Visitors : Piège en haute mer
« C’est pas l’homme qui prend
la mer », c’est la mère qui surprend la fille…
Une femme, un bateau, l’océan. Un
sillage – terme idoine – éloquent : Le Couteau dans l’eau de Roman
Polanski (Jolanta Umecka et son maillot immaculé), Calme blanc de Philip
Noyce (Nicole Kidman et son short
arraché). Derrière la caméra, le sympathique Richard Franklin (renommés Patrick
et Déviation
mortelle, réussi Psychose II, délectable-britannique Link) ;
devant, Radha Mitchell, actrice discrète et solide, appréciée dans Phone
Game,
Neverland,
surtout Silent Hill et Eaux troubles. Écrit par le
regretté Everett De Roche (les deux Long Weekend, Harlequin, Razorback ou Link),
Visitors
s’orne aussi de la présence de Susannah York (la patiente synthétique de
Montgomery Clift dans Freud, passions secrètes, la maman
de Superman dans le film homonyme de Richard Donner). Première surprise :
il ne s’agit pas vraiment d’un film maritime mais davantage d’un film intime,
sinon intimiste. Ici, contrairement à certains autres travaux du scénariste, la
nature impitoyable passe à l’arrière-plan, sert d’environnement, d’adjuvant,
décor autarcique d’un drame (ou thriller)
disons psychologique. Exit l’écologie,
bienvenue à la folie, car Georgina – George ou Georgie, selon l’interlocuteur –
risque de perdre la boule, malgré (ou à cause du) le manque de houle, atteinte
de la fameuse Cabin Fever (un salut à Eli Roth). Nous
voici donc assez proche de Répulsion, non ? Dans son huis
clos sur les flots, Franklin, musicien éphémère, réalisateur australien formé à
USC, fan notoire de Hitchcock, Ford
ou Fellini (a fortiori celui de Huit et demi), suit deux directions,
les fait fusionner, fait le double portrait d’une navigatrice et d’une
orpheline, délivre une réflexion en action(s) sur le cinéma, ses
caractéristiques, le statut du spectateur et le sens (la direction, la
signification) du film.
Georgina, qui ressemble plus à Læticia
Hallyday qu’à Florence Arthaud ou Ellen McArthur, assiste, immobile et
réactive, au métrage de sa vie, au prix de sa vie (voire de sa raison), elle
existe au présent, elle se souvient, elle prophétise, elle se débat (ou les accueille
au lit) contre tous les visiteurs de sa conscience, de son sommeil, de ses
médicaments, de son désir, de sa fatigue, les nombreux passagers clandestins à
bord de son yacht, drolatiques (amies
vipérines de sa mère) ou terribles (patibulaires pirates internationaux) ;
durant sa traversée en solitaire autour du monde, immobilisée par l’absence de
vent, de courant, aveuglée à l’orée de l’œuvre par un brouillard à la John
Carpenter, elle plonge en elle-même, elle vit ses rêves, sans harnais de
sécurité, sans gilet de sauvetage, avec détermination, avec courage. On sourit
quand elle s’adresse à son chat – qui lui répond, d’une voix grave masculine et
ironique, en écho accidentel à la dernière scène de 37°2 le matin, Béatrice
Dalle devenue blanche féline lovée sur la table de travail de l’écrivain serein
–, on frémit lorsqu’elle entend la nuit des pas sur le toit de l’habitacle
domestique (cuisiner italien en chantonnant un air de Verdi consacré à la
versatilité des femmes), remarquez l’anxiogène crescendo des cordes (la fidèle Nerida
Tyson-Chew, venue de la TV, sait parfois pimenter sa partition, à l’unisson
de la psyché tourmentée, d’une saveur « ethnique », sonorités aborigènes
à la clé). Perdue dans le dream time des natives, la blonde WASP, à l’odyssée sponsorisée par une boîte de
cosmétiques (le générique final remercie les prestataires en miroir), dont la
directrice finira d’ailleurs par lui piquer son fiancé, nous annonce la
couleur de ses frayeurs dès le début, monologue off formulant explicitement le tressage des réalités, le mariage,
au large, imaginaire et documentaire, de l’intériorité et de l’extériorité.
Visitors traverse les apparences, traverse en
solo et en duo (avec les parents, avec l’amant, avec le camarade au micro),
nous renvoie vers notre propre traversée individuelle et plurielle, dans le CV,
dans la salle. Exploration d’un esprit particulier, celui de la prisonnière
volontaire d’un cadre précis, limité à l’exiguïté d’une cabine, dilué dans
l’immensité de l’horizon, il constitue autant un suspense psychique qu’une parabole – la coda se permet une
surprenante assomption maternelle, au bord de l’hyperbole, du ridicule,
épiphanie pourtant laïque et cohérente avec l’ensemble de la phénoménologie
singulière – existentielle sur la solitude, le deuil, l’amour, la maturité, la
liberté. Film méta pour toutes les raisons supra,
il donne à voir l’art (de naviguer, de filmer), aventure physique ou
esthétique, en catharsis autiste, ou presque, en épreuve du réel et de
l’hallucinatoire, en largage d’amarres et de mémoire(s). Film au féminin, il
recourt, à l’instar de l’IRM cinématographique de Catherine Deneuve entre ses
quatre murs de camisole, au discutable (et inacceptable, pour la majorité des
féministes) « fantasme de viol », désormais agrémenté d’une dimension
« interraciale » (le personnage de Kai), d’une figuration graphique
(agresseur stoppé d’une balle dans la tête, le visage de sa victime maculé de
sang, rouge substitut à la blancheur éjaculée du money shot
pornographique). Franklin manœuvre habilement, avec une élégance qui doit sa
part à la direction de la photographie d’Ellery Ryan, sur sa mer (mère) de
studio, sur son îlot de réalisme subjectif, d’hyperréalisme perceptif en rime,
paraît-il, à l’intensité sensorielle des suicidaires (un enregistrement au
caméscope ne prouve rien ; montage envisagé). Avec son écran large et sa
modestie appréciable, l’opus surnage
aisément là où le similaire L’Odyssée de Pi buvait vite la
tasse, lesté de prétentions philosophiques et d’artifices technologiques (3D +
tigre numérique).
On retrouve (remember également l’orang-outan troublant de Link) un bestiaire
analogue, corbeau sur le pont emprunté à Poe, matou provisoirement pendu à un
pendentif paternel (talisman jeté dans les vagues, de rage), araignées en CGI à
l’assaut de la coque. L’embarcation, avant de se faire rebaptiser par les
financiers, se nomme Léandre, en clin d’œil au nageur amoureux d’une prêtresse
de la mythologie grecque. Mais si celui-ci, hélas, se noie, désorienté par
l’orage qui éteint la lampe habituelle des retrouvailles, Georgina ne
succombera pas, quitte à incendier en surface sa nef de folle. Ultime signe de
libération des familiers démons, d’émancipation sociale et sexuelle, elle
accomplit même un demi-tour à l’approche du port originel, elle transmet à
l’infidèle (piètre marin) une bague en lien brisé, elle se moque des officiels
et s’en va, guérie, en vie, s’adressant, souriante, à son animal mutique,
retrouver son coup de foudre à la peau basanée, comptable parti s’installer du
côté d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. L’exploit sportif, le record temporel
battu, l’assistance à distance, le moteur à ne pas utiliser sous peine d’être
disqualifiée, la présence fantomatique, énergique, mélancolique, du père
infirme, son adorateur-sauveur d’enfance (Radha Mitchell, lors du retour en
arrière, prête itou ses traits à sa génitrice rajeunie), les incertitudes, les
disputes, les envies de crier sous le ciel invisible, la culpabilité décuplée (father en fauteuil, mommy dépressive à l’asile), la tentation de saison du suicide, les
soliloques et les stases, tout ceci disparaît, tandis que l’héroïne, sirène
assagie, s’éloigne au soleil couchant, crépuscule des spectres, à l’aube d’une
nouvelle vie, épilogue positif et réflexif du dernier film de Richard Franklin,
prématurément décédé quatre ans plus tard, voilà dix ans, en 2007.
Notre cinéaste savait filmer des
histoires de passé qui ne passent pas, au motel
Bates ou ailleurs, des visages de femmes – Radha et avant elle Elisabeth Shue,
pas encore poignante prostituée pour Leaving Las Vegas, ni scientifique
épiée dans son intimité de Hollow Man, ni shérif très
occupé de Piranha 3D, n’oublions pas la laborantine carrée des Experts
– belles, talentueuses, attachantes, émouvantes, vaincues, victorieuses (on
aimerait bien découvrir un jour, via Roadgames,
la romance de Jamie Lee Curtis & Stacy Keach, à l’ombre routière d’un tueur
en série à la Hitcher), des espaces clos aux allures de tombeau, propices à
une renaissance. Dans Visitors, chaque plan, à sa place,
pensé, clair, évocateur, révèle un regard d’homme d’images et de sons, peu
importe le format (il travailla en outre pour la TV), perçu à Hollywood et dans
le reste du monde (cinéphile) à la manière d’un artisan de genre(s) à petit
budget, à succès, et non comme un auteur reconnu, récompensé, à la Bruce
Beresford ou à la Peter Weir, sommités locales un brin enviées. En vérité, en
2017, à la vision de cette jolie pépite imprévisible et lisible, film de
scénariste, film d’actrice, vrai film de réalisateur prenant congé apaisé, sans
le savoir (un long métrage retrace toujours un parcours, éventuellement présage
de l’avenir, le meilleur ou le pire, le Polanski du Bal des vampires
et de Rosemary’s Baby en sait quelque chose), on se fiche franchement
qu’elle ne rencontra pas son public, mal distribuée, recadrée en DVD, suprême
outrage naguère infligé à Carpenter, analogue architecte du champ, du
hors-champ, de labyrinthes utérins peuplés de menaces abstraites, allégoriques,
que Franklin, in fine, ne ressembla
pas à Bergman ou Cassavetes, qu’il s’attira l’admiration d’un Quentin Tarantino
(ses favoris dorénavant références, signe des temps recyclant et de la paresse
suiviste de la critique), qu’il passa de l’autre côté (diraient les Doors) dans
une indifférence généralisée, après des conférences pédagogiques et sa
participation à un documentaire dédié à l’Ozploitation,
veine désargentée, lucrative, nantie ou plus souvent dépourvue de soutien
étatique (Visitors assemble les aides des organismes spécialisés), de
séries B ou Z indigènes.
Parce qu’il souligne et expose, dans
un divertissement intelligent, pas une seconde lassant, l’essence fantastique (et
mécanique) du cinéma – preuve supplémentaire de la stupidité arbitraire,
scolaire, du classement en catégories –, parce qu’il met en jeu et en scène
(primitive, psychanalytique, ludique, à renfort d’angles obliques) une
distorsion de perception dans laquelle le spectateur, pas seulement la
spectatrice, peut se reconnaître au sein de son solipsisme personnel, de son
univers à demeure, parce qu’il respire et conspire, interroge la véracité des
sensations, tout en préservant heureusement la célèbre « suspension
d’incrédulité » – les mésaventures de Georgina/Radha nous intéressent,
nous intriguent, nous amusent, nous satisfont, car elles possèdent une justesse
avérée, une vérité en soi, une capacité d’émotion – de la narrativité, parce
qu’il n’instrumentalise jamais (érotisme à bon marché) le corps de l’actrice
gracile et athlétique (on peut penser à Blake Lively dans Instinct de survie),
Richard Franklin méritait bien un article ad
hoc, bref éloge d’un titre court
(moins de 90 minutes au compteur). Ne redoutez pas, de surcroît en été, d’aller
visiter Visitors, film injustement méconnu, simple et complexe, populaire
et salutaire, promesse de lendemain et adieu rétrospectif. L’appel melvillien
(Herman, pas Jean-Pierre) de la frontière (salée, scopique, pas uniquement
américaine) persiste à retentir, entre les cinq continents et jusqu’aux étoiles
de la planète-océan d’Andreï Tarkovski (Solaris et son Eurydice humide) – la
mer (au lieu du Lagon bleu, produit par Dick), mon amour, matrice
et linceul, n’en finit pas d’inspirer les femmes, les hommes, le commerce et le
cinéma, oui-da.
Bravo pour cet éloge de ce film simple mais pas simpliste du regretté Richard Franklin (dont LINK occupa des mois durant mes pensées d'enfant sans que je puisse le voir à l'époque - Elisabeth Shue n'y étant pas pour rien)
RépondreSupprimerMerci bien ! J’apprécie aussi ce chaînon manquant sexuellement déviant, pas seulement pour la musique drolatique de Jerry Goldsmith ; quant à Miss Shue, elle nous troubla itou…
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