Le Monde, la Chair et le Diable : La Couleur des sentiments


La peau et l’apôtre, le spectacle et le pensum, le lendemain et le rien.


Donne-moi ta main gamin et toi prends la sienne
Et nous ferons une ronde une chaîne

Claudio Capéo

Comme La Nuit des morts-vivants (Romero, 1968), Le Monde, la Chair et le Diable (MacDougall, 1959) débute en Pennsylvanie, rappelle le roman de Matheson Je suis une légende, paru en 1954, inspiration post-apocalyptique reconnue, retravaillée, des zombies de ciné indé, concerne les rapports estampillés raciaux, Blancs et Noirs en noir et blanc. Correspondances et point ressemblances, car le scénariste estimable de Aventures en Birmanie (Walsh, 1945), Le Grand Alibi (Hitchcock, 1950), Cléopâtre (Mankiewicz, 1963) ou Le Dernier Train du Katanga (Cardiff, 1968) s’avère un réalisateur sans saveur, car son métrage d’un autre âge s’enlise vite dans la vase du « film à message ». Antiatomique, antiraciste, Le Monde, la Chair et le Diable commet surtout de l’anticinématographique, sorte d’épisode dilué de La Quatrième Dimension sur fond de destruction douce, de ségrégation intériorisée. La lourdeur didactique du conte étique de moralité new-yorkais transforme aussitôt le spécialiste de la bien-pensance US Stanley Kramer (Le Dernier Rivage contemporain, apparenté, encadré par La Chaîne, 1958 + Devine qui vient dîner..., 1967) en modèle de délicatesse. Substitué à Poitier, Belafonte joue, chante, produit, en simultané avec le similaire et différencié Le Coup de l’escalier (Wise, 1959). Durant une heure trente presque interminable, jamais surprenante, on assiste donc à un drame de chambre téléfilmé, théâtral, à trois personnages transparents, pénibles supports symboliques censés représenter des types de l’époque, opposer le discriminé, la sentimentale, le malade, avant de les réunir in extremis, poignée de main désarmée, à défaut d’être désarmante, en rime à l’homologue déjà rassurante et risible de Metropolis (Lang, 1927).


Au cas où le spectateur dépourvu de cœur et de cerveau ne compatirait/comprendrait pas subito, un carton ultime donne le ton, résume le contexte-prétexte de la fable fadasse : la fin devient commencement, merci au triolisme et au métissage, amen. Citons Fritz à Bogdanovich, lucide au sujet de l’épilogue précité : « You cannot make a social-conscious picture in which you say that the intermediary between the hand and the brain is the heart. I mean, that’s a fairy tale—definitely », et ce genre de sucreries conservatrices, « progressistes », la vraie vie les enverra valdinguer, assassinat de MLK inclus. Goebbels, on le sait, apprécia la pasteurisation de Thea von Harbou, mais Malcolm X, moins pacifiste, davantage révolutionnaire, ne dut guère priser la démonstration anémiée, pionnière et dépassée, incluant des lions à la con, assemblés à la Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine, 1925), une carriole à la Baby Cart (Misumi, 1972), le train électrique du Jouet (Veber, 1976), les mannequins de Tourist Trap (Schmoeller, 1979). Certes, Inger Stevens, ensuite revue dans Pendez-les haut et court (Post, 1968), Belafonte & Ferrer, sorti du Soleil se lève aussi (King, 1957), ne déméritent pas, en harmonie avec Rózsa, tandis que les vues in situ de la Big Apple dépeuplée peuvent faire leur petit effet sur les amateurs de géométrie, en plongée puis contre-plongée. Néanmoins l’ensemble se signale par sa vanité, sa naïveté, sa religiosité, son humanisme de maternelle et sa constante désincarnation. Notons en sus l’ironie des situations, des stéréotypes : les Blacks, tant pis pour le pianiste pâle, ça possède évidemment le sens du rythme dans le sang, même, magnanime, coincé au creux d’une mine, même à s’occuper d’un handicapé friqué, Belafonte tapote et improvise, Sy se trémousse sur un tube œcuménique des seventies (Intouchables, Nakache & Tolédano, 2011).


Romero, à raison, soutenait mordicus que le casting de Jones relevait du simple hasard, du talent de l’acteur, point de sa couleur ; les épisodes suivants de ses chroniques des morts américains creuseront le sillon de la division, de la solidarité, items en état d’urgence, insufflés d’existence, irréductibles à des préoccupations d’épidermes provoquant des réactions épidermiques, élément récurrent de la politique et de la poétique étasuniennes, l’élection d’Obama en acmé de changement démocratique, version rose, ou de communication d’occasion, version sombre. À soixante ans d’intervalle, il ne demeure pas grand-chose de ce film désormais oublié, jadis esseulé en salles, sinon la preuve supplémentaire que les bonnes intentions pavent les mauvaises créations, que la réalité, parfois transcendée par la réalisation, ne supporte pas la mise en scène, l’absence de point de vue, de nuances, de risques, d’envies et de violences, que les modifications des relations, essentiellement de classes, pas de « races », économiques, pas « ethniques », cf. le marxisme sarcastique de Land of the Dead (Romero, 2005), demandent mieux que le prêche en Scope et la concorde falote. Eschatologie trop jolie, polie, Le Monde, la Chair et le Diable ratifie en outre le fait que la pertinence, l’acuité, l’actualité du témoignage transposé se localisent du côté du populaire, du désargenté, voire du méprisé, non de la production dite adulte, distribuée par la MGM, assortie de sa star à guitare. Un opus prophétique, courageux ?  Un titre anecdotique, pas assez malicieux.                   


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