La Fille de nulle part : Dora l’exploratrice
Adoration de Dora ? Immanence du cinéma.
Cinéaste de l’intime et de
l’intimité, au risque de la polémique et du procès, Brisseau (se) filme
désormais à domicile, en toute indépendance, comme j’écris sur mon PC ces
lignes laudatives. Sur le sien, un essai critique consacré aux croyances
chimériques, des reproductions de tableaux bibliques ; dans son passé raconté,
un ami membre du Parti communiste, suicidé à la suite du fiasco utopique de Mai
68. Dans l’escalier de l’immeuble parisien aisé, à peine quitté le temps d’un
crochet au distributeur automatique de billets, d’un café payé, d’une course
alcoolisée, d’une promenade amicale, sinon médicale, en bordure de quai, agrémentée
d’un tandem de jeunes femmes à la
robe éventée, presque à la Tinto Brass, l’ancien professeur de mathématiques
découvre une blondinette livide et ensanglantée, qui vient de se faire tabasser
par un sac de merde masculin, figure triviale et impitoyable du Destin, de
retour in extremis pour dévaliser/suriner le cinéaste. Le bouquin achevé,
relié, co-signé, à publier, le spectateur attentif apprend qu’elle s’appelle
Dorothée Thomas, tel le sceptique saint homonyme. Auparavant, elle parle de
visions ensommeillées, de forces maléfiques nunc
et hic, elle confie, au lit, en larmes, sa peur de la vie, les humiliations
infligées à ses amants. Une scène surréaliste, picturale, reprise par l’affiche
du film, la donne à voir allongée au bout du couloir, à la place d’un miroir,
contre le papier peint étoilé, boucle bouclée, servant de fond aux génériques.
La Mort partage sa pudique nudité, lui accorde un baiser en effet mortel,
saphisme funeste. En vérité, seul Michel succombera, cf. supra, in fine ressuscité pour la saluer.
D’ailleurs Dora le tutoie, longtemps après avoir exploré son appartement, cadeau
de défunte, fait le ménage, défilé façon Kim Novak chez Hitch (Sueurs
froides,
1958, remarquez le DVD sur l’étagère).
Entre la SDF hébergée, héritière
réticente, et le vieil homme solitaire, sinistre, une relation délestée du sexe
se tisse, même si l’adorable Dora chevauche un quidam en provocation de saison, l’introduction cocufiante de Body
Double
(De Palma, 1984) ainsi déplacée, délocalisée. Entre l’orpheline à la Jean
Rollin et le veuf inconsolable, inconsolé, fi de réincarnation à la con,
quelque chose de la maïeutique s’anime. Grâce à Dora, gracieuse, sérieuse,
malicieuse, Michel revit, se met lui-même à percevoir la Faucheuse, c’est-à-dire la
chanteuse et altiste Anne Berry, de noir drapée, perchée au sommet de son immense
tabouret. Bien sûr, cette parenthèse enchantée, intellectuelle et charnelle,
amoureuse et incestueuse, doit se refermer, le livre se boucler, le film se
finir, mais La Fille de nulle part (2013) ne désespère point, s’achève sur
une forme de lendemain. Au cinéma, peut-être au-delà, les spectres persistent,
le paranormal se matérialise, la transmission se moque des frontières
spatiales, temporelles. Monté par la fidèle María Luisa García, collaboratrice
de Rohmer, de surcroît décoratrice-costumière, tourné en HD, joliment éclairé, La Fille de nulle part portraiture une remarquable paumée interprétée par
la lumineuse Virginie Legeay, actrice-assistante, esquisse une ex-élève reconnaissante, bientôt
évanouie en Norvège, Lyse Bellynck elle-même cinéphile catégorie Cahiers
entichée de l’intéressé. En vidéo, l’enseignant visite un cinglé obsédé par les
dinosaures, moment marrant et malaisant cristallisant la double tonalité du
métrage. En pleine possession de ses moyens désargentés, des puissances du
ciné, le réalisateur majeur délivre une œuvre amusante, émouvante, aussi libre,
évocatrice, que l’héroïne familière et remplie de mystère(s).
Récompensé en Suisse, La
Fille de nulle part sait où aller, droit au cœur, loin du bruit et de
la fureur d’un monde menaçant mis à l’écart, par exemple traversée risquée hors
du passage piéton ou actualités d’Afghanistan à la TV esquivées. En dépit de
coffrets Garbo & Bergman, pique physique autobiographique du second à la star, Virginie ne joue pas les sphinges
et Brisseau pratique un fantastique prosaïque plutôt qu’une métaphysique
médiévale. A contrario des épiciers
paupérisés de l’épouvante, enrichis à coup de camelotes à chier intitulées Le
Projet Blair Witch (Myrick & Sánchez, 1999) et autre Paranormal
Activity (Peli, 2007), JC, athée, désolé pour Jésus-Christ, fait du
cinéma, dynamise ses dialogues en champs-contrechamps, s’autorise une
transcendance en travellings, sait
user du hors-champ violent, des surcadrages de sarcophage. Peut-on accomplir du
ciné sans être friqué ? Peut-on divertir et séduire via un rêve au carré ? Oui-da, La Fille de nulle part le
démontre avec douceur, aristocratie, à chaque plan, à chaque instant. Sans
doute le titre le plus tendre et délicat d’une filmographie valeureuse,
généreuse-parcimonieuse, dix-huit items
en quarante-quatre ans, il déploie entre quatre murs une dialectique
intertextuelle, inclut des échos à De bruit et de fureur (1988), Noce
blanche (1989), L’Ange noir (1994), Les
Anges
exterminateurs (2006), en sus de l’invisible Céline (1992) et des citations
de Mahler à Venise, au moins selon Visconti, bande-son de mélodrame
intergénérationnel idem, de Hugo, de
van Gogh. La séquence du guéridon en lévitation, qui met le chaos dans la
collection de cassettes René Chateau, signe d’un sourire ce rapport ludique et
lyrique à la culture, Brisseau semblant vacciné contre la vanité-vacuité, voire
l’arrogance, d’un dispositif similaire à la sauce Żuławski, que j’aime bien,
que je châtie bien.
Mons discret que le diariste
Cavalier, l’auteur de Choses secrètes (2002) concocte un
conte clair et obscur, une aventure impure, un voyage mental, une traversée des
apparences et de la souffrance, l’art en réponse ultime, en salut laïc, aux
interrogations et aux perditions de l’existence, illusion hissée en rémission
pour les innombrables précédentes, suivantes, des sentiments, des engagements,
des systèmes de pensée, du Marché. Dans La Fille de nulle part, on concasse
l’inconscient, on se détend et déduit à côté d’une cigarette suspecte, atteinte
de télékinésie, effet spécial très artisanal permis par la coupe des plans, on
dessine en apesanteur en reflet d’une photographie d’épousée, on identifie le
son sous la dénomination Prise sauvage.
Film de/sur la foi, a fortiori dans
les films et les femmes, La Fille de nulle part possède une
sérénité domestique, pas domestiquée, une beauté économique, pas bradée, un
charme assez miraculeux, cohérente incarnation de ses enjeux jamais verbeux,
toujours heureux. Ours altruiste d’une poupée pas stupide, Brisseau, sillage de
Truffaut, celui de L’Enfant sauvage (1970) davantage que de La Nuit américaine (1973),
fabrique une autofiction aux allures d’apaisée-rosée oraison, sexagénaire
signataire d’une œuvre vraiment de jeunesse, façonnée en confiance avec des
femmes fréquentables. Il s’agit en outre d’un poème de poche, d’une équation à
deux inconnues, Dora, la Mort, d’un drolatique drame de chambre à coucher
autour de l’énigme féminine, qui embrasse sur la joue, la bouche, qui tient le
cadavre maousse en pietà de petite robe noire, d’une équivalence de la matrice
et du mausolée, de l’origine du monde et de sa limite. Par-delà ce que l’on
voit, ce que l’on comprend, ce que l’on ressent, s’aperçoit un réseau de
signes, de correspondances, de réminiscences, à la Baudelaire & Platon.
Tout ceci ne saurait certes conférer
un sens à l’absurdité généralisée, congénitale, tragique, de nos vies, à
l’intérieur et à l’extérieur de la cinéphilie : nous crèverons de
vieillesse, de tristesse, de faiblesse, de blessures pour lesquelles aucun
baume ne sert, politique, poétique, esthétique, mystique, exotique, organique.
Et pourtant il suffit d’une fille, d’un fantasme, d’un fantôme, afin d’exercer
sa lucidité, de redécouvrir l’abandon, l’affection, la stimulation en antidotes
à la dissimulation, à la simulation, à l’exploitation, maîtresses misérables de
la modernité décatie. Le risque de l’autarcique, du repli sur soi, ses
souvenirs, son cimetière numérique, Brisseau le conjure en ouvrant la porte à
une passagère nourricière et mortifère, un ange gardien et exterminateur, parce
qu’il n’éprouve pas la peur, parce qu’il attend le transpercement répété de la
lame, en costard de corbillard, parce qu’il sait, nous avec lui, comment le
film de la vie se finit, vie rêvée des mauvais anges, songe nervalien déversé au
sein des eaux usées de la réalité. Sépulcral et solaire, La Fille de nulle part
réaffirme la morale résiliente, stoïcienne, de l’imagerie fantastique et
horrifique, à savoir que les morts immortels, cruels, donnent envie de vivre,
que la violence insensée, démultipliée, incite au soin, à la caresse, au souci
des vivants. Grand petit film adulte dépourvu de tumulte, il méritait
assurément ce texte dominical de réjouis remerciements.
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