The Grandmaster : L’Homme sans passé



Après le ratage de My Blueberry Nights (éclairé par Khondji à la place de Doyle), voici un beau film funèbre de guerre et d’amour, pas si loin du Sirk dont le titre pourrait resservir, formant avec Il était une fois en Chine un passionnant diptyque : l’énergie nationaliste de Tsui Hark s’alimente à celle de son héros historique, la mélancolie raffinée de Wong Kar-wai sublime les souvenirs rêvés de son grand-maître autobiographe et calligraphe (littéralement, dans Hero). On passe de la naissance d’une nation à l’itinéraire d’un homme blessé (l’armée japonaise se reflète dans une flaque, pour un film placé sous le signe de l’eau, qui emporte tout, et de la neige, qui fige ; à voir en complément, sur la même période, City of Life and Death, sorte de Liste de Schindler chinois). Le hiératisme de la réalisation et des postures de combat ne s’oppose pas à l’émotion, ni à l’humour, mais permet au contraire de les porter à leur point d’incandescence, parmi les cendres du Temps.

Tony Leung découvre en effet sur le thème de Deborah, issu du testament de Leone, le secret magnifique de la bouleversante Zhang Ziyi, et leur partie d’échecs sentimentale en apesanteur rappelle le pas de deux des amants platoniques dans In the Mood for Love. Chez Wong, la chair fascine (cf. son superbe La Main pour Eros) et virevolte, mais ne se dévoile jamais, ne se consomme pas : Madeleine, autre femme amoureuse doublement perdue, ne saurait devenir Judy. « Vous ne savez pas regarder en arrière » dit Ip Man à Gong Er, en référence à la figure martiale et paternelle du « Singe qui tire sa révérence », mais elle ne fait que cela, revenue volontairement au pavillon neigeux de son enfance, en train d’observer la danse violente de son père, ou plongée dans un nuage flottant d’opium, tel De Niro, sa vengeance payée d’une fleur de sang à la Marguerite Gautier.

À l’instar des chansons utilisées par Scorsese ou Almodóvar, la citation musicale demeure exemplaire, car, contrairement à la profanation de Sueurs froides par Hazanavicius dans The Artist, Wong réarrange le morceau, l’insère dans une iconographie – Zhang Ziyi fumant sa pipe allongée – et une thématique – le Temps et ses arabesques, déjà à l’œuvre dans 2046, surtout les regrets, sans lesquels « la vie n’aurait pas de valeur » – en harmonie avec le modèle auquel il rend hommage, à l’image de Bruce Lee se formant auprès de Ip Man : avec la transmission d’un art (martial ou cinématographique), la flamme ne s’éteint pas (anecdote prophétique de Wong sur la disparition de la pellicule au profit du numérique) et le film peut s’achever sur le sourire de Tony Leung et son invite au spectateur : « Et vous, quel est votre style ? », épilogue joyeux et tourné du côté de la vie, de la filiation et de l’espoir, pour un film dont on s’étonne encore du faible retentissement critique hexagonal.

Commentaires

  1. il n'a pas eu tout les honneurs qu'il aurait du avoir, mais même un film de cette envergure ne traverse pas nos contrée et il faut souligner que IP MAN 3 SORTAIT presque simultanément, comme beaucoup de personne ne connaissent même pas WONG KAR WAI, preuve que je l'ai fait revoir en vidéo a beaucoup de potes a moi, il sont rester sur le cul. mais sinon il en avait déjà marre a IP MAN 2 donc voila le problème car on n'a trop parler de IP MAN.

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    Réponses
    1. Merci pour ce rapprochement intéressant ; la série des Ip Man, chorégraphiée par Sammo Hung - dont on conseille l'émouvant First Mission avec Jackie Chan -, privilégie l'action et la narration, quand Wong Kar-wai opte pour l'esthétisme et les jeux du temps...
      http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/04/16/the-grandmaster-la-melancolie-est-un-sport-de-combat_3160660_3246.html

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