Mary : Trapèze
Le monde de la scène ? La scène du monde, sur laquelle ne pas
traîner, mais (ré)agir…
Hitch, suite et pas fin : le
revoici en Germanie, au début des années 30, dans le sillage de The
Pleasure
Garden,
à diriger la version allemande de Meurtre. Liquidons la question de la
comparaison : au petit jeu assez stérile des différences, à peine une
poignée d’éléments font sens – une gamine insupportable au piano (importance du
son, on y reviendra), une cellule en plongée (girouette du destin et ombre du
gibet du meilleur effet), une coda méta au carré (retrouvailles sur scène et travelling arrière à la Brecht). Si le
titre anglais se signalait par sa vivacité, sa bonhomie, sa proximité de types
et d’idiomes avec l’auteur, la doublure teutonne possède une réserve et une
raideur caractéristiques du pays, de l’image que l’on s’en fait souvent, en
tout cas. En bon fan de Lang, cela ne
nous dérange pas, car la rigueur s’accompagne d’un lyrisme intérieur
littéralement et musicalement illustré par une célèbre scène idem de l’opus insulaire. Sir John
– à ne pas confondre avec le sir
Stephen de Histoire d’O ! – se rase devant sa glace quand soudain, à
la radio, le speaker annonce un SOS interrompant
le lancement de l’ouverture de Tristan und Isolde du cher Wagner,
compositeur qu’un certain Adolf Hitler devait beaucoup écouter avant de prendre
le pouvoir, deux ans plus tard. Hitch cristallise par le son et la situation un
moment de suspension, de révélation (tout tient à une question triviale :
qui but le cognac ?, en écho à la domesticité des secondes), une épiphanie
d’intériorité (monologue subjectif au miroir identitaire) tressée au romantisme
morbide d’une œuvre universelle et très nationale (Herrmann se souviendra de
tout cela pour son propre chant d’amour mortel de Sueurs froides, bien sûr).
La prouesse technique – disque du
discours + orchestre planqué enregistré live,
nécessité des limites de la sonorité d’alors, ne représenterait pas grand-chose
sans la saveur morale et presque métaphysique de l’instant. L’aristocrate un
brin bourgeois, acteur renommé (actor-manager, modèle anglo-saxon depuis le
seizième siècle) improvisé juré, in fine soumis au vote expéditif du peuple
(vox populi vox Dei de la démocratie)
– d’accord, déclarons coupable à l’unisson l’actrice aspirante, démissionnaire,
sans alibi, plus de doutes, plus de
responsabilités, vive la peine de mort et chacun rentre fissa dîner chez soi –,
se transforme aussitôt, à vue d’œil, au rectangle du reflet, en héraut de
l’innocence, en démiurge du réel, en chevalier un chouïa intéressé (il se
déclara touché par Mary, il découvrira que celle-ci chérit son portrait, ils
termineront ensemble, à l’arrière d’une voiture, en route vers leur nouvelle
vie à deux), en comédien à la recherche de la vérité (Rien que la vérité
proclame dans la langue de Shakespeare l’affiche de la pièce jouée). Les bonnes
intentions hugoliennes du confrère récalcitrant, sarcastique par rapport à sa
sentimentalité reprochée (« Faire des enfants pour s’en débarrasser à la
guerre ! », lance-t-il, prophète inconscient de la catastrophe martiale à
venir), vite rangé à l’avis général, il laisse ça à d’autres, il se met en tête
de reprendre l’enquête, bâclée, d’élucider le crime mutique (remember le secret du confessionnal de La
Loi du silence), privé de mobile. En disciple nietzschéen qui s’ignore,
quoique, il croit que l’art doit corriger la vie, même in extremis, toujours
plus cruelle, sinon impitoyable, que le théâtre, il sait parfaitement, mieux
que quiconque, il formule que personne ne s’avère vraiment soi-même au
tribunal, que tout le monde joue un rôle, plus ou moins fatal (pas de femme
fatale ici, juste une femme qui se tait, qui accepte de succomber pour l’être
aimé, Isolde chic entichée d’un Tristan athlétique).
Mary, sous ses habits de whodunit verbal (mécanisme rationnel peu
apprécié par le master of mayhem,
intitulé d’un CD de Lalo Schifrin grimé en
Bernard H., peu propice en effet à l’implication pulsionnelle des
personnages et du spectateur), d’acclimatation en Allemagne (je ne reviens pas
sur Murnau visité durant le tournage du Dernier des hommes, ni sur
l’influence de l’expressionnisme au sujet de l’expressivité hitchcockienne, y
compris sous le plein soleil de La Mort aux trousses, petit précis
de géométrie cinématographique devant beaucoup à Fritz L.), constitue un suspense heuristique, une réflexion en
actions – rencontrer, parler, se bouger, regarder, assembler les données, les
faire signifier – sur la réalité, sur la moralité, au regard de l’illusion
révélatrice du spectacle dans ses formes de divertissement ou d’institution, de
culture ou de sépulture. Le film se passe sur les planches (dans les coulisses,
plus exactement, lieu de bruitage équestre), en salle d’audience, au
cirque : Hitchcock représente des représentations (lever de rideau enchaîné
sur le carré du judas carcéral, mise en scène et en abyme à la Hamlet
de l’entretien d’embauche dans le bureau), il rejoue le mystère à la Leroux de
la chambre close, il adresse un clin d’œil à Poe (pas de singe assassin au
profit d’un trapéziste déguisé en policier), il donne rapidement des indices
(changement de costume, de sexe, suspects désignés avec le sourire, notez dès à
présent la présence surprenante, peu fréquente, d’une femme en avocate de la
défense, plaidant la passagère inconscience). Face à la fausse coupable,
matrice sexuée, renversée, du personnage de Henry Fonda dans Le
Faux coupable (et féminisation silencieuse d’un archétype
hitchcockien), le vrai criminel se démasque en métis dans la version
britannique, en évadé de prison ici, une homosexualité latente, suggérée, en
point commun, davantage en Angleterre, d’ailleurs, tropisme éducatif (à
relativiser) oblige, annonçant les amants masculins (et américains) meurtriers de
La
Corde, stupides lecteurs de Nietzsche (boucle bouclée pour se pendre).
Poursuivons : Mary
esquisse aussi Le Grand Alibi et Le Procès Paradine, films scénique
et judiciaire, fables sur la fascination et le mensonge (vertiges SM de Vertigo,
précédés par ceux de Fane sur le trapèze, sur le point de tomber, de finalement
nouer autour de son cou la corde d’accessoire et de culpabilité) à revoir,
voire à réévaluer. Au niveau du son, notre cinéaste s’amuse avec les premières
mesures de la Cinquième symphonie de Beethoven (dite du
Destin, ça tombe bien), avec le carillon de Big Ben (notez la symétrie du
détail : la libération finale se déroule à la même heure, du jour et plus
de la nuit, que l’homicide inaugural !), curieusement délocalisé dans un
décor en perspective de village bavarois, avec le souffle d’une gazinière (pas
celle de Spider) à faire sursauter la commère, épouse du régisseur (le
dialogue entre elle et la logeuse nous vaut un va-et-vient évocateur,
drolatique, en travelling panoramique,
d’une petite salle à manger vers la cuisine et inversement) ; en outre, il
terrifie avec un cri de femme à faire saliver le preneur de son obsédé de Blow
Out
(prénommé Jack, comme la prise de casque audio pour chaîne hi-fi du même nom !), répétition du fameux hurlement salvateur
de Doris Day, mère paniquée, dans L’Homme qui en savait trop, avec des
coups profonds assénées hors-champ à la porte de la maisonnée endeuillée. Au
niveau de l’image, la caméra se déplace, cartographie un espace (travelling avant latéral sous les
fenêtres nocturnes, réveillées bien après minuit, présage du mur oculaire de Fenêtre
sur cour), chorégraphie une sidération (la scène du crime, immobile, en
clair-obscur), rythme une discussion (le jury
délibère en travelling circulaire, à
une table ronde tronquée, réponse à la courte table interminable du local des
visites, puis verdict en off),
orchestre un suicide (la séquence au cirque, introduite par le guilleret Dixie
sudiste, en leçon de cadrage, de découpage et de montage).
Hitchcock n’évacue pas la nature
théâtrale (à l’instar de Guitry, Pagnol, du Renoir du Carrosse d’or) des
échanges du matériau romanesque (le privé impromptu de Clemence Dane &
Helen Simpson modelé sur Gerald du Maurier, le père amical de Daphne, elle-même
génitrice de L’Auberge de la Jamaïque, Rebecca et des Oiseaux), il la donne à
voir – plan d’ensemble saisi en mode proscenium,
je pense au repas de sir John et du
couple d’acteurs au chômage, réunion de saison et de classes opposées –
concrètement avant de la dénaturer par un raccord (de visage, au singulier ou
au pluriel, cf. la kyrielle montée cut
des têtes au tribunal et dans la salle de délibération) qui projette le
spectateur à travers le glorieux quatrième mur invisible, au cœur d’une
sensibilité temporelle – le cinéma, art du temps en mouvement – littéralement
préoccupée par Une question de vie ou de mort (un salut aux Archers). Dans Mary,
film de mort et d’amour, film de faux-semblants évidents, de maquillage et
d’outrage (la victime, épouse jalouse du directeur de théâtre, gît pour
l’éternité, sa nuque ensanglantée via
un tisonnier, son mari alcoolisé, inconsolé, à son côté), il s’agit de lutter
contre le temps, contre un jugement, contre un système essentiellement injuste
(exécuter une innocente ou tuer une coupable à petit feu, dans l’isolement
aliénant, dans l’exiguïté de quatre parois, sa beauté, sa jeunesse, qui ne
doivent pas influencer votre décision, rappelle le procureur âgé, épris de
parité anachronique, aux quidams groupés, condamnées à se faner à perpétuité,
au moins durant vingt ans, loin du monde et des hommes, enterrées vivantes dans
ce tombeau sociétal). Pour ainsi dire, Mary débute là où s’achève le
contemporain M le maudit et rime au nez des décennies avec le Jugé
coupable de Clint Eastwood (son Sudden Impact relisait en partie
Pas
de printemps pour Marnie).
Film de procès, il en démontre (et
démonte) le processus, longtemps
avant Douze hommes en colère, similaire histoire d’ange
gardien, d’intervention divine à taille humaine. Lorsque la logeuse, entourée
de sa bruyante marmaille, vient réveilleur l’enquêteur assoupi, au lit, elle
menace un gosse turbulent de le faire emmener fissa par son papa au poste de
police, modulation de la fameuse anecdote autobiographique confiée à Truffaut, trop
explicite et logique pour être entièrement avérée, malgré la supposée sévérité
de la pédagogie anglaise de l’époque. Une réussite en soi, portée par une
équipe irréprochable, devant et derrière l’objectif – Alfred Abel sort du Docteur
Mabuse, le joueur et de Metropolis, on recroisera Olga
Tchekhova dans Liebelei, Paul Graetz se compromettra dans Le Juif Süss, Miles
Mander quitte en caméo aviné The Pleasure Garden, le fidèle Jack
E. Cox éclaire, le tandem de
scénaristes Herbert Juttke & Georg C. Klaren travaille sous la houlette de
l’incontournable Alma Reville –, le film vaut également par sa mise en relation
avec Meurtre
tourné en simultané. Comme le fit remarquer avec justesse Moustapha Akkad à
propos du Message, biographie d’un homme invisible, Mahomet, réalisée en
anglais et en arabe, avec deux troupes différenciées par la langue, les us et
coutumes, le doublage, subterfuge sonore, ne suffit pas, pas dans tous les cas.
Jouer et tourner dans ses mots, dans son continuum
culturel, apporte une plus-value à la réalisation en parallèle, au regard
traduisant l’argument identique. Meurtre et Mary, vrais faux jumeaux,
marchent du même pas, vont dans la même direction, et pourtant leurs parcours
diffèrent, leurs trajectoires se lestent d’une double texture particulière.
Pas de copier/coller, pas de
duplication du même, pas de clonage d’images : en visionnant la version in English,
disponible en ligne, affreusement rabotée, tant pis, on saisit qu’il ne s’agit
pas exactement du même film, que son homologue allemand participe d’une
inquiétude, d’une urgence idiosyncrasiques. Gardons-nous d’interpréter le
cinéma en sociologue, à la Siegfried Kracauer, qui voyait des SS partout, y
compris et a fortiori dans l’hypnotisme létal du Cabinet du docteur Caligari.
Néanmoins, il me plaît de penser que Hitchcock connaissait M le maudit, qu’il
parvint, même en studio, même avec la trame d’un drame qui finit bien, à
capturer, à embaumer, quelque chose de l’air du temps, de la tragédie nationale
et mondiale future. Fane se pend, offre au public hystérique sa mort
spectaculaire, clou du spectacle orienté par sir John, metteur en scène manipulateur abreuvé de justice (il se
fiche de la publicité collatérale) et non exempt de sadisme, tel Hitch. En lui,
par la bande, par contexte, apparaît en filigrane la majorité (silencieuse,
hargneuse, honteuse, apeurée) du peuple allemand, qui se suicida en entraînant
dans sa chute des millions de morts, contre l’hostilité et avec la complicité (par
inaction, par attentisme, par ignorance ou indifférence, notamment à l’occasion
du survol des camps de concentration-extermination) des Alliés. Un film
allemand, Mary ? Mille fois oui, pour cette raison précise et les
précédentes supra, cependant tamisé
par une personnalité – point de signature physique à signaler – en exil
volontaire, admirative du cinéma allemand, retravaillant son ouvrage dans une
sorte de work in progress progressif,
et non en fonctionnaire polyglotte. Le cosmopolitisme culminé dans L’Étau
démarre peut-être là, dans ce creuset formel et politique.
Sauver son âme (SOS, so), celle de Mary, celle de John, celle
de l’art victorieux face aux crimes de l’amour, de la société, du passé, de
l’avenir – Mary, grand petit film d’un artiste déjà en pleine possession
de ses puissances plastiques et métaphoriques, émotionnelles et criminelles,
mélodrame austère, sincère, simple et ingénieux, de renaissance, de seconde
chance, se situe à cette hauteur, se préoccupe de ces enjeux majeurs, et il
parvient, miracle méconnu, guère commenté – mieux vaut s’astiquer la rétine et
le clavier sur Psychose, exercice bis
de travestisme funeste à lourde connotation psychanalytique, dont le générique
schizophrénique rappelait, à tort ou à raison, par délire ou par exagération,
les uniformes rayés d’Auschwitz à un Jacques Mandelbaum, critique au Monde
–, à rétablir l’équilibre, à instaurer la vérité, à créer de la beauté, de
l’intelligence, de l’émotion, de la compréhension, exploit provisoire bientôt
submergé par la déferlante des flambeaux olympiques et horrifiques immortalisés
par la douée Leni Riefenstahl. « Les temps sont durs » assure le
meurtrier, contraint d’exercer deux métiers, transfiguré, trahi, retors,
ironique, tragique, qui (re)joue son propre rôle, antienne reprise de manière
humoristique par le « petit
homme » (Wilhelm Reich sourit), souffleur plutôt que Sherlock
(rétorque-t-il à sa moitié railleuse), au dramaturge regrettant d’avoir suivi
les moutons de Panurge, bien décidé à racheter sa faute collective, à
réorganiser le réel selon sa volonté (de puissance, d’immanence, de cohérence
avec ses croyances). Arrogant et charmant, discret et passionné, mélancolique
et machiavélique, John lutte contre lui-même, contre une certaine Allemagne
(paresseux aveuglement largement transposable partout, rassurez-vous ou
alarmez-vous), contre la mort qui finit toujours pas gagner, par tous nous
faire taire, amateurs de cinéma muet ou parlant.
Mais le cinéma, justement, ne parle
que de cela, de ce combat à demeure, fantomatique et organique – ou alors, on
produit autre chose, des épopées d’épicier, des produits estivaux à 200
millions d’euros pour ado(u)lescents décérébrés, sis dans les étoiles d’après
une BD hexagonale. Entre l’embonpoint imbuvable de Luc Besson et celui,
proverbial, d’Alfred Hitchcock, pas d’hésitation, pas plus qu’entre les
talents, les questionnements, les divertissements respectifs. Valérian
et la Cité des mille planètes adoubée LA sortie de ce mercredi ?
On en reste à Mary, on s’en contrefiche, qu’elle rentre vite à sa niche de
nouveau riche, qu’elle se réduise à son fric, à ses chiffres, à son néant
faussement bon enfant (le fascisme soft
se pique d’émerveillement, de rêve, d’utopie, d’œcuménisme anonyme et
capitaliste à la Emmanuel Macron, non ?, le Président accessoirement ami du magnat autarcique en apnée, pas vrai ?). Allez, on se calme, on boit
frais, à Saint-Tropez, où vous voudrez, en compagnie de Max Pécas ou pas, on
incite le lecteur et la lectrice à découvrir avant de mourir ce Mary
émouvant et maîtrisé, mésestimé, peu populaire, en exemple éloquent, au
carrefour du muet et du parlant, des pays, des psychés, du commerce (impératif)
et de l’ivresse (esthétique), de ce que peut faire le cinéma, des buts qu’il
doit viser, parfois atteindre, de son ontologie généreuse, offerte à tous,
pourvu que vous possédiez, surtout sachiez vous en servir, un cerveau, un cœur,
un esprit et un corps. Un pareil cinéma, on en réclame encore !
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