Ensemble, c’est tout : Solitudes, assassinats, cinémas
7 x 11 = trois ou quatre raisons de ne pas renoncer ni succomber au grégarisme.
Même en salles, en période de
festival, hors de la sphère des affaires, contrairement à une légende
rassurante, le cinéma ne crée pas de « lien social » : il associe seulement
des solitudes et réunit d’éphémères étrangers. En ligne, à l’instar des « réseaux
sociaux » propices à l’autarcie, à la passivité réactive, porteurs d’une
propension à la déliaison, il se situe sous le triple signe de l’immédiat, de
la consommation, du commentaire. Il convient par conséquent d’élargir le champ
d’application du e-cinema, de ne plus
le réduire à la VOD, elle-même avatar du DTV. Nous désignerons donc de ce nom
tout contenu filmique numérique mondialisé, qu’il s'agisse de streaming ou de téléchargement, lui-même
produit différé, délocalisé, du serveur vers le PC, la clé USB. Ni gratuit, puisqu’il
nécessite un abonnement à un fournisseur d’accès, ni soumis à la raccourcie chronologie
des médias télévisuelle, commerciale, légale, le visionnage des images à domicile ou nomades participe par expérience d’un individualisme modernisé,
généralisé.
Il rejoint ainsi la lecture isolationniste
et reprend la signature d’une société européenne désormais entichée de
solidarités institutionnalisées, d’hygiénisme étatique, de « vivre
ensemble » vomitif, symptômes d’atomisation tribale, d’indifférence
congénitale. Miroir minoré des hommes qui s’en servent en cynique épicier,
patron d’opium, PDG du rêve, inconscient
du divertissement, bien-pensant militant misérabiliste, esclave assermenté du
petit écran perfusant, le cinéma, féminisé
ou pas, reflète le formatage et les enfantillages d’un Occident désarmant de
cruauté doucereuse, d’arrogance calamiteuse, espace de survival policé, policier, territoire de terrorismes enfantés par
manque de lucidité, de responsabilité, d’intelligence des situations à l’abandon,
des implosions en gestation, d’une foi effrénée dans un consumérisme censé satisfaire
les désirs des citoyens, les définir, les épuiser, dans le capitalisme
omnipotent instauré religion d’État, horizon des événements désolants, y
compris parmi une opposition de classe aux aspirations régressives.
Faire des films ou massacrer des
spécimens d’humanité relève à la fois de l’idéalisme et du cynisme, de la
sublimation et de l’absurdité. Il s’agit dans les deux cas de métamorphoser le
monde, de ne plus se contenter du réel, de jouer au démiurge magnanime ou
meurtrier. Si filmer constitue en soi un acte fasciste, l’imposition d’une
vision selon des conditions seigneuriales, fief farouche et « droit de
cuissage » inclus, le prélèvement sur la peau immanente de la matière de modiques
morceaux remontés en émule de Frankenstein, en ramages médiocres ou messages
minables, poser des bombes, pirater des avions, égorger des otages, flinguer
des femmes flics avec leur arme de service, procède d’une démarche différenciée
au fond d’effroi similaire, caractéristique d’une hubris séparatiste. Construire
équivaut à détruire, l’altérité spectrale ou létale des cinématographies, des
homicides, ne supporte plus la persistance de l’existence ni la compagnie d’autrui.
Je te filme et je t’extermine, je te filme en train d’être exterminé.
La ressemblance et la violence
deviennent dorénavant des véhicules ironiques pour entrer en contact avec ses
congénères, prothèses de strass et de sang. Incapables de se regarder, de
discuter, de dépasser les rances apparences, de refuser des rôles réversibles de
victimes, de bourreaux, piètre panoplie de palindrome, les acteurs de l’interminable
drame, du feuilleton d’infernale saison, préfèrent se taire, se faire taire
entre eux, savourer en comité réduit le ravissement évident de vider les
cerveaux ou de casser les crânes. Nivelées par le film-réalité, les atrocités
les plus indéniables, indéfendables, prennent l’allure d’épiphénomènes ponctuels,
de rengaines anecdotiques, de mauvais scénarios ressassés. Spectateur d’horreurs
réalisées, le cinéphile démoralisé se décide en réponse d’impuissance pour une
sécession a priori inoffensive, en
vérité liée à la rupture progressive et irréversible des attaches du partage. Derrière
les miroirs démultipliés où partager des insanités, plébisciter des inepties, sourit
avec sarcasme un isolement épidémique.
Mouvement de masse, mise en scène
mortifère, pompiérisme de péplum, le nazisme sut néantiser l’individu avant et davantage que le djihadisme. Car la vie de la Cité, du ciné, art
désespérément politique, reposent sur le paradoxe d’individualités en dialogue,
d’êtres suffisamment adultes pour éviter le tumulte, assez à distance pour
permettre un échange. Les idéologies liberticides, pléonasme, et le
marché imagé maudissent la singularité, la marginalité, l’unicité, se
gargarisent du groupe, de la communauté, de l’univocité. Tu veux vendre tes
métrages d’un autre âge, tu souhaites pratiquer la « guerre sainte »
? Ne te risque pas à la tangente, à la déviation, à la personnalisation. L’uniformité
du conformisme, l’interchangeabilité assortie de l’esprit de sacrifice, la doxa
et l’exemple dominent le cinéma dominant, en coupe réglée, en diffusion
autorisée, l’antidémocratisme à main armée, épris de censure et d’imposture. L’exploitation
et la religion, transmissions à limites plus qu’à mérites, se voient
réinventées en finalités, en objectifs productifs.
Il faut filmer afin d’alimenter l’insatiable
Moloch de tous les Rupert Murdoch de la planète suspecte, il faut obéir au
dogme instrumentalisé d’ogres déguisés en zélotes philanthropes. La caste des
producteurs de bonheur et des prêcheurs de malheur se came à l’œcuménisme et au
pharisaïsme. Elle déverse sa camelote sur les cristallins et les consciences, « lave
plus blanc que blanc », promet le paradis distrayant, rédimant. Entrez ici
de votre plein gré, laissez-nous pénétrer chez vous, nous relookerons vos
intérieurs d’imagination et de dévotion, nous repeindrons les murs de vos
masures et de vos villas avec notre
savoir-faire de mercenaire, de hors-la-loi. Nous vous guérirons de vos
passions, nous saurons chasser les démons à demeure, silence, solipsisme,
tristesse, absence de signification, de destin, de présent serein. Déplace-toi,
abonne-toi, convertis-toi, ne contredis pas et tu verras le Ciel s’ouvrir, l’horizon
s’éclaircir. Les films consolent, les versets aussi, ils servent à se délester
de son identité, à commercialiser la transcendance.
Face à cela, à ces tartufes, à ces
pitres sinistres, nous devrions apprendre dès maintenant le jeu sérieux, l’esquive
esthétique, l’athéisme mesuré, à croire en nos puissances et nos résistances, à
concasser les diktats des ploutocrates et des prophètes obsolètes. La
convergence des points de vue, des filmographies en harmonie, paraît une option
possible, une proposition recevable. Les ennemis de l’amitié savent se
rassembler, agir pour le pire – que leur signe maléfique, renversé par l’élan
vital, radical, inspire et ensemence le beau terreau d’occasions de croissance,
de résilience. Cédons les « fronts républicains » aux politiciens
mesquins, les bons sentiments aux humanistes moralisateurs, les concordes
accortes aux démagogiques amnésiques. Faisons enfin des films foutrement
différents, faisons du ressentiment un ferment stimulant, n’aplanissons rien et
ne polissons pas nos angulosités de traits particuliers. Se figurer une
nouvelle figuration hétéroclite et homogène, sans se dissimuler que l’on mourra
comme on naquit, solitaire et démuni.
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