Les Complices de la dernière chance : Le Transporteur


Soulever le capot, ouvrir son cœur, rouler plein pot, couler le moteur…


Y a que les routes qui sont belles
Et peu importe où elles nous mènent

Jean-Jacques Goldman

Si le terme chef-d’œuvre ne s’avérait pas aussi galvaudé, je l’emploierais volontiers à propos des Complices de la dernière chance (Fleischer, 1971) ; je me limiterai donc à écrire qu’il s’agit d’un grand petit film méconnu, mécompris, d’une leçon de réalisation, d’une réflexion en action(s) sur la solitude, la vieillesse, la famille, la fuite, surtout du temps, ce que souligne le titre original, programmatique, The Last Run. Bien avant The Hit (Frears, 1984), pareillement automobile, hispanique, davantage sardonique, Paris encore en perspective inaccessible, le film du cher Fleischer s’apprécie en polar existentiel, dont la course contre la montre, perdue d’avance, vous le savez, allez, se déroule dans un décor lunaire, s’achève dans un cimetière, puis sur une plage au sable de sarcophage. Scott, conducteur d’occasion, colosse d’une bouleversante tendresse, père endeuillé, mari esseulé à cause d’une traîtresse presque Suissesse, finalement s’effondre, statue nocturne, sa main s’immobilise à l’unisson du moteur coupé de sa vivace voiture vintage, sa BMW bien-aimée, cercueil sur roues massacré entre les étroites ruelles portugaises par le chien fou évadé, traqué, merci à Musante, écrivain témoin de L’Oiseau au plumage de cristal (Argento, 1970). Tandis qu’à bâbord, à bord d’une barque, Claudie & Rickard filent dare-dare, direction l’Afrique du Nord, trésor, le bref générique de fin défile et le spectateur cinéphile sait qu’il vient de visionner un voyage autant sensuel que funeste, estival que létal, lumineux que taiseux. Ici, les personnages subtils du scénariste Sharp (Fureur apache, Aldrich, 1972 ou Osterman week-end, Peckinpah, 1983) ne parlent pas pour ne rien dire, le moindre mot les identifie, les dissimule, les met à nu avec pudeur et précision.


On s’attache à ce talentueux trio tout sauf falot, fac-similé de famille recomposée, gentiment incestueuse, on voudrait que Trish Van Devere, actrice valeureuse, notamment au côté de Columbo, accessoirement compagne de Scott, couple réel ensuite réuni par The Changeling (Medak, 1980), s’en aille avec son « Tonton » pas si flingueur, que la dernière chance de l’intitulé français en devienne une seconde, à l’instar d’un second départ au bord du trop tard. Mais au cinéma et au-delà, les choses ne se passent pas comme ça, il convient de se contenter d’une victoire à la Pyrrhus ou pire. Outre l’émotion qu’il suscite, l’ensemble des sentiments adultes tressés avec justesse, lucidité, complexité de la simplicité, The Last Run ne cesse de séduire par son classicisme racinien, par sa façon remarquable, admirable, de filmer sa virée dégraissée, épurée, au milieu de la rocaille et des pierres tombales. Il faudrait le projeter aux aspirants cinéastes mondialisés, afin qu’ils s’inspirent de son inspirante beauté graphique, cinématographique, dynamique et rythmique. Fleischer utilise le widescreen, format de serpent et de corbillard, Lang se marre, avec une maestria qui laisse baba, une virtuosité qui rend ivre, une plénitude expressive en rime à Mann, Anthony, pas Michael, à Cimino, notamment celui du Canardeur (1974), similaire odyssée masculine, mémorielle et mortelle. The Last Run passionne la rétine curieuse parce qu’il représente une appropriation supérieure, superbe, de l’espace européen par un cinéaste étasunien. Peut-être devait-il venir d’Amérique, y vivre, y résider, afin de savoir saisir avec une telle densité le macadam, l’habitacle, le panorama et le combat. À l’exception d’un dialogue de nuit aux discrètes transparences pragmatiques, tout respire la réalité, tout vibre de l’univers sensible, tout frissonne sous le soleil obscur de l’ultime aventure, sens duel, amitiés à Antonioni, à son tour cartographe de l’explosive psyché US (Zabriskie Point, 1970).


Chaque plan possède un impact puissant, anime un modèle de composition, où le cadre magnifie au moyen de sa géométrie généreuse le monde et les êtres. Certes, Nykvist navigue en capitaine irréprochable, associe érotisme et réalisme, sublime le visage de Miss Van Devere durant une scène post-sexuelle de cigarette évocatrice, partagée, pourtant le directeur de la photographie lié à Bergman ne travailla pas sur Vingt mille lieues sous les mers (1954), Les Inconnus dans la ville (1955), Les Vikings (1958), Barrabas (1962), Le Voyage fantastique (1966), L’Étrangleur de Boston (1968), Tora ! Tora ! Tora ! (1970), Soleil vert (1973), réussites incontestables en Scope, parfois en split screen, ni sur Conan le Destructeur (1984) ou Kalidor, la légende du talisman (1985), affables fééries mésestimées, en partie à tort. Le regard de Richard lui appartient, lui revient, trouve au sein de The Last Run son sommet, son acmé, transcende constamment l’argument déjà émouvant en poème millimétré, en abstraction collée à la saison. Bien sûr, nul réalisateur ne crée seul, contrairement à un peintre ou à un romancier, alors saluons les apports très importants de Goldsmith & Lloyd, émérites compositeur et monteur, Mister Russell partenaire privilégié de Huston et assembleur éclectique à l’ouvrage sur Anna Karénine (Duvivier, 1948), Caligula (Brass, 1979) ou Absolute Beginners (Temple, 1986). Si les hommes perdent leurs enfants, perdent leur temps, pêcheurs improvisés, pécheurs emprisonnés, puisque assassins ratés de politiques sommités, contexte terroriste des seventies oblige, les femmes survivent, servent de médiatrices, écartent leurs cuisses selon leur désir, prostituées par profession ou procuration, jamais victimisées ni sacralisées, toujours intelligentes et vaillantes.


Colleen Dewhurst, Canadienne et ex de Scott, maman de ses minots, génitrice complice d’un fiston tueur en série et en uniforme policier pour Dead Zone (Cronenberg, 1983), campe ainsi, en caméo introductif et conclusif, une pieuse péripatéticienne prénommée Monique, qui exerce à domicile, qui cuisine, qui accueille le client différent, lui propose de revenir après les autres. Fleischer justifie-t-il le capitalisme sous la ceinture, ses douaniers français dédouanent-ils le piètre patriarcat ? Fleischer préfère dépeindre deux femmes fréquentables, fortes et fragiles, fidèles et infidèles, déguisées en épouse ou en « nièce », sincères et mortuaires, boucle bouclée de la matrice-mausolée, revoyez Inseminoid (Warren, 1981). Pas une once de misogynie ici, pas de petite-bourgeoisie des instincts, des corps, du décor, juste des stratégies remplies de rouerie et de candeur, à l’image de n’importe quelle relation, sexuée ou non. Contemporain du superficiel Gorge profonde (Damiano, 1972), du féminisme militant d’antan, Les Complices de la dernière chance prend acte du changement des temps, des mœurs, en module la mélancolie, car demeure un prix à payer pour l’émancipation, car la tristesse se glisse dans la liesse, car le don ne se déleste d’une certaine instrumentalisation. La pureté, laissons-la aux sales salauds et salopes, le manichéisme, à celles et ceux qui profitent à fond de la « guerre des sexes » rassie. S’abandonner blesse, vivre tue, The Last Run assume cette moralité stoïcienne, la fait sienne, adopte le danger de l’illégalité au lieu de succomber au confort de la normalité, en écho à Claudie, à son choix de vie. Adepte d’un SM modéré, séparé d’un frère camé, Rickard admire le caïd Dutch Schultz, ses derniers mots énigmatiques, sinon délirants, l’obsèdent à l’unisson de Bill Burroughs, et il souhaite attendre la fin de disons Scarface (Hawks, 1932), (re)diffusé à la TV locale de bar convivial, avant de reprendre la tangente.


Par conséquent affleurent en tandem un filigrane féministe et une dimension méta, en plein jour et au détour d’un road movie en mineur, d’un film d’amour malheureux, d’un suave requiem réduit à l’essentiel. En bout de course, à bout de souffle, salut à Godard, Harry perd un ami, le Miguel/Sambrell des dollars de Leone et de Un train pour Durango (Caiano, 1968), perd la vie, regagne l’envie de vivre, de survivre, et George s’éprend de Trish, on le comprend, on écarte l’écart des quatorze ans, la fiction documentant une calme passion naissante, poursuivie jusqu’au vrai décès, assez prématuré, du cœur, de l’acteur. Débuté par un faux départ, Huston remercié, Tina Aumont idem, descendu par la presse, évacué par le public, Les Complices de la dernière chance mérite largement son exhumation, sa réévaluation, film avec un véhicule plutôt que film véhicule pour star narcissique, sur le retour et en amour. Ponctué d’une confession manquée, de collants lavés, d’un auto-stoppeur dragueur embarqué/débarqué, d’un guet-apens renversé, d’une poursuite semée, d’une fusillade maquillée, d’une sieste en forêt, d’une tombe discutée, d’un sacrifice sans malice, The Last Run résiste à l’usure, à la pourriture, rappelle que le croque-mitaine à la King, féminisé sous la figure de la Faucheuse, se fiche des couvertures de l’enfance, que l’on peut mourir d’inertie, d’immobilisme, que la jeunesse ne désigne pas une classe d’âge mais un état d’esprit, un élan vers l’horizon infini. En Espagne ou ailleurs, le mouvement rédime, l’altérité redessine l’intégrité, l’histoire reste à tracer, en pyjama ou sur le bitume. Quant à la filmographie de Fleischer, elle reste à redécouvrir, à explorer, à célébrer, à transmettre, loin de la stase, du ruminement, des illusions sédentaires et d’un sépulcre creusé au quotidien, avec son inculture, sa connerie, mon chéri, sa crainte, sa cuillère, ma chère.

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