joe Isaishi, mais, on le sait, plus on s’élève et plus l’air se raréfie, justifiant les masques à oxygène des pilotes ou la folie nietzschéenne sur les cimes de la pensée escaladées par Zarathoustra, avant les grands désastres du vingtième siècle…

Il faudrait donc, malgré tout, tenter de vivre, répondre à l’appel du vent ou du crayon ? Nous voyons plutôt dans cette élégie un faire-part de décès, le dernier mot de la dernière phrase, l’adieu définitif à la jeunesse, à la vie, à l’envol – ce dernier film, dans sa grandeur imparfaite, nous apprend obstinément à mourir.   
   

Commentaires

  1. Très bel article et film bouleversant.

    Décidément, vous êtes fan de Leatherface! Pour moi cet ingénieur autiste, c'est aussi le geek (une partie du public de Miyazaki), la tronche dans un univers onirique pour ne pas se coltiner le réel...

    En effet, un film sur la mort, qui montre un homme faisant face à ses regrets et à ses remords. Le film m'a aussi incité à me frotter à la réalité, à ne pas me laisser porter par un rêve éveillé. Tenter de vivre pour moi, c'était surtout être en prise avec le monde qui m'entoure (ce mec semble passer à côté de la seconde guerre mondiale!), avec ses proches. C'est d'ailleurs aussi le film de Miyazaki le moins "fantastique" comme vous le soulignez. Alors que je pensais aimer son cinéma pour ces envolées surnaturelles, je me rends compte qu'au contraire son film le plus "les pieds sur terre" (voire sous terre?) est mon favori.

    Mais en effet, il nous montre aussi un homme faisant face à ses regrets(à l'écran et derrière le crayon), affrontant la mort.

    Et vous avez bien raison de souligner le caractère "organique" du son et des moteurs, respirant comme des poumons.

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    1. Merci !
      En plus de Leatherface, je confesse volontiers une tendance à voir De Palma partout...
      Oui, les "geeks" représentent sans doute une partie du public de Miyazaki, mais son statut, au Japon voire ailleurs, de "dieu vivant", excède cet attachement "de niche". On aimerait savoir ce qu'ils pensèrent de ce titre, tout sauf complaisant envers son personnage (et donc eux-mêmes)...
      PS : votre blog fait désormais partie de ma liste.

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    2. Eh bien, si j'ai cette lecture "geek" du film, c'est parce que je me considère moi-même comme un geek... Ce personnage m'a bouleversé en partie parce qu'il me renvoyait à moi-même...

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    3. Chaque (grand) film, d'animation ou non, reflète en effet son spectateur, et le cinéma, art létal par nature, nous donne à voir avant tout des fantômes - d'où le nom de ce blog...

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