Five Easy Pieces : Notes sur la discontinuité
Ne pas se démonter, conserver une vision d’ensemble, associer les
singularités.
Je vais lui montrer qui c’est Raoul.
Aux quatre coins de Paris qu’on va le retrouver, éparpillé par petits bouts,
façon puzzle.
Michel Audiard & Bernard Blier, Les
Tontons flingueurs, 1963
Que vous le sachiez ou non, nous
vivons tous au temps du fragment. Depuis l’atomisation du monde par la science,
sens duel, la matière elle-même semble se dissoudre à l’œil lavé, sidéré,
surtout en laboratoire de physique quantique. Cellules cancéreuses en
multiplication affreuse ou cellules musicales magistrales de Bernard
Herrmann ; cellulaires bien nommés, de nomades emprisonnés, ou unités de
lecture substituées aux chapitres des romans à succès produits outre-Atlantique
: quatre exemples parmi d’autres de la propension à privilégier la pièce,
facile ou pas, de préférence petite, miniaturisée, limitée dans l’espace et le
temps, décompte approximatif parfois très précis puisque des articles en ligne
indiquent la durée estimée de leur traversée. Le cinéma, évidemment, connaît
tout cela, il procède par découpage, montage, assemblage d’instants, de plans.
Le numérique n’y change rien, à part la nature des éléments, données désormais
malléables et manipulables ad nauseam,
praxis pratique et pragmatique d’un work
in progress dont on ignore à tort la date de péremption, les moyens de
conservation, comme si le support seul suffisait à assurer son éternité, a fortiori d’orignal analogique restauré,
cf. les propos pertinents et récents de Vittorio Storaro. La pellicule
n’attendit certes pas le séquençage du génome humain pour saisir des séquences,
pour sectionner mécaniquement, impitoyablement, la robe réputée sans coutures
de la réalité chère à André Bazin et accessoirement aux apprentis sorciers de
la pornographie filmée. Même quand elle simule l’écoulement du temps via le plan-séquence, cet oxymoron un
peu con, cette temporalité un brin frelatée, sinon trafiquée, réalisée à partir
de raccords plus ou moins visibles, visionnez l’ouverture littéralement à
rallonge de Snake Eyes (De Palma, 1998), la caméra cubiste capture une
mosaïque d’images en rime à celle des composants, pixélisés ou point, du
matériau utilisé pour l’immortaliser.
Les amants se ravissent d’un grain de
peau à caresser en partage ; les stratèges se désolent d’un grain de sable
au sein de l’engrenage. Comme Molly Bloom, le citoyen contemporain pense par
segment, par association, par bifurcation, constamment bombardé de sensations,
d’émotions, de réflexions. Le réel, ce film-réalité burroughsien cérébral,
constitue un puzzle absurde dont le dessin
supplante le dessein. Les formes modernes de l’individualisme, du tribalisme,
du communautarisme, représentent un défi démocratique pour édiles républicains
désarçonnés. Les cellules terroristes contaminent le corps social et visent à
son anéantissement. L’adversaire, d’une manière ou d’une autre, doit perdre son
unité, son intégrité, s’éparpiller aux quatre coins du monde médiatique et de
l’imaginaire cosmopolite. Le binoclard rondouillard au début de Scanners
(Cronenberg, 1981) ou le Cassavetes en coda de Fury (De Palma, 1978)
explosent sous un assaut mental, une variation spectaculaire, over the top, du regard pétrifiant de
Méduse. Les mille et un écrans de l’actualité, double acception, répercutent
par ricochet l’événement aussitôt transformé en avatar, en replay, en redite, trou noir centrifuge condamné à s’effondrer de son
plein gré, telle une goutte d’eau sur un lac écarlate, évanouie dans ses
propres rides liquides. Le plus petit dénominateur commun cynique sert de lien
entre les films et le public, cette masse elle-même atomisée par un flux
continu de fictions, de confusion, de storytelling
initié puis entretenu par un cadre idéologique évidé, auquel chacun à son
échelle participe, complice du dépeçage. Le rhizome sociétal et le corps sans
organes plongeaient Deleuze dans une théorie bienheureuse, un chouïa
facétieuse. Aujourd’hui, la figure du réseau cristallise le continuum et l’eugénisme consumériste
promet déjà de délicates mutations de saison.
Si, en géométrie plane, une droite ou
un cercle s’identifient en une suite de points, cela et rien de plus,
rajouterait le corbeau de Poe, les (nano)particules du présent paraissent
tracer dans le vide, tourner à vide, à l’instar des appareils de prise de vues
disposés un peu partout, depuis l’œil cyclopéen urbain de la vidéo-surveillance
jusqu’à la webcam posée au sommet du
capot de mon PC, en passant par l’objectif riquiqui des smartphones à tendances narcissiques ou voyeuristes. Vous voici en
train de lire un texte composé de paragraphes, de phrases, de mots, de lettres,
de signes virtuels tapés sur un logiciel de traitement de texte, boucle bouclée
de l’expressivité immédiate et en pièces détachées. Le quadrillage de la ville
et de l’esprit aboutit à la toile planétaire de la Toile dépourvue de frontières.
L’UC ne centralise plus, elle inclut au creux arachnéen, elle relie à l’infini,
à toute heure du jour, de la nuit, de la vie. L’électricité éclaire les
solitudes, leur donne la parole, leur accorde une obole. Babylone, arrogante biblique
rétive à l’œcuménisme selon Benetton, écopa du polyglottisme en châtiment
cinglant et clivant. L’anglais, antique lingua
franca du nouveau siècle commercial
et connecté, propose un kit de
survie, une trousse de secours pour blessures linguistiques. On échange, on
discute, on congédie le discours, on évite de s’attarder car le temps va plus
vite que nous, que la vitesse de la lumière amère. Mabuse, Mengele méta, papa
de Montana, matait tout le monde, au propre et au figuré, sur son mur d’écrans
insinuant, abstrait. Le luxe d’une vie privée privée de popularité, laissons-le
aux ermites et aux hypocrites. Nous sélectionnons des morceaux du tissu de
notre parure impure et les partageons aux environs de la vanité, notre CV
quotidien à dévorer par bouchées scopiques presque à l’identique du pain
homonyme jadis prié d’être donné par l’on ne sait plus quelle divinité morte et
enterrée, dorénavant provisoirement ressuscitée sous le voile oriental.
Le feuilleton ne finit ni ne faiblit,
chaque épisode le prolonge et l’accomplit en direct inepte. Les scènes des
métrages, ramage pour structuraliste, outrage pour cinéphile, permutent et
culbutent, standardisées, prémâchées, régurgitées. Le cinéma et la littérature,
arts narratifs, par culture, pas par nature, essaient de résister au ressenti,
de tenir à contre-courant de l’instantané, du sensoriel, jouent la carte du
cadran, du développement, de l’enseignement, et cette patine très dix-neuvième
siècle, lorsque le document prouvait, lorsque l’adresse équivalait à une
accusation, pas uniquement chez Zola, lorsque l’histoire sur papier se voulait
un miroir stendhalien promené, certains l’apprécient aujourd’hui avec
nostalgie, en souvenir vintage d’une
époque d’avant le doute, la déroute, la mise en cause morose des puissances
esthétiques, par conséquent politiques. La division, nul ne l’ignore, sert à
mieux régner, la peur pareillement, et la foi, cette nécessité directive irréductible
au comportementalisme, au capitalisme, au fanatisme, ne saurait se contenter du
bonheur préemballé, du didactique DIY,
d’un tutoriel existentiel. Faire par soi-même, en écho à la construction
ludique, pédagogique, des jeux du même nom enfouis dans l’enfance, pourquoi
pas, mais ça sert à quoi ? La maison et la raison risquent à la moindre seconde
de s’embraser à la Tarkovski, à l’unisson de celles des Trois Petits Cochons.
Qui frappe à ta porte ? Qui veut ta perte, te mettre en miettes ? Tu possèdes
la réponse, tu la sens te travailler dans ton intimité tailladée, prédécoupée
suivant les pointillés, un salut à Bashung. Promis à l’autodestruction, à la
disparition vitale et lexicale en mode Richard Matheson, tu ne dois ta
problématique homogénéité qu’à ta conscience cartésienne guère sereine. Le
château de cartes s’effondre au premier souffle et à ton dernier tu l’imiteras,
que tu le veuilles ou pas.
Commentaires
Enregistrer un commentaire