Le Mystère Andromède : Le Village des damnés


Ce film construit comme un dossier présente un bel exemple de science-fiction, à savoir une fiction donnée pour scientifique, plausible car étayée par des éléments insoumis à une imagination autre que factuelle. On conduit une hypothèse de départ jusqu’à son terme, on observe les actions et les réactions d’un milieu, on enregistre les métamorphoses d’un phénomène avec rigueur et sans aucun pathos. La caméra devient un microscope, les personnages des cobayes, le temps et l’espace les coordonnées d’une expérience aux allures de fable morale. Mais au lieu d’une sèche démonstration, d’une alarmiste mise en garde des dangers de la science, nous voici en présence d’une œuvre d’une véritable humanité, d’une grande forme qui parvient à dire, avec humilité et conviction, deux ou trois choses importantes sur le spécimen humain et son possible devenir.


Un générique bruitiste et documentaire donne le ton, qui tresse les crépitements des téléscripteurs au glas funèbre, qui constitue un diaporama de textes, de termes techniques, de noms pour l’instant obscurs, autant de pièces d’un puzzle à résoudre comme une énigme, celle du titre français mais pas seulement, autant de pièces d’un corpus à examiner durant deux heures, autant de lignes narratives que le scénario du film va déployer, en se basant sur un scénario lui-même scientifique. En quelques minutes, avec ce modèle d’introduction, Wise démontre à la fois sa science du montage – son apprentissage sous les auspices de Welles – et du son – là encore, après des débuts au côté d’un brillant homme de radio, qui terrorisa un pays par la seule force du média. Comment oublier du reste la magistrale bande-son de La Maison du diable, où la hantise se manifestait avant tout acoustiquement, par d’assourdissants coups portés à une porte, par de troublants chuchotements ?

Le meilleur reste à venir. Deux scientifiques explorent un village du Nouveau-Mexique, célèbre pour ses expérimentations atomiques. Dans cette séquence diurne, avec une horreur manifeste en plein soleil, celle de dizaine de corps figés en pleine rue, dans des magasins, chez eux, les échos de l’Antiquité et de l’Histoire contemporaine s’entremêlent : ce que nous voyons, ce que nous découvrons avec ces hommes aux combinaisons d’astronautes, résonne avec les corps pétrifiés de Pompéi, avec les corps évanouis de Hiroshima, dont ne reste qu’un contour indélébile sur les murs irradiés. Bienvenue dans l’ère des tueries de masse, qui réactivent les grands massacres autrefois dévolus aux seuls caprices de la nature. Comme l’affirme aux visiteurs le premier survivant, « C’est vous » la cause de cette désolation.

La maîtrise du cadre (Wise demeure avec Anthony Mann & John Carpenter l’un des grands maîtres de l’espace américain), du tempo, des figures de style tels que l’écran fragmenté, déjà expérimenté par le Norman Jewison de L’Affaire Thomas Crown pour ses jeux de séduction, et bientôt théorisé, systématisé, par le De Palma de Sœurs de sang et Carrie au bal du diable, la tension et la surprise qui irriguent la scène en font une indiscutable leçon de cinéma et un bel échantillon du classicisme hollywoodien dans sa pleine maturité. Le Carpenter de The Thing s’en souviendra pour l’ouverture de son grand poème paranoïaque (déjà présente ici, bien sûr).

Le reste de l’action se déroule dans un gigantesque silo, qui emprunte sa claustrophobie à la station de 2001, l’Odyssée de l’espace et annonce le décor de l’affrontement et de la révélation entre le père et le fils de La Guerre des étoiles. Comme chez Kubrick, l’hyper technologie aboutit à un tombeau, symboliquement enterré, et comme chez Lucas, les anciens mythes servent à établir une nouvelle mythologie, mais non pas pour véhiculer un nouvel espoir à la truelle, pour enchanter encore un public qu’il s’agit d’initier à un nouveau type de divertissement. Ici, pas de jouvenceau découvrant le vaste monde dans l’apprivoisement de ses pouvoirs, mais une course contre la montre, un jeu dangereux sans vainqueur. Dans cette Guerre des mondes revisitée, les humains ne doivent leur survie provisoire qu’à un mauvais alcool et aux pleurs mécaniques d’un nourrisson, certainement pas aux multiples procédures de stérilisation… Victoire ironique, comme chez Wells, où les bactéries inoffensives pour l’Homme le libéraient de l’invasion extra-terrestre – « tout ce qui ne me détruit pas me rend plus fort »...



Par d’autres moyens, avec un autre regard, ce cinéaste, qui jamais ne se considéra comme un auteur (et que la critique ne prit, à tort, jamais pour tel), dresse un constat identique à celui des représentants du Nouvel Hollywood. L’ère du soupçon, étudiée en littérature par Nathalie Sarraute, se répand dans la « vraie vie », se vit au quotidien par les citoyens d’une société empoisonnée par le doute, la perte de confiance, la désillusion. Le mensonge, la manipulation, les nouvelles idolâtries règnent dans l’Amérique des années 70, dont ce film dresse le saisissant portrait. Et il le fait sans emphase, sans lourdeurs, mais avec de vrais personnages, de vrais corps fragiles et proches (belle galerie de scientifiques de chair et de sang, avec mention spéciale pour la femme du groupe). Le microcosme sociologique du huis clos excède cependant une nation et renvoie à l’humanité entière, comme l’équipage cosmopolite de l’Enterprise.

Wise décrit un monde en sursis, désertique, un monde sans Dieu, où les prêtres gisent sur les marches de leur église, où les rares rescapés ressemblent à des anachorètes, où les programmes scientifiques portent le nom de constellations et de figures mythologiques défuntes, où les fermes agricoles dissimulent des recherches létales. La mort tombée du ciel alimente la mort en cours d’élaboration. Dans cette prospective autodestructrice, un enfant et un vieillard ne pèsent guère, alpha et oméga d’une très vieille histoire. À la mélancolie majestueuse du joggeur de Kubrick, il substitue un sens du tragique, du fatum qui fera tomber les boxeurs de Nous avons gagné ce soir, fauchera les amants sacrifiés de West Side Story, emprisonnera à demeure l’héroïne orpheline de La Maison du diable, et interrompra les chants sucrés de La Mélodie du bonheur. Pour ne pas retenir l’avertissement de Klaatu dans Le Jour où la Terre s’arrêta, les hommes se condamnent à l’impuissance, face à eux-mêmes et face à ce dynamique cancer stellaire.

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