Au pays du sang et du miel : Permanence du mélodrame
Cry Me a River défiait l’indémodable Julie London –
invitons à « pleurer de joie », va.
Mettons quatre films aimables mais
mineurs visionnés en DVD ou vus à la TV durant les familiales festivités de fin
d’année : Le Plus Grand Cirque du monde (Circus World, Hathaway,
1964), Anna et le Roi (Anna and the King, Tennant, 1999), Annabelle
(idem, Leonetti, 2014) et Annabelle
2 : La Création du mal (Annabelle: Creation, Sandberg,
2017). Que nous disent-ils qui vaille la peine qu’on l’écrive ? Que le charmant
mélodrame se porte « comme un charme », qu’il ne cesse de traverser
les « genres » – au ciné n’existent que des imageries, n’en déplaise
aux adeptes de la perspective « genrée », esthétique ou politique –
de la comédie dramatique, du film historique, du film d’horreur et les décennies
de leur distribution, qu’il constitue non pas un sous-genre en soi, double
acception dépréciative comprise, mais bel et bien une sensibilité figurative,
explicitement expressive, parfois trop selon ses détracteurs, par conséquent
une vision du monde et du cinéma, rien que ça. Pourquoi Rita Hayworth nous
bouleverse-t-elle en trapéziste repentante et in fine ressuscitée, reconnue maman de la magnanime et juvénilement
cardinale Claudia ? Pourquoi Jodie Foster, doublée en français par
elle-même de sa voix envoûtante, nous amène-t-elle au bord d’une humidité oculaire
ne devant rien aux pluies d’Asie ? Pourquoi la bien nommée Annabelle
Wallis, appréciée dans La Momie au côté de Tommy, pourquoi
la masquée Miranda Otto, dans la vraie-fausse suite des mésaventures de la
poupée conjurée, nous émeuvent-elles ? Parce qu’il s’agit d’actrices
talentueuses, de femmes devinées fréquentables, d’individus de chair, de sang
et de larmes alourdis d’une vie et dans le cas de l’ancienne compagne d’Orson
Welles, par l’âge, l’alcool, la maladie déjà là, féroce amnésie d’Alzheimer
incluse ?
Sans doute, pas seulement, car
d’autres admirations d’autres comédiennes suprêmes ne suscitent guère de
semblables émotions. Dans ces quatre films, remarquez-le, la mort d’un enfant,
littérale ou symbolique, occupe le cœur plus ou moins secret du récit. Sous le
chapiteau, Lili retrouve Toni, naguère abandonnée ; au Siam, le monarque perd
sa petite princesse emportée par le choléra ; en Californie, Evelyn se
sacrifie in extremis en souvenir de
sa fille défunte à cause d’un accident qu’elle causa ; durant la Seconde
Guerre mondiale, des parents pleurent la perte express de leur fillette au surnom d’abeille. Le Diable, on le sait
depuis le prémonitoire Rosemary’s Baby de Levin &
Polanski, auquel Annabelle emprunte d’ailleurs en partie sa trame
satanico-mansonesque et le landau noir de Mia Farrow, convoite la supposée
innocence de nos marmots, parricide impliqué pour le pantin malsain. Toutefois,
dans la « vraie vie », quoi de pire que ceci, que cette amputation de
possibles, de descendance, que ce néant manifesté au présent, pour l’enfer de
l’éternel ressassement, qu’importe le fonds de commerce rassurant de la « résilience » ?
Cette disparition-fondation pourrait en vérité vite devenir obscène, pur
accessoire à mouchoirs, à dollars,
heureusement préservée de la malhonnêteté par la modestie des métrages, leur
aptitude au sourire, à carburer à la mélancolie, à opter en trio pour le unhappy ending, une volonté de s’insérer
dans un ensemble de motifs habituels les vaccinant en quelque sorte contre le
racolage d’hôpital et la dégoulinade lacrymale. Le dépaysement exotique de Anna
et le Roi, le déplacement chronologique des Annabelle, l’autarcie
gentiment incestueuse de la toile du spectacle du Plus Grand Cirque du monde
préservent leur pureté populaire, leur nature de divertissement intelligent,
éloigné du chantage sentimental autant que du sérieux auteuriste.
Composé de films classiques, de films
académiques corrigent les cinéphiles les plus impitoyables, notre corpus d’occasion se caractérise itou
par une galerie de personnages masculins à la fois forts et fragiles,
représentants attachants d’une virilité blessée, endeuillée, enfin débarrassée
de puérile arrogance ou de mauvaise conscience. Ici, les hommes s’avouent
vaincus et cependant ne plient pas, ne dominent rien, surtout pas des femmes
aimées, même à distance, même avec impuissance. John Wayne, Chow Yun-fat, Ward
Horton & Tony Amendola, Anthony LaPaglia, chacun avec ses capacités, avec
la texture du rôle, avec sa persona
et son passé, parviennent ainsi à créer des partenaires mémorables, des pères supérieurs,
par leur position, leur fonction, ou simplement et généreusement putatifs, des
mecs qui n’hésitent pas à dévoiler devant la caméra leur tristesse, leur
détresse, leur silence et leur constance. N’oublions pas non plus que les
éléments naturels semblent se liguer à leur encontre, cf. le naufrage à la Noé
du Hathaway, que leur entourage représente d’un même élan un havre et une
menace, que les scènes circulaires, le palais de contes de fées, la maison de
banlieue, le foyer d’accueil tiennent des fortifications et de la prison
propice au home invasion, aux trahisons intestines, à la folie domestique, ni que
les orphelins recueillis, conduits par un sœur sexy, riment avec les pensionnaires fantomatiques de L’Orphelinat,
similaire mélodrame maternel remarquable et remarquablement porté par la belle Belén
Rueda, pièce supplémentaire au casting
féminin supra. Royaume du lyrisme
étymologique davantage que du manichéisme schématique, de l’organique excès
préféré à la bienséance bourgeoise, du délicieux malheur distancié par l’écran,
les ornements, les retournements, le mélodrame, à l’instar de l’horreur et dans
une moindre mesure de la pornographie, triangle du corps, du gore, de la mort, grande ou « petite »,
produit la catharsis chère au médical Aristote, mélange de terreur et de pitié
censé nous purger de nos nécessités via
le drame didactique et prophylactique.
Il ne doit pas être pris pour un
ersatz de la tragédie, antique ou classique, pour un lucratif rejeton du
roman-feuilleton, forme réutilisée par le piètre soap télévisé – remember
le clin d’œil amusé de Moretti dans Caro diario – ou dans les mémoires
d’outre-tombe gay friendly de Marc
Cherry entouré par ses sympathiques et pas si désespérées Desperate Housewives. S’il
succombe parfois au paresseux pathos, s’il bénéficie désormais du regain d’attention
très orienté des gender studies, le mélodrame demeure souvent un
univers valeureux, une école de résistance bien plus que de désespérance, une
manière élégante, rayonnante, d’affronter par narration cinématographique
interposée l’absurdité fondamentale de l’existence, sa violence évidente, sa
déchéance programmée, sa malveillance sociale et sa hantise morale. Pour
mémoire inexhaustive, une large part des filmographies d’Almodóvar, Browning, Chaplin, De Palma, Eastwood, Griffith, Kitano, Lean, Minnelli, Murnau, Ophuls et Visconti l’honore,
tandis que Douglas Sirk & Rainer Werner Fassbinder s’avèrent deux sommets
indépassables. Sans énumérer tous les titres abordés sur ce blog pouvant lui être associés,
rattachés, sans hisser les travaux de Hathaway, Leonetti, Sandberg et Tennant à
un tel niveau d’excellence, de pertinence, de persistance, il nous paraissait
opportun de souligner l’importance d’un courant – à la Love Streams, me chuchote l’indépendantiste
Cassavetes – permanent, plus intéressant que sa réputation médiocre, plus
stimulant dans son humilité que moult items
plébiscités, pasteurisés, putassiers, d’un art « septième » surfait,
de festival, bien-pensant, bien-votant et bien-filmant.
Dans une ère de cynisme généralisé,
de glaciation des âmes en parallèle ironique au réchauffement de la planète,
dans une expression hebdomadaire dorénavant frileuse, perfusée au cahier des
charges télévisé, décérébré, émasculé, dans une atmosphère européenne tout sauf
sereine, mélasse de paupérisation, de ressentiment, de consumérisme capitaliste
et d’humanisme écologiste, amen,
merci pour le rajouté soupçon de terrorisme méta, molto modélisé d’après les
atrocités over the top du film
catastrophe des seventies, revitalisé
par l’ubiquité instantanée de la vidéo – Max Renn se démène dans l’arène des
tortures du futur immédiat, hourra –, les films dits mélodramatiques méritent
leur redécouverte, leur réévaluation, leur célébration de contre-saison et de
contre-pouvoir. En donnant à voir et à partager des douleurs et des pleurs, ses
meilleures cristallisations nous éclairent sur nous-mêmes, sur nos problèmes,
sur nos solutions, sur nos traductions, sinon révolutions, en travellings lancinants, en gros plans
sur des visages-paysages défaits, transcendés, courageux, précieux, et en notes
de musiques idoines, au beau risque assumé du risible et du répétitif. Rien,
jamais, ne saurait guérir les blessures d’un CV muet, d’une vie vivante et donc
souffrante, en bonne logique bouddhique, pas même des films d’amour et de
désamour à aimer au-delà de l’anatomie, de la culture, de l’époque – mais Le
Plus Grand Cirque du monde, Anna et le Roi, Annabelle et Annabelle
2 : La Création du mal, avec leurs limites, avec leurs séductions,
persistent à résonner dans notre psyché, nous incitent à ne pas baisser les
bras, à croire encore un peu au cinéma et au monde, même le regard brouillé par
des larmes de policier empruntées à Philip K. Dick ou par une pluie d’été
chipée aux Doors. Le mélo, avec ou sans Resnais, j’adore, et vous finirez
bien par le priser à votre tour, mon amour.
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