Ghost Rider : Notes sur la marotte de Garrett Brown


Filmer avec un niveau ? Tracer un itinéraire et pacifier la guerre.


Sylvester Stallone monte un escalier de musée, boxeur en route vers la gloire (Rocky, Avildsen, 1976) ; Jack Nicholson se perd dans le labyrinthe végétal d’un hôtel enneigé, ogre impuissant à la poursuite de son fils voyant (Shining, Kubrick, 1980) ; John Travolta traverse une foule en liesse, au ralenti et donc incapable de sauver sa Sally (Blow Out, De Palma, 1981) : derrière ces trois instants emblématiques, sinon opératiques, du cinéma américain de la fin des années 70, du début des années 80, entre optimisme et pessimisme, conte de fées et mélodrame, étude de caractère et imaginaire méta, portés par trois fortes individualités, sublimés par le lyrisme irrésistible, si sudiste, des compositeurs Bill Conti & Pino Donaggio, étayés par un sous-texte à propos du prolétariat, du passé qui ne passe pas, de la paranoïa, se tient littéralement un homme à la caméra, ave Vertov, un inventeur féru de résolution intérieure, un ancien musicien subsistant via la publicité, avant le succès que l’on sait. Il se nomme Garrett Brown et le système qu’il préconise, utilise, baptise steadicam, va lui apporter aisance et reconnaissance avec diligence. Pour s’en tenir à des titres abordés ici, le voici à l’ouvrage sur Coup de cœur (Coppola, 1981), Sanglantes confessions (Grosbard, idem) ou L’Anti-gang (Reynolds, pareil). Sa filmographie affiche aussi Marathon Man, L’Exorciste 2 : L’Hérétique, Fame, Au-delà du réel, Wolfen, Tootsie, La Valse des pantins, Les Prédateurs, La Quatrième Dimension, Yentl, Greystoke, la légende de Tarzan, Indiana Jones et le temple maudit, Highlander, Philadelphia, Wolf, Casino ou Les Frères Grimm, liste subjective non exhaustive. Je n’entends pas retracer à l’occasion de cet article son parcours « en long et en large », expression exactement idoine, puisque le steadicam se préoccupe d’espace, de temps, ni commenter sa philosophie de la technologie, sa politique de l’esthétique, l’intéressé le faisant lui-même de manière modeste, pragmatique, amusante et pertinente, en réponse aux questions en VO d’Emily Buder.

Je propose plutôt au lecteur deux ou trois pistes de réflexion avec illustration au sujet d’un équipement important, depuis longtemps prégnant, pratiqué un peu partout, notamment et différemment selon L’Arche russe, Le Bateau, Boogie Nights, Le Bûcher des vanités, Coup de torchon, Elephant, La Haine, L’Impasse, Jackie Brown, Magnolia, Mission to Mars, La Môme, Le Nouveau Monde, Point Break, Pulp Fiction, Snake Eyes (pas le Ferrara), Street Trash (du spécialiste Munro) ou… Unfinished Sympathy (Massive Attack, 1991, clip de Baillie Walsh) et Danse avec les stars. Si le concurrent panaglide demeure presque confidentiel, glissement en Panavision repérable à l’ouverture de Halloween (Carpenter, 1978) ou au cours d’une rivière des Moissons du ciel (Malick, itou), le steadicam appartient désormais, pour ainsi dire, au domaine public, à la panoplie filmique, malgré son poids et son coût relativement élevés. D’ailleurs, la stabilité qu’il autorise, qui sert à le dénommer, n’implique a priori aucun athlétisme particulier, peut tout à fait s’accommoder de la force féminine, quand bien même le nombre des opératrices s’avère certes moindre que celui de leurs homologues masculins (discrimination ou manque d’audace, Brown s’interroge). Tandis que la dolly va vite, cf. Wall Street (Stone, 1987), que la Louma se mue en acrobate, on renvoie vers Le Locataire (Polanski, 1976), la caméra du steadi se déleste du chariot, de la grue, se harnache d’un harnais, se compose d’un bras, d’un montant, d’un cardan, d’un moniteur, d’une batterie et d’un contrepoids, voilà. Le retrouver dans les films fantomatiques de Kubrick, Van Sant et De Palma ne surprend pas, car les couloirs de l’Overlook parsemés de moquette, du lycée anesthésié inspiré par le « drame de Columbine », de Grand Central Station, station terminale d’un calvaire de truand repentant, apparaissent en lieux hantés, en territoires par-delà le miroir.



Alors que la caméra portée, ou secouée, shaky cam en avatar de m’as-tu-vu, dégueulasserie pour Garrett, vise à immerger le spectateur au cœur de l’action reconstituée tel un reportage en direct, rematez le débarquement over the top de Il faut sauver le soldat Ryan (Spielberg, 1998), souligne le côtoiement du corps du caméraman, se caractérise par l’à-coup, le heurt, la sueur et les coups, jusqu’au dernier, qui terrasse et met un terme de mise en abyme à l’enquête suspecte, citons les plans ultimes, miroités, de Cannibal Holocaust (Deodato, 1980) et C’est arrivé près de chez vous (Belvaux, Bonzel, Poelvoorde, 1992), le steadicam déploie une sorte d’apesanteur spectrale, matérialise une présence ectoplasmique. Celui ou celle qui le manie épouse et se désolidarise de la scène, suit l’acteur, regarde le moniteur, et rien ne semble devoir ni pouvoir contrevenir à cette sensation de flottement autorisée par la gravité, par l’équilibre des forces antagonistes de la physique appliquée au cinéma, art par nature optique et en sus sonore. Une dérive dans des salles muséales, dédale de l’Oural, la traversée des coursives d’un sous-marin allemand, les allées d’une casse automobile se prêtent particulièrement à une topographie au steadi. Quant à l’indolence, fictive ou avérée, de l’Afrique coloniale et d’une Amérique idéale, bientôt corrompue par l’Occident, elle s’exprime logiquement au moyen de ce mouvement en effet chaloupé, autant inflexible qu’une boussole, docile (et gracile) qu’une féline. La grue ultra hollywoodienne d’un Vincente Minnelli ou, plus tard, plus artisanale, d’un Jacques Demy, sillonne l’espace à l’unisson des chorégraphies qu’elle cartographie, magnifie, le sujet et l’objet fusionnés dans un même éther spéculaire, spectaculaire, une qualité aérienne, sereine, ravissante et stimulante.

Le steadicam provoque une autre ivresse, davantage assourdie, intimiste, danse directement avec (les loups de Michael Wadleigh ou Mike Nichols) les élèves d’Alan Parker ou les villageois de Barbra (Streisand). De la distance naît une élégance différenciée, une participation de distanciation. Il ne s’agit pas, plus, de seulement stabiliser la prise de vues, de jouer au cascadeur en douceur, mais bel et bien d’établir un nouveau rapport au continuum spatio-temporel, de planifier le réel au plus près, « à hauteur d’homme » et par conséquent de femme, d’enfant, contrairement au point de vue en surplomb du drone ou de la skycam, encore un joujou conçu par GB, pas si féroce à Roland-Garros. L’exosquelette révèle ainsi, souvent avec virtuosité, la saveur par définition fantastique et politique, au sens architectural et mémoriel du terme, déplacement dans la Cité, dans le souvenir servant de guide, d’un art funéraire et lapidaire. Une conversation ne nécessite pas similaire outillage, tant pis pour le plan-séquence en écho. Une scène sexuelle non plus, la collision entrelacée des chairs constituant elle-même une immobilité mobile. Par opposition, une déambulation, une traque, une course séduisent le dispositif et le défient de savoir les (p)rendre, c’est-à-dire de produire dans l’œil, le cerveau et les jambes du témoin tranquille, assis, posé, dehors, dedans, une sensation équivalente, transposée, de mobilis in mobile, résumé du ciné chipé au capitaine Nemo, ohé matelot. La machine modèle l’humain et l’outil finit par transformer la main ; sur l’écran, le cadre encadre un état d’âme, illustre un et des esprits, que se le disent les geeks naïfs et les esclaves du minable message. Résumons, précisons – une vision préalable informera ton futur usage du steadicam, ami épris de technique, de tactique, dixit Garrett Brown, auquel j’alloue volontiers la coda drolatique, lucide, nuancée, en anglais, de mon court portrait : « The important thing that I learned – and we’ve all learned – is Steadicam is a rather crappy invention. By itself, it doesn’t do a thing. In the hands of a gifted operator, it is an instrument and is of no more use than the skill of the operator. It just barely allows a gifted human being to do this amazing trick: to run along with their ever-moving corpus. Out the other end comes an astonishing dolly shot smooth as glass. »

  

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