La Fille de Ryan : Madame Bovary


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de David Lean.


Cette œuvre constitue avec Lawrence d'Arabie un diptyque sur les rêves brisés d'individus égocentriques, aux prises avec un monde trop grand et trop féroce pour eux, mais dont ils ne peuvent s'empêcher de répondre à l'appel (le prêtre avertit Rosy en lui disant de ne pas alimenter ses rêves sous peine qu'ils ne se réalisent, paraphrasant Wilde sur la tentation). Comme l'Emma de Minnelli, comme le M. Butterfly de Cronenberg, l'héroïne se raconte des histoires qui se fracasseront au contact du principe de réalité (scène de tonsure qui résonne avec celle de Hiroshima mon amour et remplace le viol de Peter O'Toole, l'assaut dévastateur de « la citadelle de [s]on intégrité » transformant l'archange blond aux yeux bleus, comme ceux de Trevor Howard, en ange exterminateur).

Lean livre aussi un mélodrame puisant dans l'impressionnisme – l'ouverture fait penser à Femme à l'ombrelle de Monet – et le réalisme social anglais – le village, l'IRA –, soignant chaque personnage, même dit secondaire (extraordinaire John Mills, oscarisé à raison ; surprenant Christopher Jones, prolongement de Lawrence et frère d'arme de John Gavin dans Le Temps d'aimer et le Temps de mourir, peut-être le plus beau film de Sirk, assurément son plus autobiographique, puisqu'il met en scène la disparition de son fils). Une dimension christique innerve la relation de Rosy à son père, qui la trahit, dont elle endosse la faute (Howard dit encore à l'arrivée de la tempête que le temps semble celui du retour du Messie). La scène d'amour dans les bois, retravaillée par Pascale Ferran dans sa propre adaptation de Lawrence (D.H. et non plus T.E.), qui fit tant rire les critiques new-yorkais (dont une certaine Pauline Kael), donne volontairement dans le conte de fées panthéiste d'une nature à l'unisson du plaisir féminin (et combien de douleurs pour quelques minutes d'extase, semble nous dire Lean dix ans avant le De Palma de Pulsions !). Mitchum (encore un lien avec Minnelli) tient là son rôle le plus émouvant, avec l'amoureux de Yakuza, et Barry Foster, impitoyable et cordial, annonce sa création dans Frenzy.

Le cinéaste devra renoncer au Bounty et à Nostromo d'après Conrad, mais il laisse une deuxième chance à Rosy & Charles, moins désespéré que le Polanski de Tess et moins ironique que le von Trier de Breaking the Waves. Au bout de son chemin de croix, tandis que Doryan (presque l’anagramme de son prénom) au crépuscule se suicide à la dynamite, comme le Belmondo de Pierrot le fou et en clin d’œil inversé à l’allumette soufflée puis enchaînée sur l'aurore dans Lawrence, elle ne craint plus la monstruosité de Michael, magnifique idiot du village et avatar de Quasimodo, mais l'embrasse comme un frère, avec un dernier regard de reconnaissance, dans tous les sens du terme.

La grandeur de Lean réside non seulement dans sa maîtrise absolue du cadre et de l'espace, dans son lyrisme épique et intime (auxquels Les Incorruptibles rendront hommage) mais encore dans ces moments pointillistes d'accord parfait entre les différentes puissances du cinéma (autres exemples, la scène où Rosy place ses pieds nus dans les pas de Charles sur le sable, ou la scène du bar avec Doryan happé par ses souvenirs, qui reposent sur le son et la dissonance ; Lynch s'en souviendra pour ses vétérans d'Une histoire vraie). Admiré par Kubrick, détesté par John Waters (choisis ton camp, camarade cinéphile), Lean abordera une dernière fois le continent noir et lumineux de la féminité dans La Route des Indes, relecture de Pique-nique à Hanging Rock – l'un des rares cinéastes, avec von Stroheim, Lang et quelques autres, digne de l'épithète visionnaire, donc.

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