Shell : Le Plein de super
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Scott
Graham.
Ce que nous écrivions naguère à
propos de Iona, on pourrait le reprendre à présent, presque
littéralement, on ne le fera pas, toutefois, le copier-coller pas réellement ma
tasse de thé. Et cependant Shell s’avère de la même manière,
différemment, un portrait de femme, un film de visages et de paysages, une
cartographie des sentiments, des élans, des saisons et des horizons, au final
pas si loins, à portée de main, de camion de bûcheron. Dans Shell,
une demoiselle quasiment majeure officie dans une station-service écossaise, un
brin western, au côté de son papounet
épileptique, abandonné par sa moitié, par conséquent mère démissionnaire,
comme disent les sociologues suspects, quand la gamine de dix-sept ans en
comptait quatre. Autour d’elle, soleil d’ébène aux chaussettes de fillette, à
la poitrine déjà féminine, à la grâce de son âge, au charme de sa face sans maquillage,
gravitent trois types. Le premier père, interprété par un Joseph Mawle, aperçu
autrefois dans le crève-cœur de Heartless, aux faux airs de prophète
foudroyé à la Daniel Day-Lewis, répare ou plutôt désosse les épaves embouties
la nuit par les biches pas farouches, en quête de nourriture en bordure de
route. Il dépèce aussi leur lourd cadavre et enfourne le tout au congélateur
industriel. Plus tard, Shell affirmera que manger cela, à peine le toucher du
bout de sa fourchette, en tête-à-tête à table, revient à mastiquer sa propre
chair. Le second paternel, elle le croise les week-ends, quand Hugh, maladroit
Michael Smiley de Shaun of the Dead et Le Parfum, part retrouver ses gosses
de divorcés, à moins de les manquer car emmenés à l’improviste au karting par la génitrice et son nouveau
petit ami.
Ce voyageur de bonheur et de malheur
offrira à notre héroïne un joli jean,
dont à genoux il remontera le bout, ourlet d’esseulé, qui vient se serrer
contre le corps accueillant, désarmant, le repoussant rapidement, sans
violence, avec patience. Quant à son premier béguin, un jeune gars de la
scierie locale, licencié-privé d’indemnités en raison de soupçons à propos de
tronçonneuses neuves évanouies de nuit, fils de tenancière de pub apparemment alcoolisée à la Zola, olé,
il la baisera dans sa bagnole, consciencieusement, hélas pour le romantisme des
sisters Brontë, bienvenue dans une
réalité ne faisant aucun cadeau de mélo à Shell la pucelle. Pour information,
Scott Graham, modeste virtuose du Scope, de la composition équilibrée, des
respirations de panoramas, des émois
transgénérationnels, ne filme pas des « porcs », des dominants, des
ruminants, moins encore une Lolita attardée, en autarcie, confite dans sa
coquille des hauts plateaux anxiogènes et enivrants, et jamais il ne livre un
métrage sordide, dépressif, misérabiliste. Pete & Shell, père et fille,
partageront la couche taboue, s’embrasseront sur la bouche dans un état de
semi-coma, mais cela s’arrêtera là, cet indicible, au bord de l’infigurable, à
part au moyen de l’artifice inoffensif du X étasunien, stoppé aussitôt par un
suicide nocturne en mode Maximum Overdrive. Et si Shell,
préoccupée par son coquillage sexué à la Mallarmé, par sa blessure intime
convoitée, quitte in extremis son Adam des Highlands, elle ne le fait à cause de lui, pas pire qu’un autre, meilleur que beaucoup, sans doute,
elle agit pour elle-même, elle assume son égoïsme de survivante, de résiliente,
d’orpheline embarquée vers son avenir, fin ouverte généreuse et audacieuse, au
son d’une chanson au sujet d’une fille préférée, alors qu’auparavant elle
dansait surcadrée par une fenêtre méta devant son papa, accompagnée par une
rengaine remuante de Dire Straits.
Au cours de son voyage immobile, à
quelques jours de son départ sans retour, Shell croise un couple de retour vers
Édimbourg, l’épouse lui laissant en souvenir un sourire maternel et un
exemplaire du best-seller de Carson
McCullers. Peut-être que le cœur fédère ou indiffère en chasseur solitaire, en
tout cas l’adolescente devient une Diane chasseresse de tendresse, qui prend
son destin en main, même mordue, qui cède au prétendant, pas vraiment prince charmant, tant
mieux, tant pis, la boutique/bicoque horizontale à la vue imprenable, jadis
construite en cadeau pour l’absente invisible. Graham filme cette émancipation
endeuillée avec une précision, une attention, une délicatesse et une noblesse
qui font tout le prix chaleureux et hivernal de Shell, il ne dilue pas un
court métrage, il ne verse pas dans l’inceste, il ne psychologise pas un
rectangle humain, très humain, au bout du monde. Sorte d’anti-Twin
Peaks: Fire Walk with Me, Shell illustre avec un classicisme
plein, serein, une stase et une mue, séduit et remue, s’impose par sa
simplicité, son austérité racé. Fille enfin femme, dans sa tête, son cœur,
son corps, Shell ne fantasme plus sur le dos nu de son père pétrifié, elle ne
joue plus à la poupée depuis longtemps et pourtant rapporte à sa petite
propriétaire la sienne oubliée au magasin isolé, course prémonitoire incluse.
Comme il propose une imagerie diffractée de la masculinité, Mister Scott dispose face à elle deux
figures de féminité, de maternité, sans que ceci vire au destin, au mesquin.
Porté par une actrice de vingt-cinq ans rajeunie par son talent, à la fois soucieuse
et radieuse, je mentionne avec reconnaissance le nom de la captivante et primée
Chloe Pirrie, par des acteurs évocateurs, laconiques, cités supra, auxquels
rajouter Iain De Caestecker, sans omettre évidemment le caméo secrètement
poignant de Kate Dickie, la révélation du Red Road d’Andrea Arnold,
loué par myself, Shell ne rime en rien
avec une ritournelle auteuriste.
Il conviendrait plutôt d’y lire une Effrontée
délocalisée, le piano d’identification, d’une femme, me souffle il caro
Michelangelo, remplacé par une courte sieste dans les herbes, possiblement
empruntée au Petit Prince a dit, autre récit de mort et de vie, d’adieu à
l’enfance sous la forme d’un mélodrame sec, puissant, persistant, moment pour
soi fatal et salvateur, autant coda que catalyseur. Avec ses « mains
froides » et son « cœur chaud », avec sa chaudière à rafistoler,
son lit illicite, son miroir en triptyque, avec son vent prégnant et sa rage de
dépucelage, avec sa boucle bouclée de pare-brise, écran au carré, in fine enneigé, avec sa chanson aérienne
de Kenny Anderson, alias King
Creosote, belle ballade idéalement dépouillée, Shell, grand petit film
d’amour et de désamour, film limpide et secret, film méconnu, pas assez reconnu
dans un océan de médiocrité, se hisse sans effort sur les hauteurs du cinéma
adulte, impressionniste, atmosphérique et intimiste. En deux films sensibles et
singuliers, Scott Graham trace sa route d’indépendance et d’intelligence, celle
d’un véritable cinéaste à suivre, à célébrer, car capable de filmer des hommes
blessés, dignes d’être rencontrés, des femmes vivantes, émouvantes, dignes
d’être aimées, envisagées, visionnées. En cette période de bonnes résolutions
et de mauvaises effusions, Shell + Iona s’apprécient en fables
à fleur de peau, en traversées sensuelles et sensorielles, constituent un tandem étymologiquement aimable,
recommandable, sinon admirable, des promesses tenues, des souhaits doublement
réalisés. Je ne crois pas au Paradis, je préfère encore les enfers de cette
Terre, mais s’il existe, parions avec Pascal, Bill Douglas doit s’intéresser au
travail de son compatriote Scott, solidaire et réfractaire, doté d’une candeur
en chœur, d’une foi dans le cinéma et les individus, au moins certains, qui
donnent envie d’écrire sur eux, de ne pas leur dire adieu, contrairement à la
fille fragile et forte, facilement ma favorite à moi aussi, en écho à Kenny,
qui s’en va loin de tout ça ou pas, qui vit désormais, bien au chaud, bien en
vie, au creux de ma cinéphilie.
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