Mes petites amoureuses : L’Enfance nue


Daniel, Jean, José… et les autres – redécouvrons avec avidité la sérénité d’Eustache.


Malgré Trenet, la France d’enfance puis d’adolescence de Jean Eustache ne se caractérise pas par sa douceur, même dépourvue de violence avérée, de maltraitance flagrante, même nimbée de la lumière délicate de Nestor Almendros. Elle ne possède pas non plus le recul de l’écriture au lance-flammes d’un Rimbaud se moquant dans un poème emprunté de ses premières amours et de lui-même idem. Film impressionniste placé sous le signe dédoublé du travelling latéral, avant et plus rarement arrière, du fondu au noir à foison, Mes petites amoureuses se remémore et ressuscite un Apprentissage de la ville, pour parler tel Luc Dietrich, une période de puberté passée, persistante, via la voix, off et enfantine, pareille à mille autres et cependant singulière. Produit par Pierre Cottrell, co-fondateur des Films du Losange en compagnie de Barbet Schroeder et partenaire de Wenders ou Rohmer, assisté par Luc Béraud, Denys Granier-Deferre et Bertrand Van Effenterre, le cinéaste réalise son second et dernier long, échec commercial après le succès de curiosité cannoise de La Maman et la Putain, déjà financé par PC. Sans doute le cinéma français ne le méritait pas, et moins encore de nos jours de désamour. Artiste artisan et franc-tireur suicidaire, pas au pistolet à bouchon du récit, tant pis, Eustache paie ici son tribut à Duvivier, Vigo, Truffaut et bien sûr Pialat, enrôlé en caméo de mépris désarmant, peintres précieux de l’âge pas si tendre, sans omettre évidemment un certain Robert Bresson, usage d’une similaire abstraction de l’expression, vocale et corporelle, propice à une déflagration discrète d’émotion(s). L’irréprochable et vraiment juvénile Martin Loeb, frère de Caroline figurante de café bientôt confite dans sa ouate préférée, évoque d’ailleurs l’ange luciférien du Diable probablement, et la place occupée par l’argent renvoie vers le titre homonyme.


En 1974, la fameuse et fallacieuse « libération sexuelle » ne semble guère advenue en province, a fortiori sudiste, et si l’on se bécote dans la rue, au ciné, dans les près, personne ne va plus loin, les filles restent vierges et les garçons se voient reconduits à l’horizon du boxon, coda dépressive du Père Noël a les yeux bleus. Mes petites amoureuses, film essentiellement centré sur le manque d’amour, affectif et physique, comporte trois scènes assez superbes de baisers pas volés. Dans un compartiment ferroviaire aux stores tirés, au triolisme cronenbergesque, cf. Faux-semblants, davantage sur la voie des Valseuses que du Dernier Train de la nuit, Daniel/Jean assiste, silencieux, médusé, à un « plan à trois » de mineurs en costards. Ensuite, dans la grande salle à l’ancienne où l’on projette le suprême Pandora d’Albert Lewin, tandis qu’Ava Gardner & James Mason s’abandonnent et succombent à l’éternité de leur humanité, le voyeur devient acteur, selon la dichotomie simpliste de Hitch. Enfin, au bord d’une route de campagne, il se fait embrasser par une brunette circonspecte, bien qu’irrésistible, plus tôt aperçue en chanteuse de kermesse paroissiale. Au début de la diégèse, le communiant ressentait pareillement une érection en pleine eucharistie, petit sacripant pas méchant, quand bien même il file un coup de poing expérimental à un camarade plus grand, plus taiseux, plus outrageusement romantique et au regard presque hors-champ exempt de la moindre colère. Moins agité que le gosse placé en foyer par Maurice P., le cinéphile en herbe va bosser, adieu coûteux à l’école frivole, en tant que commis insoumis et mécanicien cycliste du frère de son futur beau-père, un ouvrier agricole d’origine espagnole, incarné avec un humour et une détresse distanciées par Dionys Mascolo, découvert dans Nathalie Granger de sa chère Marguerite Duras.


L’auteur de L’Amant apparaît également en filigrane, par la précision de chaque mot, de chaque plan, certes bien plus en mouvement, empreint d’un naturalisme littéraire à la française, entre Renoir et Rohmer. Car Mes petites amoureuses ne se contente pas de retracer avec une justesse et une économie constantes, impressionnantes, quelques mois d’une vie, d’un pays, d’une classe sociale, d’une transformation banale et primordiale, il parvient en outre à séduire en ouvrage solaire, sensuel, riche d’une évocatrice simplicité. Eustache se permet même des surcadrages et des fermetures à l’iris immédiatement méta, par exemple durant l’épisode de l’épouse du réfugié franquiste, MILF onirique au landau de Mia Farrow, pure présence scopique, érotique et mélancolique. Dans Mes petites amoureuses, le spectacle se déploie au cirque, sur les allées où se montrer, tradition locale, se reproduit à sa propre échelle en fakir improvisé, prudent, faux sang à la clé, s’observe derrière une vitre, regarde cette fille en train de rouler un patin à son amant du moment, te regardant toi en cliente excitante, inaccessible, exit Delphine Seyrig parmi les godasses classes d’Antoine Doinel. Du côté des dames, notre cinéaste caste la fassbinderienne Ingrid Caven, spectrale, somnambulique, et Jacqueline Dufranne, croisée dans Loulou ou Le Cadeau – ah, Claudia, oh, Clio – en grand-mère attentionnée, libérale, « collation » de quatre heures incluse. Eustache travaille ainsi disons en famille et son fiston Boris se dégrossit en assistant stagiaire, au nom du père, qui se met en abyme sur un banc, à l’arrière-plan d’adolescents aux bouches soudées, au chapeau tombé en replay. Quelque chose d’unique, de magique, de pragmatique, émane de cette chronique laconique, comme tournée a contrario, en réaction aux logorrhées du fameux mois de Mai présentes dans La Maman et la Putain, pourtant écrit après, sorti avant.


Marcel Pagnol et James Dean se devinent en spectres d’affiches, de toponyme, sur la route de Salinas, hélas, figures tutélaires et duelles de l’indépendance régionale, certainement pas régionaliste, et de la mort rapide, rencontrée En quatrième vitesse à la Robert Aldrich, accident ou suicide, quelle différence, au fond ? Le générique mentionne un curieux « conseiller technique » dénommé Jack Daniel, possible clin d’œil drolatique à la distillerie de whiskey du Tennessee, mais l’ivresse que procure le métrage ne doit rien à la bouteille ambrée, elle doit tout au talent d’un réalisateur de grande valeur, à sa sensibilité acérée, vaccinée contre la nostalgie jolie, le pathos obscène, la reconstitution à la con. D’un cimetière municipal à un « Palais du Travail », de connaissances masculines vite éclipsées à une absence paternelle remarquée par son absence d’explication, de justification, d’effusions, d’une bassine d’alcool servant de chauffage paupérisé, enflammé, à une brochette oisive et inoffensive de vitelloni rajeunis, Mes petites amoureuses cartographie un itinéraire jamais entaché de misère, de misérabilisme, de défaitisme ni de complaisance. Oui, le réel déçoit, blesse, ressasse, et toutefois il demeure la seule matière appréciable, abordable, dans un monde irrémédiablement délesté de transcendance, dans un univers bucolique et non lubrique, dans un resurgissement proustien absolument pas malsain, auteuriste, onaniste. La grâce sidérante de l’avant-dernière scène, ce baiser au goût d’inachevé, de dupliqué, avec son travelling circulaire à la De Palma, pourquoi pas celui de Carrie, pas à la Lelouch, pas touche, avec son bruissement de vent à la Pagnol ou à la Lynch, constitue en soi une épiphanie magnifique au creux d’une œuvre pleinement matérialiste, qui laisse à autrui la « lutte des classes » et par conséquent le « matérialisme historique ».


Jean Eustache filme des êtres, pas des créations scolaires de scénario falot, il filme des visages, pas des personnages de papier, de planqué, il filme une fatigue collective installée, désenchantée, typique du mitan de la décennie, à l’ombre de la crise économique et des secousses du terrorisme. Tout cela ne l’empêche pas d’immortaliser sur pellicule une captivante acmé, une sorcellerie blanche et résiliente qui n’appartiennent qu’à lui. Film en correspondances et sans descendance, film admirable et minablement méconnu, peu médiatisé, alors que l’on se gargarise d’excréments martiaux, stellaires, d’œcuménisme cynique, de bons sentiments déshonorants, de risibles poses arty ou indie, d’indénombrables téléfilms perfusés à la TV, d’affligeantes foutreries de festival, Mes petites amoureuses n’offre aucune fin heureuse, à peine une répétition de saison, de refus, de mains masculines sur des seins féminins aussitôt descendues, nulles et non avenues, l’épilogue néanmoins déroulé dans l’atmosphère radieuse et en apparence insouciante d’un jardin retrouvé, pas celui du Paradis de la Bible, pas celui, supposé vert, des « amours enfantines » d’après Baudelaire. Comme Simona Vinci, dont on recommande une fois de plus la lecture de l’éprouvant Où sont les enfants ?, Eustache, pour moi, en tout cas, ne croyait pas à l’innocence, et donc pas à l’exil édénique, à la chute chronologique – il sut en revanche, et ceci nous ramène logiquement aux livres inégalés de Luc Dietrich, semblable recréation, autofiction, conjuration, on se fiche de l’intitulé, envisager la candeur, la conserver vingt-quatre images par seconde, parce que lui aussi éprouvait, éprouva, Le Bonheur des tristes, quitte à en mourir et, surtout, à en faire des films, qui nous regardent, qui nous parlent, qui nous incitent à vous donner envie de les découvrir.


Allez, un vrai vœu pour ce début d’année, un souhait de cinéphile, vocable-espèce peu fréquentable, de quelqu’un « au milieu du chemin de la vie », ou pas très loin de son terme, qui vous exhorte à visionner Mes petites amoureuses et Le Père Noël a les yeux bleus, diptyque dans le désordre d’une trajectoire brisée, trop tôt coupée, contrairement à l’espace-temps des deux items, miracle laïc d’équilibre, de classicisme, de beauté cassée, encore debout une quarantaine d’années après, et qui dans son injuste clandestinité survivra, on l’espère, à toutes les impostures contemporaines, dépassées, démodées, au rythme des maudits mercredis. Les films français de cette étoffe se doivent d’être exhumés, célébrés, rédigés ; ce cinéma-là, enraciné dans un contexte précis, irréductible à une temporalité, à une nationalité, sans cesse on le chérira, voilà.
       

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir