Descente aux enfers : La Taverne de la Jamaïque


Oh my God, you’re so good at this, David Goodis!


Le livre va vite, on va le suivre. Bevan, ivrogne à Kingston, égorge un « indigène », sauve de l’échafaud un mécano, retrouve sa dignité, regagne sa femme frigide. Publié en 1955, en fin de trentaine, Descente aux enfers représente un précipité de l’univers et du style de David Goodis. The Wounded and the Slain indique le titre original martial : l’écrivain ne cessa de s’intéresser aux blessés, aux tombés, sur le champ de bataille de la vie américaine et au-delà. Il n’écrivait pas des « polars », étiquette suspecte d’éditeurs épiciers, d’insouciants lecteurs ensoleillés, il n’écrivait pas de la « littérature générale », alibi de librairie, il ne théorisait pas l’écriture ni ne prenait la pose auteuriste. Véritable auteur, il écrivait pour ne pas crever, la seule raison qui vaille, au propre et au figuré, il décrivait des cauchemars pas vraiment climatisés, moins sexuels que ceux de Henry Miller, il poursuivait la même voie de sa voix singulière, parfois proche de la mélancolie de William Irish. Le mélodrame relie évidemment les deux hommes, mais Goodis accorde une deuxième chance au petit banquier dépressif de Wall Street, à son épouse élégante abusée à neuf ans par un jardinier répugnant. Le couple de Descente aux enfers effectue l’itinéraire inversé de celui du Lien conjugal (Thompson, 1959), quand bien même leurs retrouvailles possèdent un goût de funérailles, a fortiori freudiennes, matez-moi le trauma soigné in extremis avec la manière forte. Contrairement à sa consœur homonyme du Facteur sonne toujours deux fois (Cain, 1934), cette Cora-là ne liquide point son mari, plutôt un marin australien obèse porté sur le SM de péripatéticienne et le « fantasme de viol ». Virtuose des « focalisations interne et externe », comme disaient naguère les cuistres universitaires, Goodis plonge le lecteur dans la misère locale autant que dans la psyché perturbée des personnages principaux.


Roman psychologique et politique sur l’impuissance, la résilience, l’errance et la renaissance, Descente aux enfers se souvient des Misérables (Hugo, 1862) et de Crime et Châtiment (Dostoïevski, 1866). La tempête sous son crâne réveillera Bevan, imbibé-noyé-ressuscité cassé par la culpabilité, recouvert de la boue du dégoût puis tailladé par un maître-chanteur maniéré, énamouré de sa marie-jeanne. Conscient des échos christiques du récit, Goodis congédie le mystique au profit du pragmatique. Du premier paragraphe suicidaire au dernier salvateur, extatique et gentiment érotique, l’œuvre ne vous lâche pas, ne lâche rien, touche le fond de l’abjection afin de mieux remonter à la surface de la grâce. Il s’y produit un miracle discret, lorsque le justicier improvisé risque de succomber à trois larrons d’occasion, in fine apaisés par son curieux sourire attristé. Bevan, brave type à la dérive neurologique, missionnaire rendu amer par le « manège » déterministe de l’existence, saute et agit, reconquiert sa liberté, sa sobriété, terrasse à distance son rival cultivé, courtois et brutal, finit par convaincre l’inspecteur sceptique tiré du lit, par venir en aide à Winnie, la propriétaire du bar perdu où tout commença, se décida, belle figure de vaincue finalement victorieuse, heureuse de secourir encore son frangin accusé à tort, désormais serein, espérons-le. La traduction animée, un brin datée, de Denise Yankiver permet de percevoir la puissance et la beauté de la prose de Goodis, sa capacité magistrale à mener une trame et sonder les âmes. Pour sauver la sienne, il existe l’art, l’amitié, le romantisme dessillé. Si les « genres » n’existent pas, en littérature, au cinéma, si n’existent que quelques livres dignes d’être lus, quelques films dignes d’être vus, parce que justement ils relèvent de cela, de la littérature, du cinéma, pas du commerce, du divertissement, du sermon, de la consolation, de la décérébration, Descente aux enfers se préoccupe de l’âme de Bevan, de la rédimer, par ricochet de celle de Goodis, de celle du lecteur et de la lectrice.


Que signifie être véritablement un homme, une femme ? Comment cesser enfin de boire, c’est-à-dire de s’abrutir, comment acquérir suffisamment de force pour dépasser le passé, pour s’offrir à celui que l’on aime, comment réparer son sort, munie d’un pauvre tournevis ? Trop lucide pour désespérer tout à fait, trop adulte pour ne pas réaliser un conte de fées, David Goodis pose des questions essentielles, actuelles. Sur fond de tourisme thérapeutique et de racisme historique, il accompagne au plus près un Orphée arrivé au terminus de sa nuit, sur le point de revoir le jour, de respirer dans l’air des sentiments consommés, après son long séjour de solitude à deux. La foi du romancier fraternel dans ses créatures à ratures, pas à impostures, dans ses pouvoirs de créateur sans peur, sans complaisance, transforme le chemin de croix existentiel et accidentel en assez bouleversante histoire d’amour, en allégorie de la vilenie et de l’envie. James voit en Cora une « déesse grecque » et se voit en Ulysse écarté des écueils ; on peut alors penser à Joyce et au « monologue intérieur » étourdissant de Molly Bloom. 237 pages et XIX chapitres suffisent à bâtir un tombeau bienheureux, à donner à voir une morale en action(s), loin des leçons de morale confortables du citoyen pharisien et de l’angélisme minable du producteur de feel good book (ou movie). La tête de David n’orne pas la « quatrième de couverture », tradition à la con de ceux qui vendent avec succès leur camelote consensuelle et décorent les placards des gares avec leur sale gueule de mec présentable, bankable, invité des plateaux télévisés pour savoir cuisiner-essaimer son ragoût relou et réchauffé. Ne me demandez pas de les nommer, vous les connaissez aussi bien que moi, peut-être davantage, hélas.


Sur la jaquette désormais obsolète de mon exemplaire éphémère figurent la bouille en sueur de Brasseur et le minois humide de Sophie Marceau, en référence à la transposition filmée de Francis Girod & Jean-Loup Dabadie sortie en 1986, dont je me fiche foutrement de savoir illico ce qu’elle vaut, surtout en souvenir de Truffaut (anecdotique Tirez sur le pianiste, 1960) et de La Lune dans le caniveau (1983), dirigeable dramatique commis par l’exécrable Beineix. Souhaitons que Daves, Tourneur, Verneuil, Clément, Béhat ou Fuller en fin de carrière surent mieux le trahir et repensons à la réponse gestuelle de Faulkner désignant l’étagère de sa bibliothèque, interrogé sur ce qu’il pensait des films tirés de ses titres transformés, manière de dire que personne ne pouvait les tripatouiller, pérennité du papier. Goodis, on le sait, se forma en journalisme en faculté, travailla dans la publicité, prodigua des pulps prolifiques, fit de la radio, traversa Hollywood, se maria, divorça, revint vivre en famille à Philadelphie et mourut prématurément à l’âge de quarante-neuf ans, des suites d’un subit AVC. Soixante-trois ans après son surgissement dans le sillage d’items similairement et différemment remarquables, énumérons Cauchemar (1946), La police est accusée (1950), Cassidy’s Girl (1951), The Moon in the Gutter (1953), Vendredi 13 (1954), Sans espoir de retour (idem), La Pêche aux avaros (1967, année du décès), The Wounded and the Slain blesse et guérit, tombe et (se) relève, art poétique empreint de poésie, art de vivre et d’écrire aux portes du royaume des morts, en son cœur, grand petit livre d’un auteur majeur à raison admiré du « lectorat » français, cinéphile ou non. Goodis was (very) good, indeed, et sa descente infernale continue à séduire, à ouvrir sur un paradis à portée de main, ni putassier ni mesquin, peuplé d’hommes et de femmes imparfaits, fréquentables, magnifiés par une écriture, une perspective, une musique et une sensibilité admirables.

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