Le Choc des Titans : La Gorgone


Désincarcérer le Kraken ? Se réjouir avant de mourir…    


Au fellinien Michel Feur, mon Charon

The stars line up
The stars line up for us tonight
The stars line up
The stars line up tonight to see
To see who we are baby
Let’s write our names
High up inside the sky


Lui-même fabricant barthésien de mythes contemporains, le cinéma ne pouvait pas se passer de la mythologie antique, réservoir culturel de récits matriciels remplis de sang, de sueur, de sperme et de larmes, à l’instar de la Bible, similaire fournisseuse a fortiori morale, sinon moralisatrice, d’histoires sensationnelles pour scénariste stérile. Le Choc des Titans (Desmond Davis, 1981) illustre celle de Persée, abandonné à sa naissance tel un certain Moïse, sa mère en détresse exilée sur la mer mauvaise par son grand-père vénère au creux d’un cercueil de saison, de flottaison, la pauvre Danaé ainsi punie par son piètre papounet, promis au rapide trépas, ton peuple itou, la chair de ta chair tu ne renieras, la prophétie tu accompliras, pour avoir copulé avec la pluie dorée de Zeus, womanizer céleste que l’on savait porté sur l’équivalent bienséant de la golden shower d’urologie pas si jolie des films destinés aux adultes, diantre. Le destin, majuscule optionnelle, dicté par les dieux depuis leurs cieux enneigés, survolés à l’ouverture, en POV, par un avatar de Jonathan Livingston le goéland (Hall Bartlett, 1973), Persée, en Phénicie, ne s’en soucie, surtout y souscrit, lorsqu’il avise, invisible à la Hollow Man : L’Homme sans ombre (Paul Verhoeven, 2000), moins mateur menaçant, certes, Andromède « dans les bras de Morphée », l’esprit de l’endormie esseulée, son inconscient, clament les psys, capturé par un vautour maousse et conduit fissa auprès du bestial mais tendre Calibos, sorte de Quasimodo de Hugo relooké, rebaptisé en clin d’œil onomastique au tempétueux Caliban de Shakespeare, auquel Neil McCarthy, hélas disparu à la cinquantaine, prête son physique acromégalique, une pensée pour le gastronome Michael Berryman de La colline a des yeux (Wes Craven, 1977). Ce conservatisme candide identifie l’origine britannique de l’entreprise, affiche un fatalisme dynamique, jamais soumis ni pleurnichard.



Persée, fils naturel de Winston Churchill ? Pourquoi pas, en tout cas dompteur en douceur de Pégase, futur logo ailé de la société TriStar, coupeur de main du maître des marais précité, salutations à l’émasculation foutrement freudienne, trouveur de solution à la con d’énigme incendiaire, œdipienne, inquisiteur de sorcières stygiennes aveugles, astucieuses, va chercher ta bouboule qui te sert de loupe, étêteur de Méduse, planteur d’emmerdeur, de faune difforme, pourfendeur de scorpions instantanés, nés du sang de la femme aux serpents, au « regard de pierre », en effet, sûrement dopés à l’EPO, et, in fine, ouf, vainqueur du craquant Kraken, le monstre marin et sa victime immaculée, doublement maudite, en remix mémoriel de Fay Wray et de son grand gorille énamouré, mitraillé, culbuté, dans King Kong (Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack, 1933), haut les cœurs, mon libérateur. D’un magicien à l’autre, Ray Harryhausen, de surcroît co-producteur, se substitue à Willis O’Brien et déploie son propre bestiaire, n’omettons pas de mentionner une chouette mécanique très chouette, un clébard bicéphale, Cerbère discount, pareillement précieux, poétique, encore ancré dans la réalité matérielle de la prise de vues, manipulé en « mouvement arrêté », animation artisanale, bénédictine, de figurines à la présence incomparable, incapable d’une quelconque rivalité avec le simulacre numérique, utile et futile, la bande-annonce du remake de Louis Leterrier (Clash of the Titans, 2010) en explicite et colossale caricature d’imposture, en dépit d’un casting estimable. Ray se retire via ce feu d’artifice à la discrète mélancolie réflexive, imitative, puisque Le Choc des Titans s’apprécie aussi en crépuscule divin davantage straussien, Richard, pas Johann, que wagnérien, emporté par la partition ludique-héroïque de Laurence Rosenthal, le compositeur majeur de Miracle en Alabama (Arthur Penn, 1962), vite transfuge de TV, aux accents espiègles de Till l’Espiègle, justement.



La vie imitant l’art, nous assure Wilde Oscar, les amourettes du métrage miroitent celles du tournage et inversement, Ursula & Harry, Maggie & Beverley ne nous démentiront point. Si la Suissesse Mademoiselle Andress se limite, mutique, à une incarnation pudique du misogyne boucle-la, ma belle, si Mister Hamlin, doublure d’Alexandre, parle peu, sait écouter son mentor dramatique Burgess Meredith, rôle en partie repris du Mickey de Rocky (John G. Avildsen, 1976), à moitié mise en abyme du statut du cinéaste, du scénariste, Dame Smith, assez superbe, parvient à émouvoir en maman du minable, tandis que son mari Monsieur Cross, au prénom épicène rappelant le tandem des jumeaux gynécos, dingos, de David Cronenberg (Faux-semblants, 1988), dramaturge et librettiste, signe un scénario sympathique, périple d’apprentissage à la fois populaire et personnel, vulgarisateur et infidèle, pas de Kraken chez les Grecs, carrément. Dix-huit ans après Jason et les Argonautes (Don Chaffey, 1963), Médée à la place de Danaé, mère meurtrière contre mère nourricière, le trio Beverley Cross, Ray Harryhausen, Charles H. Schneer, partenaire financier, revient donc pour une dernière révérence à la saveur/valeur d’enfance. Même délesté du magistral et expérimental Bernard Herrmann, Le Choc des Titans tient la route, ne déroute ni déçoit en 2019, car il constitue un classique soigné, tout sauf surfait, daté, de la fantasy, une sorte de suave rêve éveillé, félicitations au directeur de la photographie Ted Moore, familier de l’univers de James Bond, collaborateur éclairé de Gordon Hessler sur Le Voyage fantastique de Sinbad (1973) et de Michael Anderson sur Orca (1977), on ne sort pas du mélodrame maternel, mince, disons une parenthèse enchantée, toujours enchanteresse, hier au sein du thatchérisme arrogant, dont Ken Loach se fit l’historien professionnel, le chroniqueur en colère, au risque de la redite, du fastidieux fonds de commerce consensuel, aujourd’hui du macronisme misérable, « actes » à répétition pour gouvernement d’occasion, peuplé de pantins méprisants, méprisables, méprisés.



Avec sa distribution British à l’unisson, hors l’US Harry, bien sûr, Siân Phillips, Cassiopée dissipée, reviendra d’ailleurs dans Dune (David Lynch, 1984) ; avec sa précision impersonnelle, personne ne confondra l’anonyme Desmond Davis et l’audacieux Michael Powell, le téléaste et le visionnaire ; avec son succès en salles mérité ; avec sa VF vintage, l’oreille casquée reconnaît les timbres mémorables de Jacques François & Saddy Rebbot, Le Choc des Titans survit à celui des ans, son élégance, sa prestance, ses adieux joyeux en réponse stimulante, pertinente et actuelle à l’érosion, à la démission, à la soumission de l’imagination aux diktats de la simplification, de la moralisation, aux funérailles, rarement aux trouvailles, des CGI. Alors que Persée se sert de son bouclier afin d’observer le reflet de la furie, de décapiter la Gorgone, pas celle du cher Terence Fisher (1964), quoique, motif méta de la mort qui ne saurait se regarder droit dans les yeux, malheureux, qu’il matérialise par conséquent, ingénument, le miroir fantomatique du cinéma, transposition du réel à échelle dorénavant individuelle, jadis collective, césure politique, esthétique, d’Auschwitz, Hiroshima, de la Sibérie, trilogie fossoyeuse d’utopie, à désespérer de ses semblables cannibales, mille fois plus monstrueux et criminels que le cabossé Calibos, vandale de « chevaux volants » rendu ivre par la caresse éphémère d’une main féminine, sa stratégie de la diffraction, de la diversion, ensuite utilisée par Elem Klimov (Requiem pour un massacre, 1985) au cours de son évocation traumatisante, tarkovskienne, des exactions nazies en Biélorussie, perçues par un spectateur sidéré à travers la perspective, guère Nevski, d’un gamin médusé, le combat titanesque persiste à résonner parmi notre modernité, la créature aquatique, in extremis pétrifiée, défaite, détruite, réduite au rang de légende, de mythe, en écho à une origine avérée des images, désormais dissimulée sous l’amas informatique, médiatique, les poubelles des logiciels, contaminée par le virus du storytelling.


Il ne s’agit pas ici, envasé de nostalgie, de singer les pleureuses, de préférence corses, insularité héritée oblige, il s’agit de saisir que Le Choc des Titans équivaut à un enterrement, prend acte (de décès) d’une forme singulière de ciné, où cohabitaient le monde, Malte, l’Espagne, l’Italie, et le studio, Pinewood, of course, l’ancrage et le mirage, le paysage et le visage, royaume constamment surprenant, conciliant, réconcilié, de merveilleuses monstruosités, de tératologie sentimentale, de romantisme en armure. Comme Krull (Peter Yates, 1983), récemment célébré par mes soins, le film de Desmond Davis associe sa fantaisie sudiste transmise, retravaillée, délocalisée, au fameux « réalisme » de la filmographie du Royaume-Uni, la reconnue « suspension d’incrédulité » renforcée par le cadre ontologique, climatique, d’une œuvre commencée/terminée dans l’eau, élément clé des îliens de Londres ou Bastia, élément (in)clément de Poséidon, frérot un brin falot du grand patron rétif au grand pardon, sévère à lasers. Quant aux rapports sexués, no sex, please, dehors, l’érotisme, à peine une poitrine d’allaitement, un fessier d’ablutions, presque subliminaux, particulièrement picturaux, le patriarcat apparent, interprété par un Laurence – prénom unisexe, bis – Olivier épuisé, souriant, amusant, émouvant, embarqué à bord de l’Olympe par amitié pour Maggie Smith, se voit en permanence contrasté, contrarié, contourné, par un matriarcat pas servile, un gynécée pas imbécile, capable de dissuader un poisson insistant au moyen d’un requin retors, se souvient la redoutable Thétis, et même la douce Andromède, reine par procuration, se permet en princesse amoureuse, courageuse, de gentiment recadrer Persée escorté. Péplum à part, parabole laïque, aréopage d’allégories, Le Choc des Titans prend congé par des constellations, accorde à ses statues de glaise, à ses silhouettes de chair, l’éternité des étoiles, l’immortalité de l’astronomie, en rime magnanime à la pérennité des spectres du ciné, levons la tête, ne baissons pas les bras, croyons en nos puissances, dessinons nos destinées, puis sachons, silencieux, peut-être heureux, nous dissoudre dans l’azur, refonder nos familles au firmament.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir