Le Redoutable Homme des neiges : Les Nouveaux Sauvages


Expédition de perdition, sauvetage de naufrage…


On connaît l’admiration de Carpenter pour The Quatermass Xperiment (1955) et il me plaît de penser qu’il vit/apprécie aussi ce titre méconnu du même tandem, que The Thing (1982) lui doit une part de sa géographie, de son climat, de sa paranoïa. Transférée du petit carré originel au grand rectangle du « Hammerscope », la morale guère ne diffère, réfrigère : la vraie sauvagerie ne se situe plus du côté du yéti mais bel et bien du bipède, cet homme enneigé en effet abominable, désigné par le titre original à double sens. Entourés par les familiers Molly Arbuthnot aux costumes, Grant à la direction de la photographie, Searle à la musique, souvenez-vous de sa partition inspirée pour La Maison du diable (Wise, 1963), Guest & Kneale co-signent un opus à la fois poétique et politique, une satire en altitude, où se côtoient le spirituel et le spectacle, la mort et l’amour, l’écologie et l’amnésie. Les Britanniques botanistes et racistes, les Américains capitalistes et machistes, méritent la fin de leur monde immonde, retour à l’eschatologie carpenteresque, tandis que les créatures légendaires attendent à distance, presque en silence, la disparition de l’espèce étrange si souvent arrogante, désespérante. Le Redoutable Homme des neiges (1957) poursuit ainsi le renversement des valeurs de King Kong (Cooper & Schoedsack, 1933), remplace le romantisme et la dimension méta par une « rage froide », expression idoine, par l’immensité de la montagne aux airs de suaire immaculé. Notre cinéaste suit les traces de Tourneur (La Féline, 1942), suggère la présence invisible par le son, les empreintes de pas, un morceau de bras, une main, pardon, une patte, inanimée, métonymique.


Lui-même héritier d’un autre romantisme, allemand, littéraire, pictural, le film estampillé alpestre à la Leni Riefenstahl participait encore d’un humanisme héroïque, d’un accord exalté des explorateurs avec les éléments surmontés, silhouettes au/de sommet. Ici, le désert sent le cimetière et la cérémonie de monastère-lamaserie ressemble à une danse macabre mexicaine, extrêmes miroités. Film funèbre, sinon prophétique, The Abominable Snowman associe le documentaire au studio, Cushing & Tucker, des mecs à une femme. La caméra mobile du réalisateur évite la lourdeur, dynamise les dialogues, troque l’épique contre le claustrophobique, le vaste décor devenant la chambre d’écho d’un drame de chambre au bord de l’allégorique, du conflit intérieur manifesté à l’extérieur, en extérieurs, présage modeste, paupérisé, des coûteuses odyssées intimistes, à leur manière pareillement défaitistes, du compatriote Lean, je fais surtout référence à Lawrence d’Arabie (1962), fable similaire et différenciée sur la sauvagerie occidentale, supposée civilisée, sise au sein d’un ersatz d’Himalaya ensablé. En bonne logique symbolique, le climax du métrage se déroule dans une grotte glacée, une chambre froide doublée d’une chapelle ardente, où les survivants géants, velus, viennent ravir le cadavre entrevu. En clair-obscur, en plongée/contre-plongée, se tient une évocatrice et brève conversation au-delà de Darwin, de l’altérité partagée. La cryptozoologie, Guest & Kneale ne s’en soucient, lui préfèrent l’anthropologie, tendance Lévi-Strauss, of course, et Le Redoutable Homme des neiges démontre avec une douce radicalité que l’Homme redoutable doit redouter ses semblables, a fortiori après les récents Auschwitz et Hiroshima, oui-da.


Tombeau de l’idéalisme et du colonialisme, du primitivisme et du mercantilisme, l’item remémore la misanthropie jolie, sentimentale, automnale, de Bradbury & Simak, chroniqueurs contemporains, martien puis canin, de notre programmé déclin, remercions nos bons soins malsains. Adoubé par Dante, qui le trouve « haunting », Le Redoutable Homme des neiges conserve son charme funeste, s’apparente à un palimpseste de l’impérialisme sous lequel appert le pacifisme des observateurs patients des perdants. Ultime ironie, il s’achève via une coda de déni, voire de télépathie, comme si, hypnotisé par l’immobile autorité sacrée du Tibet, le sujet rescapé de Sa Majesté abolissait d’une négation intégrée, répétée, son aventure impure. Cinéphile en ligne, votre serviteur accomplit exactement le contraire, exhume les morts, invite les vivants, rencontre une œuvre de rencontre avortée, vous la transmet, vous convie à vous laisser envoûter.


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