Mauvaise foi : Croire au cinéma
Brèves ténèbres en sept stations – mon Dieu, pourquoi crois-tu en
moi ?
1
Intuition matinale : le cinéma comme
art chrétien. Chaque projection une résurrection. Chaque salle banale un
tombeau mystérieux. Épiphanie du film. Transcendance de l’immanence. Mystique
du mécanique. Culte laïc de la cinéphilie. Les critiques en cousins de Caïphe.
Les actrices en émules de Marie-Madeleine. Le réalisateur et ses miracles ou
son calvaire. Le producteur tel un petit Ponce Pilate. L’équipe composée de
disciples. Les distributeurs et les exploitants successeurs des marchands du
Temple. Herméneutique des métrages. Anciens scénarios du Nouveau Testament. Dolorisme
et mélodrame de l’imagerie horrifique. En vérité dite, quoi de plus épouvantable qu’une
crucifixion ? Une décollation, peut-être, par exemple celle de saint Jean-Baptiste.
Cérémonie à domicile ou désormais nomade. Liturgie du streaming. Prosélytisme du divertissement désolant. Évangiles des
imbéciles. Amen de l’amnésie. Les
larmes amères d’une mère immaculée ou de la peu chrétienne et kantienne Petra
von Kant. La croix du roi sémite, de Malte du dispositif cinématographique.
2
Sartre puis Cronenberg : l’existence
comme un acte de foi dans le réel pluriel. Esquivée, l’insaisissable essence
identitaire, mes frères. Congédiées, les immuables Idées platoniciennes, ma
reine du Ciel. Grotte falote et game
humain plutôt qu’humaniste. Sans croyance, pas de présence. Sans confiance, pas
de possibilité d’action. Au terme impératif, animation des statues de cire sur
les plateaux silencieux. Quel spectacle étrange, quel miroir dérisoire, quelle
mimesis à complices. Acteurs vingt-quatre heures sur vingt-quatre d’une
tragi-comédie interminable, à la fois noble et minable. Pitié pour nous,
pauvres pécheurs du bonheur, pêcheurs de pépites scopiques. À défaut du salut
invaincu, de la vie éternelle, juste un soupçon d’absolution, de rédemption,
quelques secondes de grâce au sein du quotidien dégueulasse. Fidèle à soi-même,
à sa meilleure part, la plus lumineuse, la plus dangereuse, à des
années-lumière du terrorisme religieux, du fanatisme pharisien, de l’hypocrisie
de sacristie. Ligues de vertu et moutons de la victimisation. Tabous relous et
joie des crachats.
3
Cœur sacré de la caméra, élément
matériel de transsubstantiation. Yeux aveugles et oreilles sourdes. Paysages
sonores et rivages de la mort. Un exil au désert ou une séance dominicale. Sur
les cathédrales, des fresques pétrifiées, pédagogiques, pour grands enfants
médiévaux. Sur l’écran bien-pensant, des paraboles plastifiées, lourdement
didactiques, pour citoyens parisiens. Se désengager en gage d’engagement.
Laisser la messe et le missel à l’humanitarisme. Exorciser la peur, Légion à
mille noms, aux alibis infinis. Peur de ne pas trouver de sujet, de visibilité,
de financement, d’entregent. Peur de déplaire aux autorités, aux croisés de
tous les camps malveillants. Peur de représenter ce qui dépasse, trépasse,
irréductible à sa figuration stimulante ou à la con. L’indicible d’Auschwitz et
l’iconoclasme de l’islam. Dans le visage évanoui de Mahomet, tes traits. Dans l’abîme
nietzschéen, ton reflet te fixant. Le cinéma, art funéraire fasciste, viol en
réunion de la réalité, sa robe dépourvue de coutures, à la Bazin, constamment
saccagée par le montage, permission de ceci, démiurgie.
4
Encore et encore le corps. Corps à
cadrer, à pénétrer, à démembrer autrefois via
la Moviola. La numérisation du monde, la prodigalité des données, la nasse du
réseau ou celle de Simon et ses hommes-poissons. Se convertir au pire du
consumérisme insuffisant. Le battement obsédant au creux des torses moroses, un
élan vers l’au-delà. Tant pis pour la baise de Thérèse, tant pis pour la
proximité post-moderne de la sueur de
sang et du sperme commercial. Point de pureté ? Le ciné, art par nature impur,
pratique capitaliste délestée du souci de l’innocence, de la clémence, quand bien
même obsédé par son tiroir-caisse d’épicier. Vendeurs d’opiacés du mercredi
dans le sillage de l’opium du peuple
combattu par les communistes soviétiques. Le voile des illusions, ma
mystification maya. Les cathares et leur cosmogonie impie, l’univers renversé
en création démoniaque, en simulacre de perdition bien avant la Matrice
pseudo-baudrillardesque des frérots Wachowski. Lavement de pieds en serment d’intimité,
fraternité, mais interdiction de toucher le décédé jardinier.
5
Les révélations ultimes,
étymologiques, de l’Apocalypse, sous-genre lucratif, à tendance écologique, de
l’eschatologie, et les secrets de fabrication cuisinés par les insipides making-of. Les mensonges du prince/père
des menteurs ou ceux, doucereux, de la camelote consolatrice, conservatrice,
œcuménique, à la va-vite, des affreux feel
good movies. Le Christ au glaive, la révolution à profusion, à portée de
main, quitte à se faire excommunier, à finir récupéré, recyclé, remâché par le
Moloch de Metropolis ou des amis amiséreux de Monsieur Emmanuel Macron. L’amour
du prochain et la prochaine sortie. Avant-goût du Paradis parmi les versets à
réciter, promesses de ravissement tramées par les bandes-annonces exhaustives. Barabbas
ou Jean Eustache ? Jour de colère selon Dreyer ou de tonnerre selon Tommy,
suppôt de la scientologie ? Les procès d’intention et en sorcellerie, sale
manie de juges litigieux. Penser, parler, écrire, filmer, analyser, un seul et
même ensemble d’expressions soumises à la tentation de la censure, de l’imposture,
de la gomme du dogme.
6
Gloser jusqu’à la nausée à propos du
sens des films, en parallèle à nos trajets pétris d’absurdité. La chair ou le
choix ? La métamorphose ou la gnose ? Réponses moins fécondes que les
questions, elles-mêmes anecdotiques, au fond, puisque inexorable extinction de
l’espèce et de la planète, des os et du cosmos. Poussière sur la pellicule,
poussière d’étoile de retour au bercail, balayée à la Baudelaire, anywhere out of the world et Montana propriétaire
transpercé au sommet de l’escalier crépusculaire, revoilà Gloria, de son manoir
mabusien. Croire au rêve américain, le réaliser jusqu’à la lie. Croire aux
puissances en sommeil, à un réveil sensuel, sensoriel, spirituel, serein, assis
sur un siège en velours, sein obscur dans la bouche, ô lucide amour. Une
machine à fantasmes, une exhibition d’impulsions. La collection collective
d’une histoire déjà séculaire. Le roman familial et national. Le temps des
légendes et du storytelling, des
massacres médiatiques et des festivals estivaux. Saisons infernales, raccord
bancal, le piège impudique d’un confessionnal.
7
Prévision de ton trépas, pourtant ta
renaissance, tes restaurations à répétition. Une guerre agréable, du pain et
des jeux pour tous les malheureux, la mission du bon docteur O’Blivion afin
d’oublier la solitude ontologique, de conjurer le final cut. Un Occident
désarmant d’arrogance, un Orient conquérant se fichant de la conscience.
Nuisances de nuit, désamour des jours. Le messie en vacances. Les messes occises
de Nanni Moretti. À l’horizon, un parfum de femme, de drame, d’ozone, de silicone.
Mutations en cours, tournages d’un autre âge. Qui suivre ? Qui
vomir ? Pour qui suffoquer ou faire tout sauter ? Pour qui ces
putains de serpents sifflants, soufflant le chaud et le froid de l’ego, de l’effroi ? Une Bible, un
Coran, un script. De grandes
espérances, des haines rances. Un crucifix très seventies enfoncé dans un vagin enfantin. Des dollars, des prières remises à plus tard. La bénédiction et la malédiction
des religions. Le lien du sacré, du ciné. La mythologie suspecte des Grecs. Récit
du soir pour princesse putative. Donissan, Mouchette, Pialat, ah, ce cinéma.
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