Les Ombres sans l'armée : Sur deux films de Jean-Pierre Melville


Suite à leur diffusion par ARTE, retour sur deux titres du réalisateur.

  • Le Samouraï

Dans ses entretiens avec Rui Nogueira, Melville livre la clé de l’ouverture : la réalisation s'affole pour épouser la folie du tueur, déstabilisant le spectateur qui discerne sa silhouette alitée, présage de son devenir cadavre – Le Samouraï, comme Massacre à la tronçonneuse, s'avère aussi un grand portrait d'autiste. Ce qui fascine les assassins professionnels, bouchers au chômage dans l'Amérique du Vietnam ou exécuteur trahi dans la France glacée d'avant Mai-68 ? La mort, bien sûr, leur propre destruction sous les traits d'une belle chanteuse métisse (elle l'hypnotise comme un serpent, poursuit Melville ; faut-il y voir une allégorie du tiers-mondisme bientôt advenu ?) ou d'une hippie hystérique dont les cris se fondent dans ceux de l'arme tenue par Leatherface (dont la danse finale évoque celle du tutuguri, le rite du soleil noir d'Artaud). La musique inoubliable de François de Roubaix trouve dans sa structure et sa sonorité des accents tout droit sortis de chez Bach (mécanisme divin avec harmonium) pour rendre sonore l'idée tragique du fatum.


Delon, Narcisse fétichiste et homoérotique (Woo s'en souviendra dans The Killer, parant la figure iconique de sa propre mystique – colombe catholique à la place de l'oiseau encagé  et des larmes du mélodrame asiatique), s'avance vers sa propre chute, immobilisé entre Ciel et Terre, à la façon de la statue du Bernin illustrant l'extase de sainte Thérèse. Auparavant, il stationne religieusement devant le miroir, comme Belmondo en Roi-Soleil du Doulos, et ne fréquente une femme – Nathalie Delon – que parce qu'elle lui ressemble. L'abstraction, l'épure, le jansénisme presque bressonien de la mise en scène, loin de posséder une dimension ironique (lecture de Jean-Michel Frodon), s'apparentent à une purification des influences, de la culture et de l'éducation cinéphile de Melville, vers la langue des mystiques au lyrisme minéral, désincarné. Dans la même démarche, on citera Crash de Cronenberg, poème transi qui émeut pourtant et autant que le chant du cygne melvillien. Au-delà de l'émotion, de son spectacle, des formules du genre, les marionnettes frémissent d'une vie étrange et poignante, comme les poupées du bunraku de Kitano (et la boucle se boucle avec la citation apocryphe du bushido, auquel fera référence un autre grand récit d'amour et de mort, le Yakuza de Pollack...).

  • Un flic

Un grand film d’adieu (au monde, au cinéma, à Delon) ; un grand film méta (miroirs au plafond, trompe-l’œil, perspectives peintes, maquettes, générique en forme de pellicule) ; un grand film figuratif (les grues et la mer, espaces atlantique ou parisien après la fin du monde, maison en ruines/architecture moderne du commissariat) ; un grand film muet (le dialogue exsangue réduit à un « aboli bibelot d’inanité sonore », car tout se dit dans le silence éloquent des regards) ; un grand film lyrique (belle complainte des regrets par Isabelle Aubret) ; un grand film abstrait (« J’ai horreur de faire du réalisme » déclarait Melville) ; un grand film sur la disparition du corps et l’avènement de la pornographie, genre jugé puéril par le réalisateur (1972 : Gorge profonde) ; un grand film pirandellien (personnages automates et routiniers réduits à des personæ, des postures, des panoplies) ; un grand film sans soleil (ailleurs que dans un autoportrait flamboyant de van Gogh) mais pas sans cœur, brûlant sous la glace du hiératisme (comme chez Laclos ou Ballard/Cronenberg) ; un grand film de son époque et de la crise à venir en 74 (ironie du banquier licencié qui attaque une banque) ; un grand film sur la sexualité impossible (homo/hétéro/bi, peu importe) ; un grand film sur la mort (Catherine Deneuve, ange noir exterminateur, truands croque-morts, tunnels ferroviaires ou de métro qui ne mènent qu’aux Enfers, avec la Seine en Léthé, cadavre féminin regardé en face) ; un grand film apaisé (douceur du geste de Coleman couchant le suicidé, aube froide et malade qui n’apporte plus rien, enfin, sinon une autre affaire, cela et « rien d’autre ») ; un grand film sur la dérision (des actes, des projets, des rêves sudistes, paradis artificiels également rêvés par Carlito Brigante) et l’ambiguïté (des êtres, des sentiments, des amitiés trahies), sous le patronage apocryphe de Vidocq ; un grand film sur l’échec (tradition hustonienne oblige) et l’immobilité (stase du récit découpé en quatre blocs narratifs qui s’annulent les uns les autres) ; un grand film sur l’étrange et mortifère beauté de la France des années 70 (dix ans après l’apocalypse tranquille d’une éclipse chez Antonioni, et au détour d’un plan en plongée sur une voiture emprunté au Franju des Yeux sans visage) ; un grand film d’évasion métaphysique ratée (idem chez Becker, creusant aussi sa tombe avec son dernier film, moins optimiste qu’un Bresson où le condamné à mourir parvient à s’échapper) ; un grand film béhavioriste qui définit ses silhouettes par leurs comportements (cf. Friedkin in French Connection, avec une scène de bar identique, où le son diégétique s’efface devant le lamento de la musique off, et dans Police fédérale Los Angeles, avec son convoi funèbre fléché à l’ouverture) ; un grand film sur les apparences (scène stupéfiante du bistrot dont tous les clients « innocents » se révèlent des policiers, travesti interprété par une véritable femme) ; un grand film sur la modernité paranoïaque d’hier et d'aujourd’hui (écoutes orwelliennes pour repérer Simon) ; un grand film sur la fatigue existentielle dont trois protagonistes portent des noms d’apôtres ; un grand film sur la défaite avec un épilogue jouxtant l’Arc de triomphe, au goût de cendres des studios de la rue Jenner ; un grand film non plus sur l’armée des ombres mais celle des « morts anonymes », sur deux hommes dans la ville, sur des samouraïs pas très gay (superbe regard désespéré de Delon à Crenna dans son club avant la révélation du complice) ; un grand film désaturé, en couleurs et en noir et blanc, avec seulement quelques points lumineux (enseignes, feu rouge, vitre à la Mondrian) ; un film testamentaire sur un téléphone qui continue à sonner mais que l’on décroche trop tard, ou plus du tout (qui dit Il était une fois en Amérique ?) ; un grand film d’amour pour un genre, un acteur (ultime plan sur le masque impénétrable, littéralement et symboliquement, du policier/comédien/personnage public), une vision du monde – oui, Un flic s’avère tout cela, et beaucoup plus encore. Melville filme son théâtre d’ombres et son train électrique en tirant sa révérence, en Stetson et lunettes noires, personnage de cinéma évanoui puis retrouvé, comme pour éviter les embruns qui, finalement, à chaque matin du monde, finiront aussi par nous emporter tous.


Commentaires

  1. Synthèse magistrale, puissante évocation peut-être de la figure d'un rōnin,
    samouraï errant qui va de Melville en ville pour affûter sa technique, une condition honteuse dans le Japon traditionnel, ce qui menait nombre d'entre eux au suicide....

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    1. Sur ce sujet, lire aussi l'excellent "roman graphique" du puissant (et polémique) Frank Miller, plutôt que s'infliger le thriller cacochyme, homonyme, de John Frankenheimer...
      http://www.9emeart.fr/post/dossier/comics/ronin-la-plume-est-plus-forte-que-le-sabre-5277

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    2. "Saka no Ue no Kumo "(坂の上の雲) Nuages sur la pente, était initialement prévue pour une diffusion en 2006 en tant que « Taiga Drama 21e siècle ». Toutefois, le scénariste de la série s'est suicidé, provoquant un retard dans la production. On ne badine pas avec le
      « NHK Drama Special » au Japon...

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    3. Ni avec le suicide, bien sûr :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/05/suicide-club-shinjuku-incident.html

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