Le Mal du citron : La Mort en ce jardin


Genève again, trépas pareil, cependant le jour abolit la nuit et les larmes désarment.   


Film sensuel, sensoriel, mystérieux et doucement audacieux, Le Mal du citron séduit dès l’adresse directe au spectateur, a priori artifice de distanciation brechtienne, en réalité moyen malin de réussir une « scène d’exposition » condensée, ramassée, incluant un saignement de nez, olé. Une fille vient de perdre son père, elle descend dans le Sud avec son compagnon régler ses affaires. Sur cet argument laconique, Jeremy Rosentein & Kaspar Schiltknecht composent un poème en prose sur la mort, la vie, le deuil, le désir, le couple, la déroute. Comme ils l’expliquaient alors, leur ouvrage s’inventa à l’envers, suscité par la localité, les personnalités, et non en imposition d’un imaginaire préétabli sur un décor ensuite choisi, garni d’acteurs spécialement recrutés. Hors du story-board, nos deux Suisses complices trouvent une liberté, une intensité de chaque plan et instant, cadré au cordeau, tout sauf dilué dans la durée. Porté par Camille Genaud et Ludovic Chazaud, aimable tandem de cinéma, à vélo ou pas, Le Mal du citron s’avère une « comédie dramatique » au sens plein de l’expression, un court métrage souvent drolatique et parfois pas si secrètement poignant. Les plus pervers, avouons que l’idée traversa notre cervelet, soumis à la paranoïa sexuelle du temps, nourrie d’abus dès l’enfance, expliqueront le silence familial et la pendaison à la fois finale et initiale, achevant une vie, lançant le récit, par un inceste tacite, en écho à la demande surprenante, débandante, d’une éjaculation faciale à la place d’une pendaison, bis, cette fois-ci de possible crémaillère, effectuée après une esquisse de strip-tease sur fond de sirtaki d’elle et lui, ou à la curieuse question au cimetière, « Chez ton père, tu dormais dans la chambre du haut ? ».



En vérité, nulle nécessité d’aller chercher de ce sordide côté, le propriétaire de la casse (r)assure la bonté du bonhomme, et si l’on mentionne la piste, on le fait en gage de la marge d’interprétation et de sensation(s) généreusement offerte au spectateur, sudiste ou non. Dans cette lumière immanente, immédiatement fraternelle, érotique et tragique, remarquablement saisie par le doué DP Léo Lefèvre, auquel j’emprunte les images de mon article, merci, l’héritière vénère apprend à se délester du poids de son passé, sculpture incluse, et Le Mal du citron charme également par sa légèreté polie, par son humour de store en forme de guillotine ou de discussion médicale entre les tombes. Pour « écouter son corps », « être mieux en société », il convient d’abord de solder la perte fondatrice, de monter à pied, crampe à la cuisse récoltée, jusqu’à l’arbre serein, tarkovskien, poussé de biais, en totem au-dessus du panorama, voilà. Un unique bouquet de fleurs indique le lieu du drame, donne à lire l’irréversible commis ici. La nature, quand bien même elle caresse un visage masculin via des ombres de branches ventées, ne se soucie guère de nos destins, de nos histoires, de nos trajectoires, et le film joue de manière dynamique, dialectique, de sa sérénité, de sa prodigalité, de sa beauté en rimes riches et pourtant opposées aux tourments des amants, à leurs doutes, à leurs douleurs, à leurs étreintes attachantes. Grand petit film d’amour et de désamour programmé, cf. la coda au jardin potager, à la Voltaire, Le Mal du citron, avec son intitulé à double sens, en oxymoron, ne relève pas du mal de tête régional ni du requiem auteuriste, parisianiste. Il s’agit d’un œuvre qui respire, qui inspire, qui rend ivre ou presque de ses mille riens essentiels, de sa maîtrise doublement musicale puisqu’utilisant des chansons de saison dont une, fameuse, immortalisée par Henri Salvador, assortie d’un titre de l’irrésistible Tito Puente.



Notez en outre le travail constant et assez passionnant sur le son, vrombissement de mouches devant un mur de photos apparemment heureuses ou gouttes d’eau de supplice supposé chinois durant des retrouvailles sous la pluie, coulant à travers un toit entrouvert, aux tuiles humides à rafistoler ensemble, tant pis si l’on se quitte ensuite, surtout ne venez pas habiter dans la maison de vos défunts beaux-parents, malheureux et maladroits enfants ! En dépit de ce que dit le trentenaire aux faux airs de Jalil Lespert, on ne fait jamais le tour de son CV, de ses papiers, de ses blessures, mais on peut traverser un pont, on peut pénétrer dans le Gard pas par hasard, Flo au milieu des flots, pour se purifier d’hier ou renaître au lendemain, cherchant en vain une trace paternelle par mégarde tombée de l’édifice et plus du ciel. Oui, nos parents partis ne nous laissent rien, sinon des souvenirs, des secrets, des objets, tandis qu’aucun document ne viendra officialiser tout ce que l’on investit dans une relation, une somatisation soignée en ligne. Il faut vivre avec cela, faire avec, en faire du cinéma, se risquer à l’émotion davantage qu’à l’improvisation, au film funèbre tourné vite et vers la vie, comme pour ressusciter des séjours d’enfance et de vacances, comme pour affirmer, à fleur de peau, avec humilité, talent et foi, que le film continuera, que le fleuve, Renoir ou non, persistera à saigner en signe de santé parmi le paysage miraculeusement sauvage. Avec ses vingt minutes majeures, remplis de battements de cœur et d’une intelligence du moment, de l’écoulement, du rythme des corps, des cadrages, du montage, Le Mal du citron stimule et promet, en lucidité, en autorité. Souhaitons que nos deux cinéastes préservent au pays ou n’importe où ailleurs cette belle plénitude et ce regard adulte sur des gens de maintenant, de toujours, aux prises avec la tristesse, le réconfort, l’allégresse et l’effort, sans acidité citronnée, sans amertume inopportune : peut-être ne croyez-vous plus, ou moins, au cinéma – le cinéma, malgré vous, malgré soi, continue à croire au monde et à le métamorphoser magnifiquement.  



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