Death Wish : Le Livre d’Eli
« Gardez la foi »
affirme le flic au veuf – on préfère le doute devant telle déroute.
Eli, Eli, lama
sabachthani ?
Matthieu, 27, 46
Vingt minutes de présence puis la
chère Elisabeth Shue disparaît, au propre, au figuré. On la comprend, on
voudrait en faire autant, cependant, indépendance et conscience de cinéphilie,
il faut boire jusqu’à la lie, il faut voir jusqu’au bout l’ineptie.
Qu’arrive-t-il à Eli Roth ? Qu’arrive-t-il au cinéma américain ? Que nous
arrive-t-il à nous, qui croyons encore au cinéma, pour mériter ça ? Death
Wish (2018) constitue un cas d’école, un symptôme, un simulacre qui
cristallise une grande partie de la modernité audiovisuelle, désignée ciné par
abus de langage. À propos du pareillement léthargique Le Jardin du diable
(Hathaway, 1954), Bernard Herrmann, fi de diplomatie, admettait pouvoir
habiller le cadavre mais pas le ranimer : voici un métrage totalement inanimé,
désincarné, exécuté, terme idoine, avec une absence ahurissante d’invention,
d’implication, d’émotion. Au cours du prologue, un homme en uniforme succombe
et le titre apparaît sur un électrocardiogramme plat, manière exemplaire, au
carré, au-delà de l’humour macabre, de parapher le coma du métrage, bien plus
irréversible que celui de Jordan, la victime juvénile aux allures de mannequin
argentin, pedigree de Camila Morrone,
que celui de l’Alex du film homonyme de Noé (2002), autre référence des œuvres
de vengeance. L’absence du viol de la fille et le hors-champ réservé au meurtre
de la maman procèdent d’une aseptisation similaire, d’un refus de se
confronter, quitte à la corriger, à l’imagerie matricielle, éprouvante, de
Michael Winner (Un justicier dans la ville, 1974). Une quarantaine d’années
après, que reste-t-il de Paul Kersey, cet ancien bâtisseur et objecteur d’armée
transformé par le traumatisme sexuel, mortel, en Sisyphe de la supposée
justice, en névrosé à main armée ?
Rien, c’est-à-dire un emballage transparent
de téléfilm anémié, un sous-texte satirique scolaire, un acteur limité,
réfléchissez aux performances falotes du sieur Willis dans les dispensables Le Bûcher
des vanités (De Palma, 1990), L’Armée des douze singes (Gilliam, 1995),
Sixième
Sens ou Incassable (Shyamalan, 1999 + 2000), un film inutile,
malhabile, même pas mal élevé, tellement lisse qu’il faudrait appeler la police
(des images) et condamner le cinéaste inspiré, politique et parfois poignant du
diptyque Hostel (2005 + 2007). Basé sur un scénario de Joe Carnahan (Le Territoire
des loups, 2012, valant surtout pour l’impeccable Liam Neeson)
notamment tripatouillé par Scott Alexander & Larry Karaszewski,
collaborateurs de Burton (l’attachant Ed Wood, 1994) ou Forman, signataires
d’une intéressante, guère saisissante, adaptation de Stephen King (Chambre
1048, Mikael Håfström, 2007), Death Wish dut faire enrager Brian Garfield,
l’auteur du roman orignal, déjà passablement désappointé par la version avec Bronson,
néanmoins qualifiable, en toute neutralité, de témoignage (voire outrage) de
son temps, disons de la rudesse des seventies.
Réel réalisateur, Winner servit (et resservit ensuite) un plat qui resta sur de
nombreux estomacs, mélange d’adresse et de tristesse, de sociologie et de
fantaisie, de sentimentalisme et d’angoisse. Roth, dans le sillage à moitié
satisfaisant, goûteux, de The Green Inferno (2013) et d’un
premier remake (Knock Knock, 2015), hom(m)e invasion inversé, idem
muni d’un architecte piégé, semble obnubilé par l’ironie, ignore à tort la
mélancolie de son modèle ou du davantage confidentiel Vigilante (William Lustig,
1983), bel opus endeuillé porté par
un Robert Forster magistral, de surcroît électricien.
Ici, à Chicago, exit le New York interlope intoléré par Rudy Giuliani, un médecin chirurgien
devient un anecdotique assassin, un avatar viral vêtu d’une capuche à la Assassin’s
Creed. La ville parle de lui, les médias lui donnent un surnom à la
con, le cinéaste associe en split screen,
misère, la schizophrénie jolie, bienfaisante, sa psy opine, du docteur tueur,
scalpels ou pistolets, pourquoi choisir, pas vrai ? En parallèle aux armes à
feu traditionnelles, une fléchette, une boule de bowling (pas celle de Bruce),
du liquide de frein et même un cric de mécanicien salace, défiguré,
ébouillanté, feront l’affaire, mes frères, torture express hostelesque, classée pour la bonne cause, of course,
incluse en bonus. Paulo, tout sauf
prolo, un brin atteint de narcissisme numérique, empale ses ennemis sans état d’âme,
expert impitoyable en anatomie, particulièrement au niveau du nerf sciatique, chic didactique. Contrairement
au premier Kersey, inefficace à châtier Goldblum et ses droogs, il finit par trouver le cerveau des voleurs, les deux mecs
(s’)opèrent dépourvus de douceur, au sein des toilettes d’une discothèque
baptisée, tenez-vous bien, Blow Out,
se retrouvent dans un ascenseur de malheur hospitalier, menace à peine voilée.
Kersey, aussi sec, retourne au magasin de la blonde Bethany, qui porte, haut ad hoc, un t-shirt du Punisher, s’équiper légalement en moyens de défendre son
foyer amputé, à nouveau profané. Knox, silhouette nocturne d’infortune, périra
fissa, écrabouillé contre le mur de la cave par une carabine militaire escamotée
à la Tony Montana, voilà, voilà. Le flic de service, compréhensif, dégoûté par
la bouffe sans gluten, pardonnera
cette rétribution de sous-sol, cette morale de cour d’école, enfournera un gros
morceau de gâteau, pas trop tôt.
Localisé dans la Grosse Pomme, l’épilogue
universitaire reprend le geste explicite, mimétique, à la fois de Charles Bronson
et de Kevin Bacon, le protagoniste de Death Sentence (Wan, 2007),
transposition adoubée par BG de sa vraie-fausse suite littéraire, envers Sean Penn
selon Mystic River (Eastwood, 2003). En partie tourné à Montréal,
vise-moi le havre vert de la villa
végétale, monté par le vétéran Mark Goldblatt, fidèle de Joe Dante & Paul Verhoeven,
assembleur de plusieurs succès d’action des années 80, citons Rambo
2 : La Mission (Cosmatos, 1985) ou le Commando synchro de Mark L.
Lester, descendu, terme adéquat, par la majorité (pas si silencieuse, souvent
bien-pensante) de la critique étasunienne, ce Death Wish, au lieu de provoquer
une « pulsion de mort », endort, se contente de pratiquer l’anesthésie,
sur son sujet, sur son spectateur. Outre confirmer la pente descendante d’un
artiste malgré tout sympathique, il symbolise, voici son véritable crime,
davantage impardonnable qu’un ratage, une basse occase, un cinéma contemporain
incapable d’être adulte plus d’une minute (ou cent neuf inter-minables),
conçu-reçu dans son premier degré assumé, comme si le thème a priori polémique, en réalité très
éventé, se voyait désamorcé à chaque plan navrant, à coup de répliques
censément amusantes. Insipide, inoffensif et in fine politiquement
correct, je ne le referai plus, je promets de redevenir le bon bourgeois d’autrefois,
rengaine ta matraque et je reprête serment sur Hippocrate, quoique, ce soufflé
aussitôt retombé, au box-office et
ailleurs, ne mérite que l’oubli, l’indifférence face à son manque de saveur et
de cœur.
Du naufrage ne surnagent que Vincent
D’Onofrio, sorte de gros nounours tendre aux activités illégales, aux dettes
familiales, acteur discret qui sut délivrer des apparitions impressionnantes
chez Kubrick (Full Metal Jacket, 1987), Burton, bis (Orson Welles pour Ed Wood), Tarsem (The
Cell, 2000) ou à la TV (le policier singulier, campé durant une dizaine
d’années, de New York, section criminelle) et, boucle bouclée avec l’attaque
de cet article, Elisabeth Shue, actrice précieuse, valeureuse, reliez-la à Link (Franklin, 1986), Leaving
Las Vegas (Figgis, 1995), Hollow Man (Verhoeven, 2000), Piranha
3D (Aja, 2010) ou même à sa laborantine régulière des Experts,
de 2012 à 2015. Grâce à eux, momentanément, le film s’anime, frémit, parvient à
exsuder, enfin, un soupçon de vitalité, d’humanité, des instants de panique ou
de détresse. Pendant une poignée de secondes, Roth regagne ses galons de
réalisateur apte à saisir et susciter la peur, avec une économie de moyens et
une subtilité de touche ne rendant que plus lourd et disproportionné le vide à
venir : Lucy Kersey cuisine une pâtisserie d’anniversaire pour son chéri
travailleur de nuit et la page de son bouquin de recettes se tourne toute
seule, d’une manière suspecte, agitée par le vent du soir, immiscé via une fenêtre ouverte point par
hasard. Hélas, ceci représente peu, se dissout dans la masse du marasme, qui
propose en sus un beau-père vénère, chasseur de braconniers, olé, un marchand
de glaces au cannabis, oh hisse, une
joueuse de bowling télévisée aux
fesses dévoilées en contre-plongée, ah ouais, un joueur de baseball gaucher, allez, sans omettre les chansonnettes des Beach
Boys & AC/DC ni le caméo du stakhanoviste Stephen McHattie, en chef au
sang chaud des inspecteurs à la Laurel & Hardy. Oui, tant pis, le livre
d’Eli, peut-être faut-il, désormais, définitivement, dommage, le refermer.
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