La Chasse sauvage du roi Stakh : L’Épouvantail
Naguère et demain, gouverner par l’effroi ou s’émanciper par le feu.
Jadis exécuté en quelques lignes by Janet Maslin, La Chasse sauvage du roi Stakh
(1979) mérite un peu mieux. Certes, la réalisation se résume souvent à une
utilisation abusive du zoom arrière
et avant, à réinventer le Visconti de Mort à Venise (1971) en maître immobile
de la profondeur de champ. Bien sûr, l’ensemble du casting dominé par les pâles Elena Dimitrova & Boris Plotnikov pratique
une théâtralité over the top, mention
spéciale à la tantine demi-débile au cercueil vide et au coq noir, interprétée
par une Valentina Shendrikova aux cernes outrés. D’accord, la partition
plaintive et répétitive d’Evgueni Glebov, sorte de Francis Lai délocalisé, irritera
certaines oreilles rétives aux sucreries. Ceci posé, le film ne manque pas
d’intérêt. D’une part, contrairement au compte-rendu de la professionnelle
précitée, il ne se déroule point au sein d’une constante obscurité mais dans la
lumière soignée de Tatiana Loguinova, l’une des trop rares directrices de la
photographie de Russie et d’ailleurs. Ensuite, il s’agit d’un titre gentiment
méta, dont l’argument repose sur une mystification de saison, de spoliation. On
passe ainsi d’un essai de gothique soviétique avec château parano, malédiction
à la con, morts en série suspectes, à une fable politique sur les apparences,
la souffrance du peuple, conforme à la perspective d’une doxa socialiste antitsariste.
Un ethnographe passionné débarque un soir d’orage sonore sur le sombre seuil
d’une demeure a priori maudite, se
nourrissant de la vie de ses habitants, formule aimablement la méprisante maîtresse
de céans, brune livide, fleur maladive, recluse en sursis apeurée d’un sort en
effet fatal. Réalisation du redouté, doute de sa réalité : La
Chasse sauvage du roi Stakh sonde une psychose collective puis dévoile
à toute vitesse un complot d’aristos, désormais disponible en ligne qualitative
de sous-titrée VO.
Il fallait effrayer jusqu’à l’asile
l’héritière plus mineure, maturité acquise au cours d’une évocatrice cérémonie
d’exorcisme en nudité, parmi un parterre de plume pris à la verticale, vue
plongeante et pourtant pudique. Il fallait se débarrasser d’elle au terme de la
tutelle, de tous ceux qui entravaient l’avènement des funestes desseins soumis
à l’appropriation d’un hypothétique butin. Pour ce faire, une chevauchée de
mannequins en paille fit l’affaire, ou presque, conduite par un baron adepte de
duel, arrogant notamment au bal vampirique de l’hôtesse plus tard déguisée le
long des couloirs en légendaire « dame bleue ». Dans ce pays gris et
blanc, de froid, de neige, de revenants, à ravir le Laurent Boutonnat de Giorgino
(1994), on croise aussi des gamins plébéiens chassés de leur périmètre appauvri,
un « gérant » du domaine ne supportant pas de manger en compagnie d’autrui,
semblable bestial, un nain malin, frangin, « petit homme » de la
diégèse, et last but not least, une
troupe de saltimbanques en paraphe de la nature réflexive du récit, comme si Le
Carrosse d’or (Renoir, 1952) traversait les contrées de Guerre
et Paix (Vidor, 1956 ou Bondartchouk, 1966). À sa mesure obscure,
l’effort de Valéry Roubintchik, flanqué du co-scénariste Vladimir Korotkevitch,
du décorateur Alexandre Tchertovitch, rime avec l’épilogue des Trois
Visages de la peur (Bava, 1963) petit essai horrifique et ludique de
démystification d’une imagerie vieillie, adaptée des compatriotes Tolstoï &
Tchékhov. Boris Karloff, hilare, déchaîné, y finissait agité sur un cheval
mécanique de studio, signature de distanciation d’un cinéaste peu porté sur le
surnaturel artificiel et son folklore conservateur. Une similaire défiance
nimbe le métrage un peu trop sage et assez languissant abordé aujourd’hui, qui
convie la panoplie de l’épouvante médiévale, « déjà-vu » de tableau, grimoire, arbre et orgue, afin de
la conjurer aussitôt, à la manière d’Edgar Allan Poe, généralement admiré à
raison pour sa noirceur audacieuse en négligeant à tort son humour moqueur.
L’inquiétude, l’URSS la connaissait
bien à l’orée des années 80, quand bien même elle se préoccupe de portraiturer
la fin d’un monde, d’un régime, d’une mythologie sis au siècle dernier en
Biélorussie. Symboliquement, La Chasse sauvage du roi Stakh se
termine le premier jour du premier mois du nouveau centenaire, évidemment le 01/01
1901. Notre héros un brin falot se retrouve menotté dans une diligence,
diligenté vers sa prison par des autorités navrées l’accusant « d’incitation
à la révolte », dans le sillage de la vindicte populaire qui renversa les
manigances de l’émule de Raspoutine relisant la coda du Cid (Mann, 1961), pareille
parabole laïque sur le simulacre de la crainte et de l’écran, qui incinéra sa
datcha au feu tarkovskien de sa juste colère. Cependant il ne se lamente, car en
face lui sourit la châtelaine sereine, compagne de route et peut-être d’une
vie. Climatique et drolatique, poétique et sarcastique, bancal plutôt que
banal, La Chasse sauvage du roi Stakh possède un charme malingre,
anémié à l’image de son héroïne victime de sa généalogie, de ce que l’on en
fit, d’un trauma initial voyant, lit-on,
l’un des membres de sa lignée décapiter le plébiscité souverain de l’intitulé,
un peu trop proche de ses sujets, protocommuniste maudissant les descendants du
renégat telle autrefois l’aristocratique Barbara Steele selon Le
Masque du démon (Bava, 1960). À Rome ou à Moscou, le passé refait
surface, le présent annonce le futur, les personnages doivent apprivoiser les
temporalités, venir à bout de spectres obsolètes, figuration de leur propre
propension à se savoir mortel, à refuser les changements de temps et de gens, par
conséquent à s’évanouir ici et maintenant. S’il anime des morts, s’il affiche
des fantômes, le cinéma sait en sus redonner le goût de la vie, donner à
entendre l’appel de l’horizon, révolutionnaire ou non, inciter à ouvrir les
volets et les portes empoussiérées sur un univers équivoque, réel, cruel,
mutant et stimulant.
Quelque chose de cet élan se ressent
dans la dernière partie d’action et la conclusion disons sibérienne du film de Roubintchik,
doté de l’élégance ironique de s’achever après le pire, sa rumeur transmise en virus, sa mise en scène au carré, son
imposture à demeure, sur les chaînes libératrices d’un vaincu vainqueur puisque
dorénavant peut-être propriétaire d’un cœur, tandis que le chœur silencieux des
gosses en guenilles avise un énigmatique cavalier rescapé, que l’ultime plan surcadré
revient sur l’érudit guère rassuré, savant s’interrogeant, se souvenant. La
propriété, rappelons Proudhon, équivaudrait au vol ? Ni Les
Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (Minnelli, 1962), eschatologie colorée,
historicisée, ni La Révolte des morts-vivants (de Ossorio, 1971), tant pis pour les
canassons d’outre-tombe et la course dans des marais au ralenti, ni Sleepy
Hollow (Burton, 1999), décollation équestre américaine en hommage à la
Hammer, moins encore Requiem pour un massacre (Klimov,
1985), saccage intense d’innocences, cauchemar visionnaire à provoquer l’ire du
patriotisme ukrainien, cette curiosité judicieusement déceptive et modérément
attractive de cinéphilie cosmopolite, pléonasme pardonnable, démontre que
l’union de classes parvient à littéralement démasquer les farces et attrapes
asphyxiantes et sanglantes d’un empire en train de pourrir, sur le point de
mourir, inhumé par des gueux vigoureux et des privilégiés lésés, utopie
œcuménique éclairant de son soleil en mouvement des nuages d’un autre âge. Double
moralité : toujours se méfier des critiques, même renommés, même si leur
avis peut parfois rejoindre le vôtre ; ne jamais se lasser d’explorer les
lointains oubliés du ciné, terrain taquin à la fois de vaine verroterie et de vraies
découvertes lors de week-end
russophile.
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