Le Dernier Gonzo


En hommage au journaliste récemment disparu dans un accident de la route, nous reproduisons in extenso son ultime publication, parue dans la revue virtuelle Fever, numéro 69, juillet 2017.


Le Dernier Gonzo

Même si j'en ai vu des culs
C'est son Q.I. qui m’a plu
Je vis le choc de cul...ture
La belle aventure

Mylène Farmer

Californication

Il fait toujours autant chaud à Los Angeles et je ne m’attarde pas trop à l’aéroport, malgré les mesures renforcées de sécurité. Un débutant impressionné se laisserait sans doute guider par GPS mais je me glisse avec adresse dans la juste sortie et file avec facilité le long du lacis autoroutier : je viens là depuis une vingtaine d’années, je commence à connaître la Vallée. Les missionnaires – une pensée pour la position du même nom, bien sûr – qui la baptisèrent naguère en hommage à un Fernand castillan rougiraient probablement s’ils savaient qu’elle abrite désormais le QG de l’industrie pornographique américaine. Certes, merci à Internet, tout ne s’avère plus rose au pays des blue movies, l’interminable crise sévit ici aussi ; heureusement, rassurons-nous, filmer puis commercialiser du sexe, surtout en ligne, constitue encore un lucratif gagne-pain. Aujourd’hui, je rends visite à une compatriote exilée volontaire, une certaine Lea Castle, parce qu’elle aime bien la série homonyme, parce qu’elle se la joue un peu châtelaine, parce que la langue des indigènes ne dispose pas d’accents. Jeune et jolie, brune et fine, la performeuse m’ouvre avec le sourire les portes de sa vaste demeure, étalon ingénu du mauvais goût du cru, mélange architectural bancal de fausses influences hispanisantes – mur de pierres intérieur, coussins badigeonnés de couleurs – et de luxe californien typique – piscine disproportionnée, surréaliste parmi les collines dénudées, eugénisme d’ensemble, à l’ironique blancheur immaculée, submergée de soleil, comme si le soi-disant vice résidait dans une sorte de couvent capitaliste clean. On se gausse à part soi et cependant l’on ne vaut pas mieux, quand bien même les portraits édités dans votre magazine préféré me valent une réputation d’interlocuteur sensible et socratique. De la maïeutique au milieu de la masturbation ? Je pratique en quantité mesurée le journalisme gonzo et eux fabriquent beaucoup de gonzo porno – CQFD, en effet.

Sexe en réunion

Lea s’installe sur un canapé crème, devant une table basse ovale où patientent deux verres remplis d’un breuvage indéfinissable. Convertie au véganisme, et non pas atteinte de vaginisme, maladie féminine apparemment inconnue dans le bienheureux milieu, la jouvencelle m’invite à goûter sa concoction maison. Je m’exécute, je me sacrifie, je déglutis, j’attaque l’interview par des questions concrètes concernant le tournage du lendemain. Mon amène amphitryon me répond qu’il se déroulera pour ainsi dire à côté, dans une villa à proximité : le X US majoritaire se confectionne à demeure, dans des intérieurs en miroir des habitats, mise en abyme au carré car elle reflète le caractère domestique de la consommation d’images légalement interdites aux mineurs, hypocrite chimère à l’heure de l’ère du binaire. Plus de studio sous l’hégémonie du gonzo, plus de scénario ou de prétexte narratif non plus, la nouvelle forme/norme donne à voir aussitôt la copulation athlétique, la gymnastique d’automates prisonniers d’un décor en toc de parvenu. En France, changement d’échelle et moindre standing obligent, on donne davantage dans l’imagerie prolétarienne, sinon misérabiliste, en tout cas dans un amateurisme dédoublé, de réalisation et d’interprétation, à rendre dépressifs tous les professionnels syndiqués, représentés, représentatifs, des choses imaginaires de la chair sur le territoire de l’Oncle Sam, le fameux I want you martial devenu I fuck you trivial et amical. Dans ce petit triangle des Bermudes de la luxure rémunérée, stéréotypée, tout le monde se connaît, les agents et les sociétés de production décalquent le modèle hollywoodien – alors que dans l’Hexagone, l’exercice contractuel devient criminel, s’apparente à du proxénétisme –, chacun essaie de résister ensemble à l’invasion des anonymes qui s’exhibent, se dévoilent sur la Toile pour une poignée de dollars depuis leur plumard ; y compris dans l’économie de marché surgissent ainsi d’étranges solidarités.   

Le modèle européen

Mieux qu’une autre, Lea sait cela, sa présence ici en atteste. Franchement, la France, elle s’en balance, elle se fiche de ce qu’il s’y passe, de ce qui nous (ou vous) tracasse. Un océan, à vingt ans, ceci suffit à (se) réinventer une vie, non ? D’elle, de son enfance, de son adolescence, de son CV jusqu’à la majorité, tu ne sauras rien, cher lecteur, mon ennemi fraternel, car la demoiselle affiche sur ce sujet une pudeur que certains jugeront déplacée. Dans un univers de transparence à outrance, de storytelling jusqu’en politique, de camelote psy explicative – tu aimes la fellation ? Parle-moi donc de ton papa ; tu pratiques la sodomie ? Décris-moi tes rapports, non, pas sexuels, quoique, avec ta maman (ce questionnement peu proustien vaut évidemment pour les deux sexes dominants et tous les autres alentour) –, j’apprécie quant à moi son quant-à-soi, sa réserve d’actrice imberbe, dénudée disons pour mieux se cacher, apparemment offerte et au final très discrète. Je me contenterai par conséquent de rassurer la lectrice de mes délices : non, Lea ne subit pas autrefois d’abus sexuel ; non, elle ne se soumet point dorénavant à un maquereau navrant ; et oui, elle possède bel et bien un cerveau, une acuité de regard sur elle-même, sur le drôle de métier exercé, à présent éloignée de ses proches, un brin solitaire, malgré son réseau relationnel, professionnel, au sein de ce vaste pays irréductible à la Californie, où des inconnus se donnent l’accolade, où le pronom vous semble tabou, où l’amitié véritable, de surcroît entre un homme et une femme, ressemble à une légende (urbaine), à un mythe romantique. Lea connaît du monde, son carnet d’adresses le confirme, son agenda ne désemplit pas, et pourtant elle poursuit, régit, sa trajectoire en solo (ses prestations onanistes démontrent l’autarcie du plaisir, que le partenaire animé, le jouet à piles, procèdent d’une altérité superflue, convenue, accessoire en sueur de distribution, auxiliaire plastique de pâmoison).


Carte verte

Elle vit seule, elle travaille entourée, elle fait du sport, elle court casquée, musique en boucle, à l’identique d’un personnage de série télévisée, de film étasunien dont la star milliardaire fait semblant de singer les joies simples de la femme dite normale, indépendante, charmante. Ainsi la modernité nous transforme avec notre complicité en clichés. Elle baise pour l’argent, elle sait simuler, elle ne s’abandonne jamais : là résiderait, dit-elle dans un sourire sincère, la véritable obscénité. Je lui rétorque, ma sagesse due à la fréquentation, que le X déploie sa propre grandeur blessée, je lui cite un site fantomatique théorisant sa mélancolie, la beauté à l’improviste d’une étreinte, d’une épiphanie de tétanie, lorsque la chair éclaire de l’intérieur, magie nerveuse, généreuse, saisie souvent mal par la caméra généralement mâle. Elle sourit à nouveau, elle reproche à l’internaute, gentiment, de penser trop, d’interpréter à tort une activité terre-à-terre, de ne pas savoir percevoir dans le pur adult entertainment ce qu’il propose seulement, un genre de récréation entre adultes consentants, du fun à l’infini, festif et répétitif. Le reportage sur le set, plateau convivial, presque familial, démystifiera ma philosophie, ou plutôt me permettra de vérifier que le mystère du cinéma – et la pornographie, documentaire, abstraite, utilitariste, interrogative, en participe encore, n’en déplaise à ses opposants, à ses indifférents, à ses VRP intéressé(e)s – ne se situe pas dans les coulisses, qu’il se dérobe au making-of, que les témoins, à Hiroshima ou aux USA, ne voient rien. Tel Fabrice à Waterloo, je vis tout, j’assistai aux ébats cadrés, millimétrés, chronométrés, interrompus, repris ou accomplis dans la continuité de la durée – je ne sus néanmoins comprendre l’événement présent, je me faisais l’effet d’être un avatar de l’héroïne subjective de la chanson de Peggy Lee, désenchantée, désabusée, pas rassasiée. Le porno se bornerait alors à cela ? Que m’apprirent mes deux décennies délocalisées, en réalité ?

Shooting estival

On choisit ensemble sa tenue pour la séance photo. Moins obsédé que Scottie Ferguson à San Francisco, je me décide vite pour une robe d’été blanche, courte et légère. Je précise à Lea que nulle clause ne nous oblige à l’explicite, elle tient toutefois à ne pas porter de sous-vêtements. Voyez ma liberté sans perversité à la manière d’un jeu, d’une tension future entre moi et l’observateur, un pacte tacite assumé envers sa curiosité – que répondre au modèle fidèle, comment réagir autrement qu’en réduisant le prosaïsme des poses et des prises, en servant au mieux une jeunesse désinvolte et fragile, condamnée à se faner en accéléré, à l’instar de la rose de Ronsard ? Elle retiendra les images-instants qui l’éloignent le plus d’elle, ceux qui la métamorphosent le mieux en sa persona de pornstar, immortalisée dans sa gloire étrangère, sa fiction de saison, sa réussite égocentrique. Je ne lui en veux pas ; cela fait partie du jeu, de la bonne guerre entre l’oratrice et l’interviewer. Au fil des questions, ni transcendantes, ni déshonorantes, sa personnalité se précise et se diffuse, reflet sur la rivière, fond lumineux dissimulé par l’éclat du ciel. Lea, je la rencontrerai peut-être à nouveau, durant quatre ou cinq ans, moyenne d’une carrière éphémère, en dépit du goût contemporain pour la gérontologie, d’une poignée de célébrités à la longévité en défi aux années. Lea, je ne la connaîtrai pas. En quoi consiste son armure ? Derrière sa figure, un individu ou du vide ? Sous ses résolutions cyniques, une juvénile férocité ou un mécanisme de survie exacerbé en système capitaliste, les organes génitaux désormais monnayés en écho à tout le reste (chacun peut visionner le sexe de Lea, personne s’attribuer sa sexualité) ? Deux heures dépourvues de réponses, agréables et anecdotiques (jugement valable pour mon article, m’assurent Perrine, compagne magnanime, Isabelle, prunelle lycéenne, Rachel, rédactrice en chef émérite, les trois femmes qui me connaissent le mieux, pardonnent mes attraits).

There’s no place like home

De retour à Paris, sirotant un whisky, je transfère les fichiers JPEG, je rédige les lignes que vous venez de lire, je les envoie par courriel en temps réel. Que voulais-je vraiment, que voulais-je lui faire dire ? En bon romancier manqué, je me voyais en train de saisir un sujet, de dénicher à moindre frais un argument sur l’American way of life, à la fois libertin et puritain, économique et pragmatique, innocent et frustrant. J’y parvins à peu près, j’échouai face une fille maligne, plus experte, moins idéaliste, à une héroïne de notre temps, sympathique et terrible. Je crois qu’elle n’aimera pas ce portrait imparfait. Je sais qu’elle ne s’en souciera pas, ni ne s’en offusquera. Parler ne coûte pas cher, disent-ils là-bas, et la publicité, même douce-amère, sert toujours. En me relisant, je découvre sans surprise, avec une déception mineure, que le texte parle davantage de son auteur que de sa locutrice. Tant pis, ma mie. Mille Lea la remplaceront, venues de l’Est, de Budapest, de la Bible Belt, des nations qui font de la pornographie écrite ou filmée une interdiction, un crime, un délit sévèrement puni (la législation, religieuse ou laïque, d’ailleurs assortie d’une typologie restrictive des relations sexuelles autorisées). Le dernier gonzo, mes excuses posthumes à François Truffaut, n’en finit pas de (tré)passer, de survivre aux conflits internationaux, aux attentats mondialisés, aux gouvernements en alternance, aux crises financières et aux mutations des supports. Il existait avant d’être dénommé, de désigner un sous-genre déprécié, plébiscité. Le cinéma de l’intimité, du privé exposé, exploité, magnifié par mégarde rarissime ou souci suicidaire – à quoi bon perturber un public satisfait de médiocrité –, accompagne le cinéma mainstream dès les origines de l’écran mécanique, temporel et en mouvement. Le son, la VHS, le DVD, la VOD, le piratage : avec sa lettre anonyme, le film bleu nous enterrera tous, eux, toi et moi, Lea. Donnons-nous rendez-vous dans l’au-delà, histoire d’y faire enfin connaissance...

Jean-Michel GENTIL

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