Nine : Enter the Void


Neuf ? Non, pas seulement en allemand…


Nine ou un cas d’école du « syndrome de Broadway » : une troupe et une équipe de gens de talent(s), beaucoup de vrai travail, un soin apporté à chaque détail et, au final, un résultat au mieux bancal, au pire pitoyable, la faute à des arguments souvent navrants. Ici, Huit et demi de Fellini sert d’alibi à un succès scénique des années 80 adapté (et dédié à) en tandem par Anthony Minghella, l’auteur du touristique et très gay Le Talentueux Mr. Ripley. Les inénarrables frères Weinstein produisent tandis que Rob Marshall, par ailleurs en couple avec le co-producteur John DeLuca, réalise, presque à la suite du réussi Chicago et un peu avant de s’intéresser à des pirates caribéens, aux personnalités de contes de fées revisités par Stephen Sondheim et même à Mary Poppins, bigre. Andrea Guerra (Respiro, Arrivederci amore, ciao) signe le score inconsistant en parallèle aux chansons à la con de Maury Yeston. Dion Bebee, directeur de la photographie australien oscarisé, notamment partenaire de Michael Mann sur Collatéral ou Miami Vice : Deux flics à Miami, éclaire des décors de John Myhre (X-Men) et des costumes de Colleen Atwood (familière de Tim Burton), l’ensemble assemblé par la monteuse Claire Simpson (deux titres de Stone + Traquée ou The Reader). Devant l’objectif, Daniel Day-Lewis, impuissant artistiquement et sexuellement, adopte un improbable accent italien, s’entoure de la pathétique (double sens) Marion Cotillard, de la souple, sensuelle, sentimentale et suicidaire Penélope Cruz, de la drolatique Judi Dench (délectable couplet en français), de l’énergique Fergie, ondine dessalée, de Kate Hudson en journaliste de mode-groupie so sixites, de la hiératique et mélancolique Nicole Kidman et, last but not least, de Sophia Loren en mamma guère pasolinienne, quoique. Tout ceci, tourné entre l’Angleterre et l’Italie, coûta quand même la bagatelle de 80 millions de dollars et n’en rapporta qu’un peu plus de la moitié, ce qui permet de le considérer comme un échec, à la fois public et critique.                  



De manière ironique et explicite, Nine traite justement de l’échec, conçu disons à la façon d’un divertissement glamour et populaire, à partir d’un classique auteuriste miroité marquant le début de la fin de l’inspiration fellinienne, après l’acmé de La dolce vita, modèle d’équilibre entre l’intériorité et l’extériorité, la subjectivité et la société, ample et intime chef-d’œuvre toujours d’une inquiétante actualité (Juliette des esprits représente son verso féminin ; de nombreux éclats parsèment la filmographie restante, par exemple dans Satyricon, Roma, Amarcord ou Casanova – notez le patronyme associé d’usage à certains titres, possession démiurgique discutable sinon arrogante et risible – mais on y trouve aussi des demi-ratages tels que La Cité des femmes, Ginger et Fred ou Intervista, sans compter d’avérés naufrages nommés Les Clowns ou La voce della luna, voilà). Le cinéma méta, pourquoi pas, sauf s’il revient à se filmer le nombril, à s’admirer jusque dans sa stérilité, à se considérer en soleil autour duquel orbite une galerie mémorielle, fantasmatique, imaginaire, déjà musicale, d’ailleurs (cf. la coda collective, ultime tour de piste littéral soutenu par l’éternel Nino Rota, au passage irréductible à ses travaux tristes et festifs pour le maestro, remember le thème superbement romantique et tragique du Guépard). Handicapé par un matériau de départ billant et surestimé, par une transposition américaine alourdie de dolorisme et de moralisme, Marshall, pourtant chorégraphe et metteur en scène de musical (une pensée pour Bob Fosse), en rajoute une couche avec son classicisme poussif et ses saynètes obsolètes. L’entier gynécée vient faire son petit numéro falot, parfois en noir et blanc, dans le huis clos d’un studio sis à Cinecittà, oui-da, espace mental autarcique et statique d’un créateur en crise, réduit à un personnage volage, immature, pleurnichard.



Que le lecteur se rassure : tout finira bien, in extremis, notre ersatz de Federico, physiquement quelque part entre Ferrara et Godard, transformé in fine en artiste tourné vers autrui, en artisan (sans doute avec scénario établi et budget approuvé, cette fois, ouf) de réconciliation, avec lui-même, avec ses femmes, avec son passé, avec le nouveau film enfin en train d’être tourné, deux ans après le projet avorté, résurrection intitulée, vous le devinez, Nine, histoire de retrouvailles d’un homme et d’une femme, supposons dans le sillage d’un Antonioni davantage que d’un Lelouch. Entre-temps, on entend Mina et Adriano Celentano (des milliers de baisers en partie écrits par… Lucio Fulci !), un brin de Gabriel Fauré ; on visite un spa du côté d’Anzio, une pension polissonne à proximité d’une gare (ou tout droit sortie d’un roman homonyme) ; on écoute les conseils conservateurs d’un cardinal humide fan de Chaplin ; on disserte en chansonnette à propos de persona et d’idéalisme sexué déplacé, aux abords d’une fontaine certes plus modeste que celle de Trevi ; on comprend, les enfants, que le cinéaste portraituré se résume à un ventre – exit la métaphore domestique de l’éponge – insatiable par nature, qui se nourrit de tout, de toutes, qui succomberait à son manque d’appétit (Hitchcock apprécierait) ; on fait un saut à Anguillara sous les nuages afin de constater que l’ex-épouse consolée fait désormais du théâtre, sourit au bras d’un inconnu nocturne, d’où l’idée de réaliser un film au sujet d’un type qui lutte pour reconquérir sa moitié, amen ; la dernière séquence, précédant un générique de fin de dix minutes, rien que ça, les trois ou quatre premières à l’instar d’un making-of, nous présente, conduit par un Guido Contini rajeuni, dédoublé, âge de neuf ans – applaudissez à la continuité diégétique, symbolique, psychanalytique – le casting du « deuxième sexe » au grand complet, réuni dans le hangar spectaculaire liminaire, spectatrices complices et magnanimes du fumeux fumeur enfantin, assagi, guéri, juché sur sa grue. 



On l’assure à notre mesure : Nine, insipide et soigné, amusant et languissant, ne dépasse pas le stade du visionnage unique par samedi soir estival. Rivé à sa frontalité de proscenium, exempt, un comble, de la plus infime musicalité (double acception), dépourvu de la moindre once d’érotisme, surtout hétérosexuel – les adeptes des gender studies souligneront doctement l’homosexualité de Marshall –, il n’outrepasse pas non plus la sacro-sainte trinité – la mère, l’épouse, la maîtresse – ressassée de la féminité à l’écran, triangle en vérité attristant, voire anachronique au cours des effervescentes années 60, dans la péninsule et par-delà. Pire, il peut conforter dans leur égarement-aveuglement les contempteurs d’un « genre » – contrairement aux réelles imageries, ceux-ci ne sauraient exister, hors du vocabulaire objectivé, dangereusement abstrait, des taxinomistes eugénistes et des lobbyistes féministes – cependant valeureux, auquel nous consacrâmes naguère une collection. Pour le spectateur déçu, désenchanté, dessillé, il reste deux solutions. Ou voir et revoir encore Les Chaussons rouges, l’art poétique de Michael Powell & Emeric Pressburger, qui surent comme nuls autres donner à saisir, à ressentir, ce que créer, danser, aimer, souffrir pour son art signifie, jeu sérieux, dérisoire et nécessaire, esthétique et politique, joué contre et avec soi-même, le monde, l’amour, la mort, qui parvinrent à faire magistralement et magnifiquement imploser les limites du cadre spatio-temporel de la scène, à l’ouvrir, en écho aux jambes allongées, écartées, de la limpide Carla, à la psyché, au corps (pas uniquement de ballet), au cinéma et au mélodrame (pléonasme pour une duelle discipline de sang, de larmes et de sueur, mon cœur). Ou bien, plus modestement, s’en retourner à Chicago, en (bonne) compagnie de Renée Zellweger, Catherine Zeta-Jones et Richard Gere, beau trio immédiatement aimable animant avec grâce et audace un script fluide et solide à la saveur fossesque, cogité par Bill Condon (Candyman 2, Ni dieux ni démons et deux volets de Twilight, aïe). Tant pis et sorry, Robbie.


                                  

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