Blood Trails : Le Chat et la Souris
« Anne, ma sœur Anne, ne
vois-tu rien venir ? » J’envisage un ouvrage valeureux.
Film de femme et de montagne, film
d’amour et de mort, film de fuite et de poursuite, Blood Trails s’avère
finalement un film très allemand, même tourné en anglais, en vue du marché
international, tant pis pour le mésusage de Sir
et Lady, les amis. Primé au
Royaume-Uni, ignoré partout ailleurs, sinon descendu par certains critiques
supposés spécialisés, ce métrage de visages féminins et de paysages forestiers
mérite aussitôt sa redécouverte, sa réévaluation. Robert Krause sait filmer les
deux, il transcende un argument a priori moralisateur, voire misogyne, en survival à vélo, en odyssée au bout de
soi-même, en requiem physique et
romantique. Anne vient de tromper Michael avec un cycliste à insigne, adepte de
menottes SM, pas celles, inoffensives, d’Anastasia Steele. Elle propose de
partir au vert, de repartir à zéro tout là-haut, où deux mecs à bicyclette
moururent, où les cellulaires ne captent qu’au sommet, au pied d’une grande
croix qui servira bientôt à crucifier le petit ami séparé, revenu, rival pas
vraiment de taille face au flic et néanmoins assassin à la Jim Thompson, aux
faux airs de Mathieu Carrière. Ne commettons pas l’erreur orientée des
féministes féroces US à l’époque de Pulsions : point juge et plein
de jugeote, notre cinéaste ne condamne personne et surtout pas son héroïne sorry, ni son amoureux magnanime. Il
faut dire que ce dernier se fait égorger d’une roue acérée de VTT, qu’un garde secourable
succombe à un couteau à la Rambo, que des bûcherons laconiques se prennent des
coups de hache fatidiques, se divisent à la Liz Short et heureusement
hors-champ, rien ne vaut une tronçonneuse, évidemment, que deux policiers
armés, arrivés in extremis, périssent
d’un double tir dans les dernières minutes.
On le voit, pas le temps d’être dérangée
par le remords, de macérer dans son sentiment de culpabilité, d’interpréter
l’épreuve imprévue en punition de saison. Comme sa consœur aux prises avec le seigneur-saigneur
à la barbe bleue, Anne affronte un tueur en série insoupçonnable, charmant,
poli, qui lui cuisine même des spaghetti avant de la ligoter à une chaise, de
lui entailler l’intérieur de la cuisse, de la confronter à un miroir, afin
qu’elle avise son supplice, qu’elle cède enfin à sa fin. Héritier du raffiné, tourmenté,
très méta Mark Lewis immortalisé dans Le Voyeur, Chris(topher), porteur de
sa propre croix, terrasse l’angélique Michel et attend le « magnifique »
moment de l’ultime mise à nu, tous les masques et toutes les illusions
définitivement tombés, perdues, la virginale et violée victime vaincue ne
pouvant que contempler avec le vertige son essence de désespérance, de
narcissisme solipsiste. Krause croit en son Ariane alpestre, il ouvre son récit
sur ses traits endormis, alités, à contre-jour de désamour, le générique
prophétique en noir et blanc servant de mauvais rêve, tel un rappel de
l’aventure au (dé)goût de blessures. Dans le chalet propret, aménagé par une
fée du logis invisible, Michael s’agenouille suite à son invite, et après cette
intimité retrouvée, suggérée, Anne chute dans un tunnel matriciel, sombre,
humide, interdit à la circulation des deux roues car risqué. Blood
Trails
emprunte alors l’imagerie utérine de The Descent, autre conte, certes
davantage de catacombes, de résistance, d’altérité, de féminité. Le Scope, nul
ne l’ignore depuis une fameuse remarque de Fritz Lang, sert principalement aux
serpents et aux enterrements ; ici, un ange luciférien (dé)traque une fausse
pécheresse d’une réelle noblesse, celle de la rage, de la survie, d’un cri
primal et primitif décadré, poussé les mains agrippées au guidon, poussé parfois en silence, parfois
étouffé de poings gantés.
Ni gourgandine ni scream queen, Anne évoque à l’occasion la coureuse Lola, sa compatriote en
lutte contre la montre, on voudrait lui dire, pédale, Anne, pédale ! La vie jaillie du cou de son chéri la revêt d’une parure impure, cette guerrière naguère
invitée à Gérardmer, cette furie tendre qui ne renonce jamais, qui parvient in fine à se libérer, à se venger de son
chasseur mélancolique, griffé, admiratif de sa ténacité, Diane victorieuse et
malheureuse chevauchant un cadavre couvert de sang, en marcel maculé, reprise de
l’introduction « traumatisante » de L’important c’est d’aimer.
Hélas, le morceau de glace enfoncé dans la pomme d’Adam du méthodique forcené
semble l’avoir vidée de ses forces, elle s’écroule doucement à son côté, Yseut
à senestre de son Tristan déviant. Un spasme la secoue, elle s’immobilise, le
couple pris en plongée à la Possession. Mais Krause, généreux,
malicieux, lui accorde une résurrection express,
elle se redresse dans notre direction en surplomb, disons divine, elle nous
sourit presque. Increvable, admirable, Anne respire encore et défie en chemise
de nuit la mort monotone, mécanique, qui roule toujours plus vite que les vélos
des juvéniles ados de Ça, le gros bouquin aérien et drolatiquement
freudien de Stephen King. Le petit chaperon rougi, espérons-le, sortira du
repaire profané de son loup bouclé, attristé, reprendra la route urbaine, coursière
transformée par le cauchemar réalisé. Les meilleurs films dits d’horreur permettent
ceci, leur grandeur tient à leur capacité adulte à regarder la mort de très
près, à la reconnaître comme une part effrayante, tétanisante, vivifiante de
l’existence, les excès des effets, spéciaux, pas spécieux, en paraphe de
l’absurdité généralisée du saccage, du massacre, de la déréliction-fondation de
notre « condition ».
Si vous ne rencontrez pas
l’obscurité, si vous échouez à y amener une lumière, une manière, un sens,
géographique et philosophique, poétique et politique, à quoi bon vivre, voir
des films, écrire sur ce qu’ils vous inspirent ? Le cinéma, de surcroît
sanglant, ne se limite pas à pratiquer une catharsis salvatrice, à sublimer des
instincts guère sereins, il donne envie de (sur)vivre, il métamorphose la
terreur en beauté, il incite à se dépasser, à se dépecer, à puiser dans la peur
quelque chose du bonheur, pas celui de la publicité cynique, de la romance
sucrée, des paradis promis. Grand petit film agile et déterminé, chaque plan
puissant, pensé, Blood Trails ne donne pas dans je ne sais
quelle « guerre des sexes » manichéenne actuellement à la mode, il
portraiture une amante, une combattante, une mère en train de s’enfanter sous
nos yeux heureux, ravis par son énergie, par son intelligence organique,
atmosphérique, par sa sensibilité à fleur d’objectif, de peau lavée, endurcie. Rebecca
Palmer, actrice britannique entrevue dans Intimité de Patrice Chéreau et Feu
de glace de Chen Kaige, illumine le film de notre
réalisateur-scénariste, secondé, on suppose, par son frérot Richard au montage
et le doué DP désaturé Ralf Noack. Avec ses retours en arrière liminaires, son
numéro de téléphone substitué au matricule de déportation, ses axes obliques de
déséquilibre, sa brièveté d’instantané, sa violence dépourvue de complaisance,
le film de Robert Krause s’impose en réussite inédite, économique, au cordeau
et au story-board remis à sa place
d’outil pragmatique. Regretter que RK passa ensuite à la TV teutonne, que cette
œuvre prometteuse se considère pour ainsi dire orpheline ? Célébrer une
éprouvante virée vibrante, savourer les « pistes ensanglantées » via leur vraie majesté, bel exemple de
cinéma qui traverse l’horreur, qui va droit au cœur, qui instaure au moyen de
sa modestie une forme cruelle et sensorielle d’immanente mythologie,
d’expérience à partager, de rareté à mettre en valeur.
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