Sandra : Crime au cimetière étrusque


Vengeance ou enfance ? Clytemnestre ou Claudia ? Luchino, malgré des défauts.


Quand Visconti s’essaie au fantastique, cela donne Sandra. Mais dans l’Italie du « miracle économique » supposé démocratique, de la société de consommation, du Fanfaron, matez la route introductive, le surnaturel se met en veille, il se voit supplanté par la psyché, à la fois miroir et esprit. Le comte coco joue de la polysémie du fantasma transalpin, ternaire, fantôme, fantasme et donc image. On s’attend à un drame de chambre, à coucher ou à gaz, à une relecture 2.0, à l’ombre des fachos, de la tragédie antique : on se retrouve dans une maison-musée-mausolée davantage située du côté de Tennessee Williams que d’Eschyle. Idem pour la cara Cardinale, bientôt Madame Franco Cristaldi, qui produit, plutôt statue au dos nu que muse d’Éros. Déceptif, ou divergent, à défaut d’être déviant, Sandra retravaille le triangle de vaudeville de Ossessione, domestique la veine méta de Bellissima, actualise la lâcheté « historique » de Senso, reprend l’onirisme sentimental et somnambulique de Nuits blanches, poursuit l’homoérotisme dostoïevskien de Rocco et ses frères, miniaturise le déclin de classe, de noces féroces du Guépard, annonce la déréliction absurde, solitaire, de L’Étranger, présage l’inceste maternel, au lit nazi, des Damnés en le déplaçant, dédoublant, évoque une cité naturellement condamnée à la Mort à Venise, sonde l’impuissance et l’aliénation mélomanes de Ludwig ou le Crépuscule des dieux, envisage déjà l’invasion culturelle, conflictuelle, de Violence et Passion, se termine par un suicide masculin et un possible départ à l’instar de L’Innocent. Outre réjouir l’amateur d’auteurisme, Sandra ose aussi adresser des clins d’œil volontaires ou involontaires au Voyeur, caméra 8 mm réflexive et ironique incluse, à La Maison du diable, escalier en métal et colimaçon retrouvé, féminité tourmentée, virginité létale, passé prégnant empruntés.


Dans Sandra, on entend du César Franck et du Pino Donaggio, on débute en français, à Genève, dans une réception à la con, pour finir en rital, presque en yiddish, à Volterra, Toscane, lors d’une commémoration municipale et mémorielle à la mémoire du paternel occis à Auschwitz, bigre. Certains prendront le récit très au sérieux, au premier degré, pourtant il caro Luchino parsème son requiem en lieu clos de moments au bord du marrant, principalement pendant le repas censé apaiser les passions, solder les rancœurs, tu parles, voici que le mari américain, caricatural, pragmatique, masque touristique échu au Britannique Michael Craig, aperçu dans le Star! de Robert Wise, fort marri de la formulation d’un amour interdit, se met à dérouiller le pauvre frérot suppliant, avant de se casser à Rome puis New York, ah, ces aristocrates sudistes démunis, quelle vacherie ! Pour Andrew, tout s’explique, tout s’éclaire, surtout à la lueur des lampes d’antiquaire, le néon US réservé aux bureaux et aux bars, rétorque-t-il à l’arrogance sarcastique de Gianni, lui qui ne s’étonne point de l’inculture de son beau-frère flambant neuf à propos des beaux vers de Leopardi, nostalgie stellaire utilisée par le titre original, Vaghe stelle dell’Orsa. En matière de jardin poétique, patricien, Sandra s’amuse avec un buste, un drap, avec une main sculptée que l’héroïne, au « complexe d’Électre » carabiné, caresse avec une tendresse certes moins sanguine et libidineuse que le pied sucé, sculpté, de L’Âge d’or, d’accord. Tandis que le Rossellini de Voyage en Italie remuait les cendres d’un amour via celles de Pompéi, Visconti éteint le bonheur et la dolce vita d’un couple en virée décapotée, brûle le manuscrit maudit estimé révéler, transposer, le tabou consanguin. Que représente l’inceste, pour une « race » en train de s’éteindre, de se vulgariser, dont les membres encore vaillants, survivants, very névrosés, se déchirent entre eux en déchirant robe noire et chemise blanche, sinon la perpétuation autarcique d’un destin sépulcral, arme à double tranchant puisqu’elle permet de se couper du monde extérieur et cependant de se laisser blesser par lui, de subir sa rumeur ?


Gianni, excellent Jean Sorel, croisé chez Duvivier, Buñuel, Aldo Lado, se moque du scandale, de ses dettes, meurt à la Byron, similaire lover de sa sister reclus dans une villa suisse, littéraire matrice du Frankenstein de Mary Shelley, comme chacun sait, meurt dans et au miroir, tant la suppression de soi, menace, désir, comédie d’adolescence, de souffrance, face au beau-père sévère, intrus malvenu, passe également par un narcissisme candide. Avec ses clairs-obscurs de future masure, ses marches à descendre, à remonter dans son intériorité, ses glaces d’apparences sociales et de dissociation mentale, sa citerne aux eaux troubles de reflet humide, Dark Waters avant l’heure, Sandra déploie les accessoires familiers de la psychanalyse appliquée au ciné, se garde bien, merci, de nous asséner une quelconque vérité, a fortiori validée par les réducteurs de crâne freudiens. Ce film simple et mystérieux, méconnu et primé, empathique et cynique, nous offre en outre un personnage de mère à faire passer l’Ingrid Bergman de Sonate d’automne pour un modèle bressonien, et les génitrices sorcières de Dario Argento pour d’aimables vieilles dames. Marie Bell, mémorable et miroitée dans Le Grand Jeu, inoubliable dans le funèbre Un carnet de bal, interprète une pianiste d’asile, une Médée à faux cils, certes plus antisémite que le Callas relookée par Pasolini. En français à lire sur les lèvres, elle maudit sa progéniture, elle récuse les accusations d’adultère, de parricide, elle incarne un spectre maqué avec l’exécuteur testamentaire vénère. Le doublage, tradition italienne, confère à l’ensemble une saveur de décalage, de sarcophage, et paraphe le statut intime des images, le cinéma à lire en art funéraire, même si la solaire Claudia conserve sa voix valeureuse, évocatrice.


Secondé par des collaborateurs de valeur, citons les noms des scénaristes Suso Cecchi d’Amico, naguère portraiturée par mes soins, Enrico Medioli, par ailleurs partenaire de Leone à l’Ouest et du Professeur de Zurlini, du DP Armando Nannuzzi, à l’ouvrage sur Le Bel Antonio, L’Incompris, Les Damnés + Ludwig, Mon nom est Personne, La Cage aux folles en tandem et même Peur bleue apparié à Maximum Overdrive, d’après/de Stephen King, sans omettre l’interminable Jésus de Nazareth commis par Zeffirelli à la TV, du monteur Mario Serandrei, complice de Bava notamment sur Le Masque du démon, qu’il co-écrivit, Hercule contre les vampires et La Fille qui en savait trop, Luchino Visconti délivre une tragi-comédie SM de fin de règne, sa spécialité, pour ainsi dire, même en mineur, même loin de l’ampleur romanesque des fresques énumérées supra. En tant que telle, en tant que rapide réflexion en actions vite tournée, à petit budget, (é)ventée, sur les images de soi et d’autrui, leur interdépendance, leur lutte, leur incertitude de dénonciation et de copulation, face à l’indicible, indéniable et infigurable de la Shoah, voilà, voilà, Sandra mérite évidemment sa redécouverte, mais sa vraie valeur, en tout cas pour moi, excède ce qui précède, se situe en-deçà, au-delà. Visconti, à l’époque, aux Cahiers du cinéma, peut bien se déguiser en entomologiste impersonnel, son film émeut lorsque Gianni, bientôt son visage posé sur les genoux de sa sœur souriante, maternante, pietà clémente, se remémore son enfance, royaume de sensations, d’abandons, de compréhensions, d’une candeur de frère et sœur, à ne pas confondre avec la « loyauté » de respectabilité dans laquelle se drape sa sœurette au cours du dîner dévastateur à la Pialat.


Sandra, « petite bourgeoise » jusqu’au bout, dans sa tenue immaculée, dans son décorum de plaque mortuaire à inaugurer, dans son inconscience du drame achevé, de la comédie sociale et pulsionnelle en effet finie, s’attire une séduction de saison, déséquilibrée par une chasteté de femme au foyer promise à « l’insoutenable bonheur » US, dixit Ira Levin, ou alors à un embaumement vivant, histoire de sauvegarder pour l’éternité provinciale les réputations intouchables, celle du grand homme déporté, la sienne de fille revenue s’enterrer au foyer glacé. Gianni, lui, pantin sincère, mec aimable et trop romantique, doit périr pour qu’advienne le spectacle cérémoniel, doit payer de sa vie l’illusion presque parfaite et doublement d’optique de son rôle de mortel énamouré de ses jeunes années, d’Oreste bien plus entiché d’idéalisme sensoriel, proustien, que de sa (Cas)Sandra, de son sexe inaccessible et de son élan jugé par la communauté malsain, rime cinéphile au Beatrice Cenci de Lucio Fulci, eh oui, voire au Caligula de Camus & Brass & Bob Guccione. Le vent, finalement, Kiarostami ne me contredira pas, nous emportera, tous, les friqués, les désargentés, les glissements de terrain et les glissements progressifs, avec plaisir ou pas, de Robbe-Grillet, les portes fermées à double tour, mon fraternel amour, les querelles d’héritage et d’hommage, le style élégant, raffiné, musical, populaire, pétri de théâtralité, de pur ciné, pas encore pollué de zooms épuisants, d’un réalisateur majeur, l’aura alourdie, médiocre et mythologique, d’une actrice talentueuse, d’une femme chaleureuse, et Sandra, in extremis, parle aussi de tout ceci, le donne à voir assez admirablement, entre quatre murs d’imposture, de luxure, entre quatre planches de cercueil, de sommeil d’outre-tombe et de vague voisinage de « bête immonde ».

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un métrage suprême, d’une pièce magnifique du palais viscontien, toutefois je sais que quelque chose en lui, candide et translucide, satirique et mélancolique, me va droit au cœur, continue à me ravir, à me troubler, à me parler près de cinquante-cinq ans après – appelons ça la réussite de Sandra, signorina. 
           

Commentaires

  1. Un collier de perles de culture cinématographique et littéraire, merci pour ce billet lumineux, votre éclairage personnel du palais viscontien.
    Comme une chevauchée fantastique remontée filmée à la source des reflets
    du mythe d'Electre,
    « Le Jardin des Finzi-Contini »
    du roman de D'Annunzio : Peut-être oui, peut-être non,
    de la devise inscrite dans le plafond en bois du labyrinthe Palazzo Ducale Mantoue.

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    1. Merci, ici aussi !
      Sur le caro Visconti, je vous renvoie vers le beau boulot de Laurence Schifano, ouvrage en effet "de référence", mis à jour voici une dizaine d'années :
      http://www.folio-lesite.fr/Catalogue/Folio/Folio/Visconti

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    2. Une autre Sandra en miroir...
      "Val: Why do you go out there?
      Sandra: Because dead people give such good advice.
      Val: What advice do they give?
      Sandra: Just one word- live!"
      — Tennessee Williams
      (Battle of Angels.)

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    3. Morale d'immanence, de résilience, de survivance, de seconde chance, du film dit d'horreur, qui, en tous cas sa part la meilleure, vous invite à vivre, voire à revivre, une fois traversées mille et une magnifiques atrocités...

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