Que la nuit soit douce : Le Cadeau
Au lieu de pleurer, se faufiler – au lieu de faire le mort, faire du
cinéma.
Un grand-père aux faux airs d’Anthony
Hopkins agonise sur un lit d’hôpital ; plus jamais il ne remontera sur la
moto de la photo inaugurale. Ses petits-enfants l’observent accrochés au bord
du pied en métal comme à une bouée. Dans le couloir, le médecin s’entretient
avec la famille réunie, atterrée. À table, le soir, on ne parle pas, on mange
n’importe quoi, puis la mère lit au lit une histoire de pluie. La gamine la
remercie aussitôt, éteint la lumière et alors le film se transforme, passe du
drame à l’aventure, car les enfants, revêtus de combinaisons colorées leur
conférant un peu l’allure des maudits marmots de Chromosome 3, s’en vont illico sur trottinettes nocturnes
rejoindre la clinique-école, cube bleuté illuminé au coin de la rue calme. Tous
les deux ils revêtent le presque cadavre, aux yeux dans le vague, de son casque
rouge, lui retirent son tube transparent d’assistance respiratoire, s’endorment
chacune et chacun à son côté, mains serrées. Cela dure environ cinq minutes et
cela ne saurait se diluer davantage, tant le court métrage, quasiment muet, se
trouve dégraissé jusqu’à l’os, celui d’un crâne de squelette, jusqu’au cœur,
celui d’un frère et d’une sœur qui comprirent comment il fallait agir, s’y
prirent de la plus élégante et jolie des manières. En découvrant Que
la nuit soit douce, souhait assez superbement réalisé, dirigé, monté,
musicalisé, on se dit que la Suisse, finalement, ne se réduit pas aux banques,
au chocolat et au coucou de l’ironique Harry Lime dans Le Troisième Homme, pas
plus, par hasard, qu’à Godard ou Alain Tanner + une pensée pour la réellement
regrettée Christine Pascal, là-bas « exilée » pour l’inversé Le
Petit Prince a dit. Avec pareil argument, Frédéric Recrosio,
accessoirement diplômé en socio, humoriste et comédien, pouvait verser dans le
pathos, dans le téléfilm, dans la pédophilie par procuration, ah, matez-moi les
angelots admirables, irréels.
Au contraire, il signe un conte de
fées enraciné dans les odeurs d’éther et de cathéter, dans la douleur qui rend
tout insipide, y compris le contenu d’une assiette suspecte, dans la
débrouillardise candide en elle-même dotée d’une extrême lucidité, d’une
exigence de résistance. Du lit médical au lit de la chambre d’enfant, du grand
âge aux premières années, du silence des adultes au complot généreux des
gosses, il n’existe que quelques kilomètres vite avalés, des minutes de
brièveté, un retournement de situation et de ton. La douceur de l’ensemble
s’associe à sa dureté, l’élan du mouvement charmant vient équilibrer
l’immobilisme du condamné, l’économie des moyens disponibles, alloués,
récoltés, oblige à ne filmer que le nécessaire, à se débarrasser du superflu,
du malvenu, à mettre en scène et surtout en film l’essentiel, à savoir un geste
d’amour et un ultime cadeau mémoriel offert in
extremis. Que la nuit soit douce fait mieux que d’animer une « nature
morte » liminaire, il constitue à sa mesure un art poétique sur le cinéma,
par nature artisanat de simulacres, de fantômes, de réanimations mécaniques,
esthétiques et politiques. Quand on filme un individu, acteur ou non, quand on
le place au centre d’une narration, quand on se confronte doucement aux uniques
thématiques valant la peine de les illustrer, dépasser, conjurer via la magie blanche des images et des écrans,
on donne à voir la « mort au travail » et l’on immortalise la vie, on
lui confère une éternité éphémère, provisoire, livrée aux aléas de la
projection, du visionnage. Ne ratez pas ce minuscule bijou de tristesse, de
fantaisie, de délicatesse amie, comme noyé au creux d’une quotidienne marée
d’immondices. Plutôt que de s’astiquer au sein de la navrante nostalgie,
célébrons les cinéastes d’aujourd’hui, au moins ceux qui savent encore filmer en
miroir d’autres vies que les nôtres et osent regarder en face un regard déjà
passé de l’autre côté, dans ce sort attendu, prévu, redouté, parfois
heureusement matière à filmer, rédiger, partager.
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