Les Nuits blanches du facteur : La Dame du lac
Suie à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Andreï
Kontchalovski.
Imaginez dans Le Miroir (Tarkovski,
1975) le reflet de Paranormal Activity (Peli, 2007) mais mettez de côté le chromo
et les trémolos de Il postino (Radford, 1994). Bientôt octogénaire, l’auteur du
scénario de Andreï Roublev (Tarkovski, 1969), frangin de l’épique et
poutinien Nikita Mikhalkov, signe un film d’une jeunesse et d’une sagesse
enviables, fréquentables. Muni de ses deux caméras Red, d’un script co-écrit avec l’ex-journaliste Elena
Kiseleva, retrouvée pour Paradis (2016) à la bande-annonce
refroidissante, du concours des habitants d’un hameau essaimé autour d’un grand
point d’eau, le second AK, un salut à Akira Kurosawa, aiguilleur de l’argument
de Runaway
Train (1985), cartographie une autre Russie, pas celle de Vladimir, pas
celle de la station Mir, quand bien même une base aérienne élance dans le ciel
sa fusée surréelle. Blancheur des peaux, de l’alcool qui console, qui provoque
la noyade, nuits blanches d’insomnie et de géographie : ici, camarade, il
ne demeure que des restes du lustre de l’URSS, de son oxymoron de
« romantisme socialiste », par exemple des cris d’enfants off sur l’intérieur d’une école en
ruines et en hymne. L’Enfance d’Ivan (Tarkovski, 1962) refait aussi surface, le
temps d’une balade en barque à la rencontre de la terrible Kikimora, ogresse de
poche et sorcière à des années-lumière de sa consœur de Blair. La scène,
bucolique, fantastique, bénéficie des nappes synthétiques d’Eduard Artemyev,
posées ailleurs, auparavant, sur le travelling
avant du bateau motorisé, épiphanie aquatique, hypnotique et cosmique à la
Kubrick psychédélique de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) ou
du générique de Shining (1980). Le gosse fait la grimace, veut rentrer, veut
pêcher, il finira par bouffer du poisson salé, bouilli au feu de bois, en
compagnie de son oncle adoptif, d’élection, ancien buveur à présent fumeur et
facteur en sursis, puisque plus personne n’écrit, puisque un plaisantin malsain,
invisible, impuni, lui piquera son moteur de navigateur.
Le cinéaste authentifie une fable sur
la mort annoncée d’une communauté, matez-moi cette maison abandonnée, romance
un réel sensoriel, traverse avec évidence, douceur, tendresse, les frontières
du documentaire et de la fiction, catégories pragmatiques, guère véridiques. La
vérité, un ivrogne orphelin le formule très bien, ne s’avère qu’une illusion,
surtout face à la réalité d’une souffrance indéfinissable s’estompant à la
bouteille, au travail. Drolatique, mélancolique, physique, métaphysique,
poétique et pudique, Les Nuits blanches du facteur (2014)
ressemble à un précipité décéléré de la fameuse « âme russe », de ce
pays qui paraît avalé depuis longtemps par un impitoyable Leviathan (Zviaguintsev,
2014). Film de réalisateur davantage que d’ethnographe, à l’instar de Mon
cher petit village (Menzel, 1985), il interroge le storytelling généralisé de notre modernité, il relie en récit les
épisodes hasardeux de la dramaturgie du monde, sans commencement ni fin, il se
base sur l’aptitude innée des adultes à rejouer leur enfance, à interpréter
leur propre rôle social à peine scénarisé. Les plans panoramiques immobiles,
manière unique, cinématographique, d’immortaliser en le tuant « l’être-là »
des champs, des arbres, de la rivière, de la pierre, alternent avec des
cadrages de vidéo-surveillance usités par l’épouvante lucrative et la
télé-réalité décérébrée. Il ne s’agit plus de piéger à l’intérieur du cadre carcéral,
sinon stalinien, des cobayes à la con, de chercher à provoquer le frisson via l’enregistrement factice de fait
divers domestique. Il s’agirait de retourner contre elle-même et le système
audiovisuel qu’elle représente l’arme des images cyclopéennes, des pantins en
cage. Jamais manichéen ni mesquin, arrogant ni complaisant, Kontchalovski se
tient au plus près de ses « personnages » de chair et de sang, de
rides et de désirs.
On trouve dans cette épopée discrète,
à ne pas confondre avec le passéisme pédagogique d’un Becker (Les
Enfants du marais, 1999), les « petits riens » germanopratins
des dispensables Delerm père & fils, odyssée assourdie dédiée aux délaissés
du progrès, à des gens que l’on voit trop peu souvent sur un écran, une scène
assez superbe, portée par la seule professionnelle de l’ensemble, hors le
petiot Timur Bondarenko, une belle et douée comédienne de théâtre nommée Irina
Ermolova. Notre porteur de lettres et denrées va visiter son écolière préférée,
aujourd’hui garde-pêche revêche, étrangère peu populaire in fine exilée à la ville avec son fiston précité, maquillage et
jupe inclus, joujou oublié, vente immobilière transmise, tant pis pour la
procuration absente. Irina se masturbe et atteint l’orgasme dans la claire
lumière de sa solitude souriante, parfois épuisante, dos à masser avec la plus
chère des pommades, dans le surcadrage d’un porte entrouverte sur ses seins
pleins, son visage assouvi, par un Locha énamouré de la divorcée. Cela pourrait
être salace, naturaliste, inutile et suspect ; cela constitue la signature
charnelle, émouvante, d’un film d’amour qui ne porte pas pareille appellation,
qui se refuse à la consolation autant qu’au misérabilisme, aux facilités de
monstruosité de la consanguinité. Plus tard, une même émission lacrymale met en
réseau télévisuel les villageois sympas, et le vieil homme vieilli par la vodka
verse une larme devant le triste sort d’un éducateur d’orphelinat autrefois
pensionnaire. Là encore, pas une once de moche pathos, rien qu’un instant
poignant pris en légère contre-plongée, avec légèreté. Dans Les
Nuits blanches du facteur, on ne se plaint pas, on ressasse son Vietnam
de commerce joli sans respirer dans la nostalgie, tarkoskienne ou non, on parle
de « cafard » et de patates à planter.
Immanent, désarmant, conté dans une
sorte de présent point panthéiste, mélange de paranoïa et de solidarité, le
film élabore son propre rythme singulier, adapté, déploie sa sereine majesté
renforcée par la modestie apparente, assumée, des enjeux narratifs. Il ne se
passe rien ? Il passe l’essentiel, la présence naturelle, la qualité
émotionnelle, les relations humaines, l’extériorité tissée à l’intériorité, par
exemple ce chat mystérieux d’hallucination de saison, à la fois ange gardien et
possible psychopompe, prêt à voler votre âme allongée, déjà gisante, posé sur
votre poitrine, ou à vous rejoindre lors de la coda douce-amère, assis sur une
embarcation à l’envers, l’ami Iouri, type placide sujet à des pulsions de
liquidation, constatant que les retraites reçues et les magasins pleins ne
suffisent pas à congédier la tension des habitants, symptôme de l’époque.
Au-delà du territoire de tranquillité, d’entropie, la Russie se résume à une
sœur vite quittée, à un centre commercial conjuré, tu ne toucheras pas à ce
verre transparent, tu imiteras le marmot menteur amateur de glace. Un général
vient pêcher de temps en temps, vivement remonté à bord de son hélico antique,
apocalyptique. La postière ne veut pas aller danser, le dentier réparé provoque
la moquerie de l’onaniste, les jours défilent et perdent leur identité en dépit
du calendrier, du PV dressé, du rafiot esquinté. Le plan en POV sur les
sandales au saut du lit revient en scansion de la routine confortable et
cependant matrice de vague à l’âme. Malgré le vert alentour, la vie paraît
décolorée, grisée, endeuillée par le cercueil rouge d’une ancêtre sourde, hier
à sa fenêtre, désormais sous terre, gynécée muet, mouillé, éloigné de Lelouch pas porno ou du tempétueux Shakespeare.
Primée à Venise, l’œuvre évacue le
pittoresque, le touristique, l’anecdotique et séduit, amuse, surprend, remet en
mémoire Maria’s Lovers (1984). John Savage s’y brûlait la main sur une
gazinière par passion pour Nastassja Kinski, on comprend, on compatit. Alexeï
Triapitsyne, moins héroïque ou masochiste, ne suit pas son envolée, comme
enraciné sur la rive, lieu de naissance et de mort, d’éphémère éternité. Le
cinéma ? Il le sert et ne s’en soucie pas, vrai-faux soldat au cœur
quêteur, roi amphibie détrôné, promis à la casse et au retrait. Les
Nuits blanches du facteur, avec ses minuscules malheurs, sa sensibilité
racée, ne vous endormira pas et vous donnera la possibilité de savourer une
certaine idée du ciné, pourquoi pas du bonheur, celui de tristes, à la Luc
Dietrich, celui d’hommes et de femmes aux prénoms exotiques et à l’attrait
familier.
Ce beau texte touchant et sensible donne le désir de la découverte de ce film...
RépondreSupprimer«Je savais bien deux choses pour les avoir vues moi-même, je savais les fleurs et les étoiles. J’avais pris un pot de géranium et planté les fleurs dans la terre et les racines vers le haut. Mais lui s’était tordu la tête comme quelqu’un qui se bat et était remonté par-dessus ses racines.
«Les fleurs remontent vers les étoiles parce que les étoiles leur donnent à boire. On voit les étoiles dans les puits, mais au contraire les étoiles sont des puits et la pluie et la rosée tombent de là.»
Luc Dietrich Le Bonheur des tristes
http://www.letempsquilfait.com/Pages/Pages%20livres/Page%20nouv.613.html
Auteur majeur, découvert à l'adolescence, presque tout lu de lui depuis, dont je recommande souvent la fréquentation, sur mon noir et moins végétal miroir, par exemple ici :
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2014/09/giorgino-le-territoire-des-loups.html