L’Âge de cristal : Carrousel


 « Trop jeune pour mourir » ? « Trop vieux pour ces conneries »…


Vingt ans avant L’Âge de cristal (1976), Michael Anderson dirigea 1984 (1956), ensuite Chroniques martiennes (1980) à la TV. En matière de dystopie, il s’y connaissait donc, en matière de cinéma, un peu moins, même si sa filmographie, irréductible au sympa Orca (1977), mélodrame marin-morriconien au sillage écologique, reste à redécouvrir, pas seulement par anglophilie, même si l’opus concerné dispose de quelques qualités. Adapté librement du roman homonyme de George Clayton Johnson & William F. Nolan par David Zelag Goodman, le scénariste des Étrangleurs de Bombay (Terence Fisher, 1960), Les Chiens de paille (Sam Peckinpah, 1971), Adieu ma jolie (Dick Richards, 1975) ou Les Yeux de Laura Mars (Irvin Kershner, 1978), en compagnie d’un certain John Carpenter, l’idée du carrousel mortel née dans la cervelle de Stanley R. Greenberg, le cuisinier cannibale de Soleil vert (Richard Fleischer, 1973), l’argument intéressant mais anémié de L’Âge de cristal mélange Mondwest (Michael Crichton, 1973), Fahrenheit 451 (François Truffaut, 1966) et… Le Lagon bleu (Randal Kleiser, 1980) : la « civilisation des loisirs », la rébellion individuelle, la romance édénique, autant de motifs familiers fondamentaux, trinité narrative d’un titre un brin longuet, manquant de mouvement, malgré la course contre le monde et la montre de l’intitulé original (Logan’s Run). En 1978, Michael York interprétera son propre rôle, singulière persona, dans le funèbre Fedora de Billy Wilder, dialogue à distance avec Boulevard du crépuscule (1950) et fable supplémentaire sur l’illusion, la vieillesse. Pour l’instant, solide et intense, il se déguise en « limier » festif, pensif, interrogatif, devant infiltrer à l’improviste un groupe de fugitifs, en VO runner dépourvu de blade, songe Ridley Scott, détruire leur sacro-saint « sanctuaire », situé à l’extérieur des dômes hédonistes, autarciques, presque à la Stephen King, de sa société jeuniste, sinon eugéniste, pas de Noirs, de Latinos, d’Asiatiques à l’horizon, allons bon, regrette Benetton.


Leur trentième année atteinte, couleur écarlate du cristal implanté dans la main des bambins en « incubateur » oblige, les citoyens décérébrés, sportifs, échangistes, complotistes, alors « terminés » par la police (de la pensée, de son impossibilité), se suicident en masse, soumis, costumés selon la décennie, réellement réjouis, le trépas devenu spectacle en apesanteur, feu d’artifice funeste. « Rebirth! » scande la foule maboule, composée de pantins clonés, à prénom anonyme et numéro de série, électrisée par les sélectionnés désintégrés, par la promesse forcément fallacieuse d’une renaissance égalitariste, juste loi du « 1 pour 1 », affirme l’ami Francis, adepte sadique du spa et du dézingage de divergents. Ici, au vingt-troisième siècle, le dépeuplement résout la surpopulation, la gestion des rations, les ordinateurs deviennent des régulateurs, la Cité s’apparente à un vaste centre commercial, aux escalators pour l’échafaud, amitiés à Louis Malle, où se faire refaire la face, les fossettes, face à la regrettée Farrah Fawcett, encore Majors, appréciable dans Saturn 3 (Stanley Donen, 1980), surprenante dans Extremities (Robert M. Young, 1986), poignante dans Le Prédicateur (Robert Duvall, 1998). Comme le pompier pyromane puis repenti de Ray Bradbury, Logan doit son épiphanie, sa survie, à une femme, sœurette d’Ariane labyrinthique en tunique émeraude, certes peu portée sur le port de sous-vêtements, mettons ceci sur le compte du contexte émancipé de la reproduction, attaché à une disponibilité sexuelle, à une promiscuité stroboscopique propice à ravir Gaspar Noé, qui dut apprécier à l’adolescence la scène de boîte orgiaque, colorée, déroulée au ralenti, oh, oui, chéri(e). La juvénile Jenny Agutter, cf. mon « médaillon » énamouré, Britannique compatriote d’Anderson & York, prête sa beauté, son talent, à la gracieuse et soyeuse Jessica, attention à ne pas prendre froid, déshabille-toi fissa.


Notre Internet d’obsédés paraît obsolète au regard des rencontres instantanées, téléportées, permises par le « réseau » de la diégèse, homosexualité incluse, gentiment suggérée ou refusée. Si le désir, par définition, procède du manque, si le plaisir ne dure qu’un temps, même à quatre, deux mecs, deux filles, calculez les possibilités, gare à la poudre rose, à la gueule de bois d’ébats, la croix de vie égyptienne en pendentif incite à l’éternité, à s’émanciper du pitoyable Paradis pour tous (1982), salut à Alain Jessua. Réchauffé par l’excitation du danger, le couple se retrouve dans un igloo servant de garde-manger, de prison anthropophage réfrigérée, gérée par un robot rigolo animé-formulé par Roscoe Lee Browne, seul Black invisible, dissimulé au milieu des glaces, dommage. Au sortir de la glacière, Jessica & Logan, avatar d’Ève & Adam, découvrent le soleil, un environnement naturel, la vivace verdure victorieuse à Washington, se baignent et s’embrassent, papotent avec Peter Ustinov, délicieux-facétieux improvisateur grimé en vieillard, entouré de chats et de citations de T. S. Eliot, oh my God. Par conséquent, le supposé sanctuaire n’existait pas, ne demeurent que les ruines, bucoliques plutôt que mélancoliques, à visiter, la statue colossale de Lincoln à croiser, les présidents peints, plusieurs « assassinés », semble-t-il, à répertorier. Hélas, la robinsonnade gérontophile se voit vite troublée par l’arrivée de Francis, némésis d’amitié peut-être gay, à la Ben-Hur (William Wyler, 1959), décédé entre les bras de Logan, pietà de rédemption, l’affrontement fraternel dynamisé par la partition à l’unisson des gestes fatals d’un Jerry Goldsmith très vitaminé, synthétique et orchestral. Rester, recommencer ? Repartir vers le pire ? Logan se prend pour Spartacus, décide de rebrousser chemin vers son destin, de traverser la forêt en sens inverse, cette fois-ci muni de l’ancêtre, preuve vivante de la mascarade centrale, cyclique, circulaire.


Décontenancé, déconnecté par la résistance psychique du flic revenu, retourné, questionné, au rapport, mon petit, le cerveau électronique, doté d’une voix féminine, fait aussitôt un burn out, fout le feu à la ville. Pas grave, puisque nos esclaves volontaires s’évaporent auprès de Peter, à proximité d’une structure marémotrice, sorte de baptême de dessillement cristallisé par la blonde Ashley Cox, candide, audacieuse, souriante, au passage prochain modèle de Playboy, touchant les rides touchantes du Pete priapique. Cela s’appelle une fin heureuse, un film à succès, une série dans la foulée, olé. Avec davantage de personnalité, d’implication, de tension, L’Âge de cristal pouvait devenir une avérée satire de SF, une transparente remise en cause par un cinéaste insulaire des mœurs étasuniennes. En vérité subjective, il conviendra de se contenter d’un divertissement daté, d’un ersatz d’Orwell & Whitman, d’un ouvrage trop sage, dont l’optimisme conclusif annonce bien sûr le « nouvel espoir », on se marre, de Star Wars (George Lucas, 1977), odyssée régressive, à prétentions syncrétiques, à résultats lucratifs, à suites antichronologiques interminables, en réponse de transfuge au caractère adulte, apocalyptique et arty de THX 1138 (George Lucas, 1971), autre récit sentimental d’insoumission, d’évasion. Logan’s Run s’inscrit aussi au sein d’une lignée précise, celle de l’enfance et de l’adolescence filmées à Hollywood. Disons qu’il s’agit d’une transition entre la pédophilie des années 30-40, de Shirley Temple & Judy Garland, et des années 80, E.T., l’extra-terrestre (Steven Spielberg, 1982), Les Goonies (Richard Donner, 1985), Explorers (Joe Dante, idem), Stand by Me (Rob Reiner, 1986) et tutti quanti, la parenthèse pédophobe de L’Exorciste (William Friedkin, 1973) et du contemporain Carrie au bal du diable (Brian De Palma, 1976), ouverte autrefois via les teenagers tourmenteurs, tourmentés, de La Fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955), dorénavant définitivement refermée, par le consensus intergénérationnel précité.


À première vue, dès le premier plan, les maquettes simplettes, la direction artistique cheap, le tournage texan économique, desservent l’univers représenté, contredisent sa crédibilité. En réalité, ils participent de la facticité généralisée, de la mise en scène au carré, du mensonge à dimension sociale, tandis que l’absence d’une « éminence grise » derrière la totalitariste entreprise miroite l’insipidité de la direction d’Anderson, effet réflexif ironique. Sinon, L. B. Abbott bossa pour Bob Wise & Franklin J. Schaffner, pour les films classés catastrophe d’Irwin Allen, Saul David produisit Le Voyage fantastique (Richard Fleischer, 1966), Dale Hennesy décora L’Inspecteur Harry (Don Siegel, 1971) ou Frankenstein Junior (Mel Brooks, 1974), Ernest Laszlo éclaira moult items de Robert Aldrich et le Star! (1968) de Robert Wise, Glen Robinson s’occupa d’effets spéciaux sur King Kong (John Guillermin, 1976) + Flash Gordon (Mike Hodges, 1980), Bill Thomas habilla des personnages de Douglas Sirk, de La Soif du mal (Orson Welles, 1958), de Spartacus (Stanley Kubrick, 1960), de Mary Poppins (Robert Stevenson, 1964), du Trou noir (Gary Nelson, 1979) et la MGM, jadis productrice de 2001, l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), désormais en difficulté, renfloua ses finances, ouf, tant pis si le sieur Nolan ne prisa guère l’ensemble, sans parler de la série par lui honnie. Aujourd’hui, en 2019, en ligne, en VF, que reste-t-il de la pièce montée peu roborative au vrai-faux 70 mm, pourtant shootée, s’il vous plaît, en Todd-AO ? Il reste des « sauvageons » concons, squatteurs du cloisonné quartier Cathedral, le caméo du fiston d’Anderson en docteur tueur, la performance estimable de Richard Jordan, vu précédemment dans Yakuza (Sydney Pollack, 1974), un lézard vicelard, en plein air, séduit par l’entrecuisse de Miss Agutter, on compatit, un cimetière rempli de « bien-aimé(e)s », ah bon, une inquisition à coup d’hologrammes et une coda cucul curieusement émouvante, souriante, bis, soutenue par les cordes ad hoc du compositeur inspiré.


Auparavant, une plage apparaît, on la reconnaît, on sait ce qu’elle signifie, la plage partagée, désespérée, qu’elle corrige – celle de La Planète des singes (Franklin J. Schaffner, 1968), sommet poétique et politique du cinéma US de ce temps-là, Goldsmith again, gardons un silence charitable sur les singeries de Tim Burton (2001) ou Rupert Wyatt (2011). Au classicisme lyrique, érotique, puissant et violent se substitue un téléfilm de luxe, inoffensif et inabouti, jamais déplaisant, souvent pachydermique. La parabole pleine de poils cède sa place à une œuvrette gentillette, rapido rasoir, heureusement à moitié rédimée par un joli couple de ciné. Si vous envisagez un voyage visionnaire, veuillez vous rendre ailleurs ; si vous voulez vous distraire, sourire, voyager dans le temps, à l’époque de vos parents, peut-être, voir comment ils concevaient leur futur, c’est-à-dire votre présent, désolant, stimulant, redécouvrez L’Âge de cristal, film bancal, bien moins bouleversant et chantant que le Carrousel de Henry King (1956), auquel j’emprunte le sous-titre de cet article, manège pas assez enchanteur ni désenchanté, trop propret, timide au risque de l’anecdotique. Et si vous devez vous suicider, à un âge déterminé, loin du naufrage programmé, prière d’éviter les cérémonies et les cris, restez discret jusqu’au bout, mon chou…


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