Nightmare : Dreamscape


Hamlet déplorait les possibles rêves du « sommeil de la mort » ; au ciné, on les adore. 


Nightmare repose en partie sur une problématique simple et passionnante : la folie maternelle se transmet-elle ? Nul n’ignore que l’idée funeste, fatidique, terrorisa une certaine Marilyn Monroe et le film de Freddie Francis dialogue, d’une manière ou d’une autre, avec Les Diaboliques, La Maison du diable, Qui a peur de Virginia Woolf ?, Rebecca, Répulsion. Noir diamant quasiment méconnu, Nightmare laïcise le fantastique de la firme Hammer et se dédouble au mitan, au risque d’une trivialité de rapacité, d’une boucle bouclée de fait divers. Sous ses apparences de gothique autarcique, sous ses allures de moralité misogyne, il relève en vérité de l’étude de caractères, du thriller d’atmosphère, il constitue un sommet d’hystérie féminine, de rouerie masculine, il dresse un diptyque d’héroïnes duelles, divisées, sans omettre de s’achever sur la vengeance de serviteurs et d’un professeur very dévoués à leur petite protégée très tourmentée, héritière pas fière, plutôt suicidaire, d’un manoir à proximité d’un asile. L’orpheline assista gamine à un drame de chambre à coucher, voilà papa occis via un couteau de giallo tenu par maman à côté du gâteau d’anniversaire. La pâtisserie présage de Sœurs de sang refera son apparition lors d’un meurtre tout aussi familial, celui de l’épouse de l’avocat reconverti en tuteur menteur de l’adolescente au bord de la démence. Ce trauma en duo se verra aussitôt corrigé, contredit, par une réalité triangulaire, avec maîtresse mariée à son tour prête à enfiler sa camisole de force. La complice et l’adultère, lui-même lié à une ombre mutique devinée remplie de fric, bien que balafrée, périront face à une seconde machination, la Reine peut donc dormir sur ses deux royales oreilles et le cinéphile anglophile fêter la beauté, l’intensité, la limpidité d’obscurité d’une œuvre ironique et laconique, où les cauchemars finissent par se matérialiser, où la santé mentale se recouvre après l’holocauste organisé des amants criminels, macérés dans leurs permanentes scènes de ménage.


Astucieusement écrit par Jimmy Sangster, l’un des organes vitaux du studio, remarquablement éclairé par John Wilcox, à l’ouvrage notamment sur le mélancolique La Vallée perdue et l’exotique La Légende des sept vampires d’or, irréprochablement porté par Jennie Linden, vue dans Love, et Moira Redmond, croisée dans Freud, passions secrètes ou Quand l’inspecteur s’emmêle – mentions spéciales à la Brenda Bruce du Voyeur et à la Clytie Jessop des Innocents puis du Jardin des tortures –, actrices habitées, sinon hantées, Nightmare confirme qu’un grand directeur de la photographie peut devenir un vrai réalisateur, au classicisme composé, doté d’une conscience-consistance de chaque plan/instant. Si ce métrage épuré, au Scope pleinement maîtrisé, digne du Clayton précité, que d’ailleurs Francis photographia, séduit autant aujourd’hui, il le doit à sa sincérité, à sa rigueur, à la surprise des situations apposées sur une trame imaginable, par exemple la tentative de suicide au miroir fragmenté enchaînée sur l’homicide de l’avatar de Madame de Winter, à sa sensibilité sensuelle, l’érotisme passant dorénavant par la main nue d’une partenaire criminelle idem au lit, le trouble sexuel se voyant suggéré par un baiser intempestif de la jeune fille en fleur au comploteur légaliste, en rime au geste gentiment tabou de Deborah Kerr dans l’adaptation de James. Même distribué par Universal, même délesté de l’imagerie vampirique ou organique ressuscitée autant qu’immortalisée dans les séries des Dracula et Frankenstein, le film conserve sa nationalité britannique, son système de classes, son élégance et sa retenue, son humour discret associé à une insularité diégétique. Le prologue onirique et maléfique évoque Shock Corridor, Shutter Island ou The Ward, tandis que l’argument annonce dans un premier temps Les Griffes de la nuit, avant de bifurquer vers Bava, période Opération peur, ou le Fulci de L’Emmurée vivante, similaire poème funèbre à base de visions et d’élucidations.


Bien sûr, la multitude des correspondances n’empêche pas Nightmare de posséder sa propre identité, d’exercer par-delà les décennies son charme d’asphyxie, à la fois anxiogène-érogène. Seigneur des ombres et prince des ténèbres, Francis cartographie sa maison maudite avec une maestria qui laisse pantois, qui ravit, il utilise avec brio l’avant et l’arrière-plan, la profondeur de champ, la plongée ou la contre-plongée. Alors que la nurse d’imposture, au masque cramé de Mission impossible, s’aventure dans sa chambre, la caméra positionnée en hauteur la suit tel un oiseau de proie, un vautour de désamour. Alors qu’elle serre le pantin de la grande gosse, l’objectif placé au-dessous de sa taille la fragilise, lui confère une dimension dérisoire, illusoire. Ailleurs, un lointain travelling autour d’une table vient recadrer la gouvernante et l’enseignante, moment de témoignage et préfiguration de l’alliance finale, la scène dialoguée ou monologuée terminée sur les visages flottant dans la nuit, phares féminins de mystère et figurations de maternité. Ni mesquin ni freudien, Nightmare prend acte des sixties, du jazz à la radio, de la solitude d’une institution pour jeunes filles recouverte d’un linceul de neige, au sommeil des donzelles massacré par les cris surprenants de vigueur de la maltraitée incapable de récupérer, de sa veille et de son passé. Mine de rien, avec presque rien, Freddie Francis élabore une histoire d’adieu à l’enfance et de résilience, une mise en abyme de la mystification cinématographique et de surcroît horrifique, la jeunette en cobaye amouraché du metteur en scène, en doublure du spectateur venu frissonner à son aise au sein de cette caverne utérine, en écho à la matrice-tombeau stellaire de Inseminoid, également et différemment parabole sur le viol et les effusions de la folie du « deuxième sexe ».


De manipulations en trahisons, de complots en murs capitonnés, Nightmare n’oublie pas de donner à voir le décorum inamovible d’une société encore victorienne pour laquelle un matricide par procuration, moitié de titre français pragmatique, ne suscite in fine guère d’émotions, ne salit qu’un tapis, subito nettoyé par le chauffeur aux fleurs. La loi, le hors-la-loi la détourne à dessein, mais les parvenus malvenus se verront vite renvoyés à leur rang, ad patres, dans un conservateur retour à l’ordre économique et domestique qu’aucun téléphone trop tard décroché ne saura conjurer. Le comte de Transylvanie ou la créature de cimetière agissaient en étrangers, en freaks, en virus injectés dans le corps de la britannicité par un Irlandais épris d’occulte et une féministe romantique. Ici, l’assassin aux mains propres porte des lunettes et un pyjama boutonné, sa comparse fume, boit, se défait à vue d’œil, à la même vitesse que sa victime durement éprouvée : le fameux réalisme de la filmographie anglaise se vérifie ainsi à sa façon, par un abandon des pulsions et du glamour du gore. Terence Fisher échouera dans cette voie, cf. le piètre La Nuit de la grande chaleur – pas Freddie Francis, qui cède le rire réflexif, un brin cynique, aux Wes Craven & Kevin Williamson de Scream ou Cursed, qui parvient à réussir deux films en un, qui enterre le surnaturel et honore un point de vue en effet aliéné, littéralement et doublement, qui mise sur une justice de facto expéditive et vaguement incestueuse. Dans les premières lignes admirables de The Haunting of Hill House, Shirley Jackson affirme que n’importe quel organisme se doit de rêver, sous peine de perdre la raison. Nightmare, bien avant que ne sévissent Paul Meurisse ou Freddy Krueger, dit doucement le contraire, démontre que la subjectivité orientée débouche sur l’irréversible et l’appel punitif de la police, qu’une maison s’avère une prison, que l’esprit réalise toujours son film, que la confiance fatale ou l’hubris mesurée conduisent aux sédatifs et à la condamnation.


À défaut d’une damnation faustienne, il faudra désormais s’accommoder d’un enfer sartrien, d’un huis clos de proprio, d’une distance vis-à-vis de l’étrange, d’un film très aimable enraciné dans la psyché, l’apprentissage, la solidarité, le mélodrame, vrai fleuve souvent valeureux vers lequel convergent les mille rivières de la magnifique horreur, a fortiori celle de la Hammer, « ni tout à fait la même. Ni tout à fait une autre », à l’instar de la chimère mortifère, obsédante et récurrente, dans Mon rêve familier de l’éveillé Paul Verlaine.            
                

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