Phantom of Death : L’Affaire Dominici


Orlac et ses mains ? Un requiem pour chacun de nous, sage ou fou, teen ou sénile.


Contrairement aux correspondances, les coïncidences n’existent pas, surtout au cinéma, alors ne t’étonne pas si Phantom of Death (1988) relit La Mouche (1986). Il s’agit d’un mélodrame littéral, à propos d’un pianiste atteint de progéria, en sus adepte du zen des arts martiaux. Seth Brundle se transformait-détériorait, Robert Dominici vieillit à la vitesse grand V. Condamnés à vivre, à survivre, à mourir, à se reproduire, les héros existentiels, fraternels, de Cronenberg & Deodato sèment autour d’eux la mort encore et encore. Mis en abyme sur un scooter, derrière une conductrice juvénile, manière amusante de sortir de son propre film, le cinéaste sembla par ses dires se désintéresser du sujet, de l’objet, auquel il participa seulement en raison de la base réaliste de l’argument et pour les présences stimulantes de Pleasence & York. Qu’importe, puisqu’il signe l’un de ses titres les plus passionnants, poignants. Les croisés point rassasiés de Cannibal Holocaust (1980) resterons sur leur faim, car ce vrai-faux giallo s’avère très mesuré en matière de gore et de mises à mort mises en scène en souvenir des assassinats esthétiques de Dario Argento disons une décennie plus tôt. La panoplie d’imperméable, de rasoir, de fan éphémère, fiancée infidèle fracassée dans le noir, à travers le verre opaque d’une porte de gare, de prostituée retrouvée, moqueuse, sur laquelle pratiquer une trachéotomie muni d’une lampe de chevet, olé, de médecin au féminin occise dès l’incipit, équipé d’une épée napoléonienne, putain, son meurtre montré en montage alterné avec le concert liminaire, diversion volontaire du spectateur, simultanéité contre la chronologie disculpant, au moins un temps, le coupable à clavier, finalement de femme flic jeunette, prédatrice de la police piégée, égorgée, dans sa voiture de victime, tout cette violence, toute cette démence, matérialisent une souffrance irréductible à une imagerie bien sage, souvent polie dans ses pires outrages.



Ruggero ne régresse pas, ne sert pas la soupe refroidie du slasher à l’italienne, il s’essaie au portrait psychologique et mélodique, il réfléchit en action(s) sur l’art et la damnation, la création et la destruction, la fascination et l’abjection. Ces couples dialectiques, dynamiques, animaient déjà le méta reportage des sauvages occidentaux ressuscités au sein de leurs atrocités par l’image d’archivage. Ici, à l’instar du Dernier Monde cannibale (1977), la dimension réflexive n’existe plus, le surplomb cède sa place à l’émotion, bien soutenue par la partition inspirée du maestro Pino Donaggio, compositeur d’une musique à la fois dite de source et extra-diégétique. Le Vénitien se retrouve une fois de plus à Venise, cité des macchabées davantage que des énamourés, cf. la dénomination allemande explicite et viscontienne, Der Tod wartet in Venedig. L’instrumentiste y joue les brefs touristes maternels, sa génitrice, habillée endeuillée, le trouve changé, fatigué, « blanchi sous le harnais », idiomatisme franco-français. Que faire face à la maladie pas jolie ? À qui faire payer le crime peu commun de l’intitulé original en forme d’euphémisme, Un delitto poco comune ? Aux femmes jeunes, belles, aux hommes de hasard, croisés trop tard, pour leur malheur de rancœur, tel ce type aux toilettes, compatissant à propos de cheveux blancs, tombés, dégarni rigolant de gun désormais déchargé, bientôt le crâne écrasé sur le lavabo, sinistre salaud. Comme le Caligula de Camus, Dominici défie l’ordre public. Plus tragique et moins narcissique que Jack l’Éventreur, en dépit du climat gothique, il cherche à se faire choper, à commettre une accumulation de sanglantes insanités afin de restaurer avec ressentiment un sens perdu, remédier à l’absurdité congénitale, immorale, de son corps sur le point de crever, du monde renversé dans l’immonde.



Donald Pleasence, assez admirable lorsqu’il pète un câble dans un rue de Pérouse, éructe sa rage au ciel en VO, à l’interlocuteur invisible doué d’ubiquité, dépourvu de pitié, représente un autre visage de la vieillesse, celui d’un père veuf, vivant avec sa fifille flûtiste. La svelte Edwige Fenech, convaincante à contre-emploi, c’est-à-dire vêtue, sérieuse, amoureuse, effrayée par le fruit de ses entrailles en écho à Geena Davis illico portée sur l’avortement, se tiendra à son côté au cours de l’épilogue filmé en ballet au ralenti, en chorégraphie solitaire et crépusculaire. Notre mélomane impardonnable, pas si curieusement émouvant, rend l’âme à proximité du foyer envolé, impossible. « They say that death is God’s cruelest joke – but not for me » : que rajouter à ce résumé, sinon souligner l’homogénéité du casting talentueux, dont les habitués reconnaîtront plusieurs noms, citons par exemple et par ordre alphabétique, Caterina Boratto, au générique de Huit et demi (Fellini, 1963), Danger : Diabolik ! (Bava, 1968) et Salò ou les 120 Journées de Sodome (Pasolini, 1976), Mapi Galán (Scalps, Mattei, 1987), Carola Stagnaro, vue dans Ténèbres (1982) et Opéra (1987), beau duo de Dario Argento, pour les dames et Giovanni Lombardo Radice (La Maison au fond du parc, RD, 1980 ; Gangs of New York, Scorsese, 2002), Marino Masè (Lady Frankenstein, Welles & Luppi, 1971 ; Contamination, Cozzi, 1980), Fabio Sartor (Le Ventre de l’architecte, Greenaway, 1987 + La Passion du Christ, Gibson, 2004) pour les messieurs. Sur un scénario de Vincenzo Mannino, collaborateur régulier d’Alberto De Martino, notamment pour L’Antéchrist (1974), occasionnel de Deodato (La casa sperduta nel parco) et Fulci (L’Éventreur de New York, 1982 + Murder Rock, 1984) et Gianfranco Clerici (Le Dernier Monde cannibale + Cannibal Holocaust, Delirium de Lamberto Bava en 1987), le réalisateur sans peur, pas sans ferveur, délivre un drame envoûtant, directement dans le sillage de l’anecdotique ou barbant Les Barbarians (1987).


Conduit par l’excellent Michael, défiguré avec brio par Fabrizio Sforza, maquilleur de Donald Sutherland que Fellini relooka dans son sépulcral Casanova (1976), bien éclairé par Giorgio Di Battista, DP pour des Bud Spencer et le Dino Risi du Fou de guerre (1985), Phantom of Death mérite vraiment son déterrement, son rajeunissement, son exhumation, sa résurrection, y compris en ligne magnanime. Sur le point de devenir quinquagénaire, Ruggero Deodato savait déjà de quoi il parlait, ne pouvait pas ne pas éprouver un soupçon de sympathie, d’empathie, pour son Dominici à lui, valant bien l’homonyme de Gabin, hein. Terminons notre célébration par un double écho : Robert arbore le masque d’un autre fantôme, celui de l’Opéra, éventuellement celui de l’homme d’affaires au visage évanoui de Bruiser (Romero, 2000), et son odyssée raccourcie, pas aussi casanière, tout autant mortifère, que celle de Brundle, possède sa propre saveur opératique, métaphorique, physique et philosophique. Un enfant vieilli, quelle vilenie, un trentenaire fissa vieillard, quel traquenard, un cinéphile au milieu du chemin de sa vie, dirait Dante – et toi, lecteur de mon cœur, de mon horreur, quel âge te donne ton miroir des fantômes, de salle de bains, de chair et de destin ? Avant de disparaître, carpe diem, memento mori et mate-moi maintenant Phantom of Death, film mélancolique et adulte, de finitude et de tumulte.

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