The Last Winter : La Dernière Femme sur Terre


Une série de drames survient à Kink, en Alaska, où travaille un petit groupe d’experts, avec l’accord du gouvernement fédéral et commandité par une grande société pétrolière, en vue d’une prochaine exploitation. Tandis que les morts violentes s’accumulent et que s’échauffe le permafrost, une réalité complexe se fait jour, aussi fatale qu’un cadavre couché dans la neige, les bras repliés vers le ciel absent.

Cette fable écologique, adulte et soignée, fait se dérouler dans un vrai décor de bout du monde l’actuelle hantise d’une fin du monde, provoquée par l’inconscience des « locataires » d’une planète en sursis.     


Les corbeaux, le puits, la neige : bienvenue en Alaska !

What have they done to the Earth
What have they done to our fair sister
Ravaged and plundered and ripped her and bit her
Stuck her with knives in the side of the dawn
And tied her with fences
And dragged her down

 Jim Morrison, When the Music’s Over (1967)

The Last Winter débute comme autrefois Frissons : avec un film promotionnel vantant les mérites de l’entreprise pétrolière idéale – à la place d’un ensemble immobilier tout aussi parfait, inspiré du Corbusier, chez Cronenberg – qui étudie son prochain site de forage, sis dans une zone pourtant protégée. L’édifiant récit auto-publicitaire revient une vingtaine d’années en arrière, à l’époque des premiers travaux, dont ne demeure plus qu’un puits indiqué par un bloc grisâtre, aux allures de stèle. Maxwell, un jeune ouvrier, éteint la logorrhée (qui fait penser aux bandes identiques d’un célèbre grand groupe français…) d’un coup de télécommande, et l’Alaska surgit en une série de plans fixes, tels des natures mortes, non pas espace glacé, infini, isolé, propre à générer toutes les psychoses humaines, mais plutôt zone privée, cadastrée, en train de se réchauffer, ainsi que le démontre la végétation qui la constelle. Larry Fessenden prend acte de l’actualité, en même temps qu’il situe sa fable « verte », proche des deux Long Weekend écrits par Everett De Roche à trente ans d’intervalle, sur le nouveau terrain de jeux du capitalisme mondialisé.


La communauté

Le prologue sert d’exposition efficace et permet de se défaire de l’ombre castratrice de The Thing, négatif simultané d’E.T. l’extra-terrestre (où Spielberg, sous les atours d’un film « familial », entérinait sa défiance des adultes et sa critique du mythique melting pot américain, dans le sillage du Cimino de La Porte du paradis), réalisé en 1982 par Carpenter, quatre ans avant la préhistoire de The Last Winter : pas d’ouverture en Antarctique par une chasse funeste en hélicoptère sur le thème hypnotique de Morricone, en écho à l’introduction de Shining avec son Dies irae, surplombant elle aussi un paysage de montagnes enneigées (et bientôt hallucinées, pour reprendre le titre d’une nouvelle de Lovecraft, auquel le film de Fessenden paie son tribut). La parabole paranoïaque et claustrophobe sur l’identité (humaine) assaillie par l’altérité (bestiale) laisse place à une réflexion polyphonique sur une problématique contemporaine, un affrontement de points de vue (économique, écologique, scientifique, religieux, filial et sentimental) sous la forme d’une guerre de territoire, structure reprise au précédent opus du réalisateur, le conte initiatique WendigoThe Last Winter résonnerait plutôt avec Ghosts of Mars, autre récit de colonisation et d’appropriation de terres mortelles, dont il reprend au passage le final féministe et désespéré.


Le témoin (Zack Gilford)

Tourné en Islande (où les compagnies de transport possèdent une culture cinéphile, puisqu’elles s’appellent North by Northwest et Vertigo !), comme Mémoires de nos pères la même année, The Last Winter nous montre un double dernier hiver, celui des saisons rendu caduc par le réchauffement climatique, celui de l’humanité destinée à l’extinction par sa propre rapacité. Véritable homme-orchestre et auteur complet – scénariste, réalisateur, monteur, producteur et acteur pour Jarmusch ou Scorsese, mais encore choriste et joueur de saxophone pour la chanson du générique de fin ! – mis en abyme dans son propre film, en magnat au nom transparent de Charles Foster (Kane), périssant au cours d’un crash aérien inspiré d’Icare, Fessenden déplace habilement un courant littéraire et pictural dans un cadre étranger. La manœuvre aboutit à ce que l’on pourrait baptiser « gothique polaire », illustré par l’image audacieuse, d’une vraie beauté plastique, de corbeaux sur la neige. Poe, spécialiste reconnu du volatile funèbre, rejoint l’ermite de Providence, sans oublier le grand Stephen King, qui utilisa magistralement la figure amérindienne du wendigo dans son éprouvant Simetierre.

Ce triumvirat de l’horreur pourrait écraser le film presque autant que l’héritage de Carpenter, mais Fessenden parvient à trouver sa propre voie, son rythme personnel. Sans viser la perfection formelle de The Thing, il filme son récit avec modestie, précision et foi. Loin du cynisme généralisé à l’œuvre dans le cinéma karaoké, surtout dit « de genre », il ne se tient jamais au-dessus de personnages réduits à des fantoches plus virtuels que les avatars du jeu vidéo, mais dirige avec brio une troupe d’acteurs irréprochables, de l’inflexible Ron Perlman (il faut voir ce colosse verser quelques larmes devant un cadavre) au conciliant James LeGros, en passant par la pragmatique Connie Britton (saisie dans sa sensualité mature éloignée des standards du glamour hollywoodien) et le couple d’Inuits dont la culture perçoit à sa façon les événements (le fameux wendigo, donc). L’attention portée aux comédiens (et aux personnages) équilibre celle allouée au paysage, qui « respire » tout au long du film, aussi vivant que les créatures, humaines ou non, qu’il abrite.


L’émissaire et l’environnementaliste (Ron Perlman & James LeGros)

Car les hommes (et les femmes) de la base doivent compter avec une présence étrangère qui les survole – les oiseaux, encore, hommage non dissimulé aux prédateurs de Hitchcock, jusque dans les orbites affreusement noires de leurs victimes – ou les épie dans leur intimité nocturne, ce qui nous vaut des plans aériens et en apesanteur dignes du Dario Argento de Ténèbres ou Opéra. Comme ses illustres prédécesseurs, Fessenden s’attache à la vision de ses héros, sa fiabilité ou ses manques (les hallucinations), primordiale dans un environnement aussi hostile, et qui fait d’eux, au sens propre du mot et par leur profession, des « observateurs » dont le salut dépendra des actes consécutifs à ce qu’ils voient. L’influence du found footage et des images enregistrées « live » par des amateurs (le film, rappelons-le, commence par des images d’archives, tissant à sa trame certains plans de Leçons de ténèbre, vrai-faux documentaire métaphysique signé par Werner Herzog en 1992, autre cinéaste-explorateur, sur l’après-guerre du Golfe et ses conséquences environnementales via l’industrie pétrolière) se lit dans la cassette de Maxwell, qui reprend la vision verdâtre de nuit du Silence de agneaux et annonce l’ultime plan de [REC].


Le sceptique (Pato Hoffmann)

Même les imperfections du numérique dotent les créatures, rennes monstrueux logiquement inspirés du bestiaire hivernal, de l’incertitude graphique d’une apparition subjective – où comment faire d’un défaut (financier, sans doute) une qualité narrative… Dans The Thing, le Mal devenait Protée grâce à l’immense talent du magicien Rob Bottin, enterré prématurément par l’avènement des simulacres binaires, mais les métamorphoses ad nauseam, littéralement (comment oublier cette araignée visqueuse à face humaine pendue à un plafond ?), n’intéressent pas Fessenden, qui se concentre sur d’autres changements, plus intérieurs ou élargis aux dimensions de la planète.

Sous la glace gît le pétrole, énergie fossile dont l’extraction assimile les industriels à des pilleurs de tombes, voire aux violeurs de l’Alma mater. Sous la mise en garde métaphorique, justement dépourvue de lourdeur par ce saut qualitatif du genre fantastique, se cache un second film, voire un troisième, qui concourent à faire de The Last Winter une vraie réussite. Le thème de la Déesse Mère outragée, infanticide, dont on connaît le succès dans la mouvance écologique et féministe, se double en effet d’un portrait de femme entre deux hommes, Jules et Jim venu du froid, car The Last Winter s’avère aussi un film d’amour, les émois du trio, jusqu’à la compréhension mutuelle entre les deux prétendants, en réponse aux grandes modifications de l’écosystème, astucieuse façon d’entrelacer le macro et le microcosme chers aux alchimistes (avec sa survivance dans l’astrologie, essai poétique de lier l’absurdité de vies individuelles aux tracés géographiques et sémantiques des astres et des constellations, toit céleste présent dans le film au moyen d’une splendide aurore boréale, épiphanie laïque figurant le mystère explicable et pourtant insaisissable du monde, en donnant à l’humanité sa – petite – place à l’échelle cosmique).


L’univers

 La coda boucle encore la boucle, avec les couloirs inquiets de la base devenus ceux, tout aussi inquiétants par leur vide et leur silence, d’un hôpital, où l’unique survivante, peut-être mère fécondée par ses amants, plus vraisemblablement ventre stérile, semblable à la Terre dévastée par l’Homme et se vengeant de lui, erre telle une âme en peine, tandis qu’un présentateur météo à la télévision (là encore, motif circulaire, avec l’écran de TV du début) égrène jovialement la cohorte de catastrophes naturelles s’abattant un peu partout, pour le seul bénéfice d’un médecin pendu. Au dehors, la caméra en plongée adopte le point de vue d’un oiseau (d’un corbeau) ou d’un dieu courroucé, pour cadrer l’inondation boueuse aux pieds d’Abby, tombée de Charybde en Scylla, métonymie du désastre reprise par Take Shelter en 2011, avec son tsunami reflété in extremis par une baie vitrée. Dans les deux œuvres, qui partagent une même nature eschatologique, l’apocalypse reste hors-champ, confinée à un au-delà dont nous préserve encore (pour combien de temps ?) la barrière du générique final, alors que les films catastrophe en font leur sujet autant que leur style : ce type d’images, les films « sérieux » comme ceux de Fessenden et Nichols, par opposition aux titres plus sensationnalistes, dans les deux sens du terme, d’Emmerich et consorts, le délèguent désormais aux journaux télévisés, cassandres modernes d’une espèce dansant sur un volcan.

Le film se termine ainsi par une chanson (comme Docteur Folamour, où Vera Lynn accompagnait ironiquement l’holocauste nucléaire d’un tendre We’ll Meet Again) de Tom Laverace dont le titre, Running Out of Road, et les paroles : « Tomorrow is gone yesterday » serviront de morale à la fable et d’épitaphe à l’hubris humaine. Dans l’hélicoptère transportant le chef d’entreprise, le pilote affirme qu’il s’agit « du pays de Dieu », à quoi on lui répond « le pays de North » (du nom de la compagnie et avec un jeu de mot sur le point cardinal). Si la religiosité de Nichols s’enracinait dans le Sud croyant, celle de Fessenden se dilue dans une menace sans origine clairement établie, certifiée. Magnanime et cruel à la fois, le réalisateur accordera au personnage du scientifique, gribouillant sur son carnet de notes dans une folie scripturalre comparable à celle de Nicholson chez Kubrick, une dernière fuite dans les replis d’un souvenir d’enfance, remonté des eaux de la mémoire sous l’élan de sa capture – un « ravissement », diraient les mystiques – par l’étrange troupeau, avant de finir dévoré les bras en croix : l’homme se revoit enfant, vêtu d’une parka orange, courant vers sa maison dans la tempête, appelant sa mère (toujours l’Alma), en second clin d’œil à Citizen Kane, autre film de neige lors d’une séquence cruciale entre les adultes et l’enfant qui les observe en train de se débarrasser de lui.


La survivante (Connie Britton)

Au soir de sa vie, dans son dernier hiver, il ne restera au prince des ténèbres de Xanadu qu’une luge sexuelle (« Rosebud », surnom du clitoris de Marion Davies, actrice et compagne de Hearst) dérisoire, promise au bûcher des vanités, pour se consoler du gâchis de sa vie ; l’héroïne de The Last Winter, suivie par la fausse joie du commentateur qui ne s’adresse à personne, marchant vers sa propre disparition, son engloutissement dans l’inexorable montée des mers causée par la fonte des glaces, ne disposera quant à elle, qui sait, que des cinquante mots dont se servent les Inuits pour désigner la neige – mais nul pour les dire. Dans l’espace de l’Alaska, personne ne vous entend crier non plus...       
           

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