Valley of Shadows : La Cabane dans les bois


Un enfant, des sortilèges, oublions Colette & Ravel, suivons Aslak & Jonas.


Une scène assez superbe cristallise ce premier métrage un peu trop sage, poli, alangui, conte de fées rétif au fantastique et plutôt porté sur le drame de deuil fraternel : une barque dérive sur un lac arthurien avec à son bord un bambin endormi bientôt confronté à un spectre familier. Porté par la partition inspirée de Zbigniew Preisner et la voix d’au-delà de Lisa Gerrard, l’esquif lyrique arrive sur l’autre rive, celle de Kiyoshi Kurosawa, au royaume des morts à écouter, à pardonner, Zippo allumé puis éteint. Au matin, l’enfant toujours ensommeillé, porté en pietà, secouru par des membres de la Croix-Rouge, reviendra en sens inverse, vers sa mère esseulée, délaissée, veuve de mari, de fils, évanouie aussitôt sous le choc de l'annonce faite off par les policiers impuissants. Un gosse grandit donc au cours d’une nuit, d’une traversée de forêt infernale, mentale, modélisée d’après les illustrations de Doré pour Dante. On ne redira pas maintenant ce que l’on écrivit récemment à propos des bois au cinéma, on se bornera à souligner la proximité, à défaut de la parenté, de Valley of Shadows (2017) avec La Nuit du chasseur (1955), autre voyage immobile sur un affluent d’enfance. Bien éclairé par son frérot de DP prénommé Marius, Jonas Matzow Gulbrandsen délocalise en mode nordiste le gothique sudiste de Davis Grubb & Charles Laughton, exhume Excalibur (1981) en pleine nature. Ni Boorman ni Bergman, ce dernier autoportraituré en Alexandre, encore moins Cronenberg de A Dangerous Method et ses amants nonchalants, maritimes, pareillement saisis à la verticale sur l’eau calme de leur amour au-dessus d'abysses de soucis, le réalisateur norvégien formé en Pologne, dans le sillage scolaire prestigieux de Kieślowski, Polanski ou Skolimovski, soigne ses cadres et parvient à créer un climat de tension, d’attente, de mystère en 35 mm autour de son minot mutique et traumatisé, moins sexuellement orienté que son homologue du davantage refroidissant La Classe de neige (1998) de Carrère & Miller.

Il sait en outre saisir le frémissement d’arbres lynchiens et enregistrer les cris anxiogènes d’un bestiaire invisible, signe en compagnie d’un co-scénariste au patronyme Frenchy, Clement Tuffreau, un film à lire et ressentir à la manière d’un rêve éveillé, débuté, achevé sur un lit, à la fois enraciné dans le réel sensoriel d’une canopée précise, symbolique, dans l’esprit tourmenté d'un petit homme lui-même fantomatique, blondinet livide qui mériterait bien une cure de vitamine D, qui rime à sa mesure modeste et solitaire avec le vampirisme infantile, transgenre et surfait de Morse (2008). L’auteur, lecteur de Bruno Bettelheim, admirateur de Dreyer, Sjöström, Tarkovski, un salut au martial L’Enfance d’Ivan (1962), matrice apocryphe du titre traité, fait le choix de l’abstraction, de l’introspection, pourquoi pas, mais il se prive ainsi de la dimension sociale et satirique de l’admirable mélodrame maléfique avec Bob Mitchum, il en reste au niveau de l’esquisse, cf. le faire-valoir dépressif de la mère célibataire, il semble ne pas percevoir la minceur scénaristique et empathique d’un argument à base de moutons dévorés, de frère drogué, de chien évaporé, in fine retrouvé « près de la grange », étrange, par l’ami adolescent amateur de grimoires garnis de loups-garous, pas plus proche que le mioche de son propre aîné bien vivant. Tout ceci, jamais vraiment déplaisant, à aucun moment passionnant, ressemble un brin aux feuilletons grisés d’ARTE, thrillers anémiés à tendance sociologique, exotique, auteuriste. Valley of Shadows s’étire sur quatre-vingt-dix minutes alors qu’il pouvait se déployer en accéléré sur un mitan conséquent, peut-être avec une supérieure efficacité cependant capable de conserver son charme atmosphérique, climatique, pudique et poétique.


Un instant, Aslak, convaincant et juvénile Adam Ekeli, sent le sang de l’ovin occis au bout de ses doigts, la piscine à La Féline (Tourneur, 1942) de l’opus de Tomas Alfredson troquée contre une baignoire immaculée d’ameublement eugéniste, point organique, sans doute fourni par les voisins suédois de la société IKEA. Hélas, le récit d’apprentissage, de passage à l’âge adulte précipité par la violence hors-champ des hommes et des animaux, manque de corps et d’esprit, sincère et dépourvu de chair. Truffaut filma un Enfant sauvage (1970) et Miller un couloir de supposée pédophilie pour Garde à vue (1981) ; on retrouve ces motifs mesurés, stylisés, dévitalisés dans Valley of Shadows, à l’intitulé international biblique, relisez le Psaume 23, voilà, sous les traits renversés d’un petiot très pâle, d’une porte à la Perrault fermée, ouverte sur La Chambre du fils (2001) enfui, foutu dehors, quel tort, aussi mortuaire que chez Moretti, aux murs désaturés décorés de posters d’Eminem & Metallica, d’une affiche de Call of Duty et au bureau décoré par une gueule de croco empaillé, où le protagoniste glisse évidemment sa mimine. Pleine lune traditionnelle, végétation à la Tim Burton, échelles duelles du massif en effet massif versus les minuscules gamins guère sereins, appât empoisonné pour choper le prédateur, caravane abandonnée, déglinguée, squelette chaotique en pièces détachées pacifiées, autant d’éléments déjà là dans Isolation (O’Brien, 2005) ou Petit paysan (Charuel, 2017), comme si l’angoisse forestière du slasher, même élusif, déceptif, annexait la cartographie pluvieuse et tout sauf joyeuse des exploitations agricoles d’une Europe sinistrée, suicidaire. Il suffit parfois d’un élan, le ruminant, pas le mouvement, pour que survienne une sorte d’épiphanie surréaliste, sereine, évocatrice et rationnelle, tandis qu’une tartine de confiture rouge emportée pour rapatrier Rapp, compagnon à quatre pattes, désormais trempée de larmes de dépit, de non-dit, inscrit les secondes dans une trivialité poignante.

« Ce que nous ne comprenons pas nous effraie. Nous tenons donc un monstre pour responsable » : la morale de la fable ne surprendra personne et le geste ultime d’Aslak, avant de se rendre à l’enterrement de son frangin philosophe, constitue un acte de défi doux, d’émancipation de saison, d’appel à un surnaturel accidentel, mémoriel, sinon schizophrène. Il ramasse les parties du piège dégueulasse et redécoupe la clôture de l’éleveur pas trop écolo. Il se plante au milieu de la nuit, torse nu, sous l’astre des désastres sélénites. En conclusion, faisons preuve de mansuétude envers l’émissaire d’une cinématographie largement méconnue, en tout pas par votre serviteur pourtant cosmopolite devant un écran : ni Marius Holst (le mélancolique et historique Les Révoltés de l’île du Diable, 2010) ni André Øvredal (le drolatique et dérisoire The Troll Hunter, 2010), Jonas Matzow Gulbrandsen finalise un effort fréquentable, au tournage erratique, à l’écart du fabuleux et du naufrage. On reparlera de lui, qui sait, ailleurs qu’au cœur attristé, apaisé, de sa forêt forcément vivante, inquiétante, clémente et résiliente.


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