O.J.: Made in America : Justice pour tous


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Ezra Edelman.


We’ve been buked and we’ve been scourned
We’ve been treated bad, talked about
As just as sure as you’re born
But just as sure as it takes
Two eyes to make a pair, huh
Brother, we can’t quit until we get our share

James Brown, Say It Loud – I’m Black and I’m Proud (1968)

Super highways, coast to coast, easy to get anywhere
On the transcontinental overload, just slide behind the wheel
How does it feel
When there’s no destination that’s too far
And somewhere on the way, you might find out who you are

James Brown, Living in America (1985)

Durant 470 minutes environ, l’on ne peut s’empêcher de penser à Rollerball, à Devine qui vient dîner ?, à La Mort aux trousses, au Bûcher des vanités en version De Palma, au James Ellroy de Crimes en série, à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, à James Baldwin, Noir, homo, tout sauf « négro », plutôt écrivain concerné, impliqué, scénariste impressionniste d’un Malcolm X en Black amateur de blonde, tendre, rude, à Elizabeth Short + Sharon Tate, consœurs de martyre (overkilled, éloquent vocable) et en sus à la niche « interraciale » de la pornographie numérique (parité figurée à base de clichés). La présentation à Sundance, à Tribeca, une réception critique dithyrambique, une pelletée de prix, un Oscar à la clé : tout ceci paraît bien exagéré pour un documentaire télévisé au long cours qui alterne images d’archives, survols aériens panoramiques et entretiens avec les principaux témoins contemporains shootés chez eux, sacro-sainte trinité de ce type de sujet. Le petit précis d’histoire orale et américaine, porté par une partition en imitation de film néo-noir, se suit néanmoins sans lassitude, récit de rise and fall au pays de l’Oncle Sam en soi suffisamment solide, symbolique, hyperbolique et explicite de l’Amérique, d’où son retentissement international, illustré ici par des secondes quasiment subliminales avec notre Guillaume Durand hexagonal, clown sinistre alors en service sur La Cinq, chaîne modèle d’éthique journalistique, comme chacun s’en souvient, petit bourgeois se piquant d’un scoop sur la dépouille de Pauline Lafont, « pauvre con ». Une telle affaire et une telle destinée ne pouvaient se dérouler ailleurs, avec d’autres acteurs, expression pour une fois de saison (comparez, à titre exemplaire, l’indifférence massive suscitée par les déboires de Robert Blake, autrefois Baretta à la TV, inquiétant Mystery Man de Lost Highway, soupçonné d’avoir occis sa compagne Lee Bakley, finalement relaxé, cas chroniqué par Ellroy dans son recueil d’articles mentionné plus haut).


Là-bas, un fait divers trivial, à scandale, argument de vaudeville corrigé par les excès sordides du gore, prit une impressionnante dimension, prit d’invraisemblables proportions, à l’unisson des notions de sport, de gloire, de couleur de peau, d’identité, de masculinité (de rivalité virile et misogyne, rajoutent certaines féministes), de mariage « mixte », de racisme, de police, de justice, de médias et d’argent. D’abord réticent, l’auteur, documentariste sportif flanqué de trois monteurs, équipe rémunérée par ESPN Films, association de Disney et ABC spécialisée dans les documentaires et les sports (cf. la série matricielle 30 for 30), accessoirement mâle, caucasien, juif (il dut apprécier à sa juste valeur l’analogie de Johnnie Cochran, avocat de la défense aux voyantes cravates tribales à raison moquées par les trublions bicolores du Saturday Night Live, entre l’embarrassant Mark Fuhrman et… Adolf Hitler), fils de parents activistes – j’utilise à dessein le vocabulaire catégoriel de l’anthropométrie « ethnique » et le lexique sexué des gender studies en usage aux USA – choisit d’élargir la perspective (option judicieuse, convenue) et trace ainsi un double portrait, celui d’un héros américain au pinacle puis au pilori, celui d’une nation divisée, racialisée, blessée, irréconciliée avec son passé, avec elle-même. Qualifier l’ensemble de « tragédie américaine », Time citant Theodore Dreiser (son roman homonyme devint évidemment Une place au soleil), pourquoi pas, mais pas seulement pour les raisons supra : le caractère dramatique tient de surcroît et peut-être surtout à sa part intime, à l’échec d’un couple assez superbe, prometteur d’une sorte de paix amoureuse et harmonieuse. Pareillement, la moralité politique se voit pour ainsi dire dépassée, ou en tout cas accompagnée, par un sous-texte à la limite du métaphysique.


Car une esquisse de frisson dostoïevskien parcourt le sage montage linéaire, une obscure vérité se fait jour en parallèle d’une culpabilité ou d’une innocence que chacun appréciera selon sa circonspection et sa conviction, à partir d’une situation en rien comparable au puzzle scopique de Rashōmon. O. J. Simpson rappelle Roger O. Thornhill, le protagoniste de Hitch & Ernest Lehman ; sous la majuscule d’abréviation, sous l’immédiate séduction, se dissimulent un vide vertigineux, une violence avérée, répétée, viol inclus, si l’on prête foi au journal de la serveuse/mannequin/apprentie photographe s’interrogeant sur le lien éventuel entre la fureur du footballeur et l’homosexualité de son paternel. Sous le glamour du parcours, sous la performance gracieuse, talentueuse, d’un coureur sans peur ni rival, sous la volonté existentialiste ou égoïste, point de vue personnel, communautaire, sinon communautariste, réflexes presque surréalistes pour une psyché républicaine, peu éprise de manichéisme, de vouloir être reconnu, admiré, aimé pour soi-même, transparaît une part d’ombre et d’irrationnel proprement incontrôlable, inassimilable, on s’en doute, à la noirceur de la chair. À l’instar de Doc McCoy, le personnage de Jim Thompson dans Le Lien conjugal (adapté en Guet-apens énergique, drolatique, mélancolique et optimiste par Sam Peckinpah & Walter Hill), Simpson créé sa persona de type sympa, irréprochable, VRP de lui-même, semble finir par y croire, par se confondre avec un moi idéal et spectaculaire, dans tous les sens du terme. Le double meurtre, ou l’assassinat en stéréo, moment de sidération, d’obscénité, même si la gorge tranchée de Nicole Brown se pare d’une bande noire, même si les photos scientifiques se virent floutées pendant les diffusions aux heures de grande écoute, cette paire de cadavres à faire frémir les mânes d’un André Bazin, théoricien du double tabou filmique du sexe et de la mort, constituent dès lors un terrible « principe de réalité » asséné à la fiction individuelle et générale, un démenti définitif aux courses au ralenti pour Hertz, déjà simulacre mémoriel, mercantile et totalement ciblé (entendre « blanchi »).


Quoi de plus bigger than life que la mort, surtout infligée de telle façon, quoi de plus irréfutable, impardonnable, irréparable ? À Brentwood parmi les riches ou à South Central au milieu des pauvres, la vie ne vaut finalement pas grand-chose, l’hubris fonctionne à plein régime indigne, dans la panoplie d’un agent du LAPD ou d’une légende vivante du football américain un temps entichée de cinéma (Peter Hyams le dirigea dans Capricorn One). La sauvagerie, tant mieux ou tant pis, ne possède pas de nationalité, ne relève pas de la génétique, ne s’explique pas par la sociologie, et cependant elle trouve dans le contexte étasunien un cadre idoine, dans la double acception du substantif, puisque là-bas tout se filme, a fortiori une voiture blanche conduite par deux Noirs sur une autoroute à la verticale, en temps réel, avec alentour la foule actrice et spectatrice, une mise en scène tressant la démesure au morbide, dans le sillage des jeux du cirque romains (panem et circenses en effet made in USA). Nul hasard par conséquent si les joueurs de USC se nomment Trojans et si leur stade favori, sis à deux pas des quartiers classés défavorisés, se baptise Colisée. Le métrage d’Edelman n’apprend rien d’inédit sur la société US ; il s’avère pourtant édifiant dans sa description du narcissisme et des antagonismes en présence. Il démontre en outre, en creux, que l’injustice fait partie des institutions, qu’un procès – sous-genre cinématographique local – instrumentalisé ne règle rien, que la cassure perdure, y compris sous l’administration Obama, président transparent, tellement hollywoodien, peu enclin à aborder ses origines et son teint, s’amuse en 2017 dans Première un Jordan Peele, le réalisateur a priori davantage intéressé qu’intéressant de Get Out soulignant que l’accession au pouvoir de l’inénarrable et monstrueux Trump produisit un effet de libération de la parole, raciale et raciste.


Caméléon jusqu’au bout, jusqu’à Las Vegas, terminus minable et occasion d’une peine de prison pour le moins disproportionnée, possiblement attribuable au ressentiment persistant des Blancs à l’égard d’une éphémère et amère « revanche » des Noirs (dans le sillage de l’embrasement de Watts et suite aux troubles consécutifs au tabassage enregistré de Rodney King), Simpson, insaisissable, œcuménique et clivant, joua au gosse et à l’ado de « ghetto » à Frisco, à l’étudiant prodige, à l’homme d’affaires avisé, conseillé, au gendre presque parfait, au mari et père exemplaire, à l’époux porté sur les coups, jaloux et adultère, en miroir démultiplié de sa muse séparée (les saintes n’existent pas, contrairement aux victimes), au suspect dépourvu d’alibi, à l’imprévisible innocenté (non coupable et non pas innocent, dixit la nomenclature juridique), au paria aisé, au converti peu convaincant, au condamné (reconnu responsable) au civil (pas de caméra cette fois, à peine quelques captations de comparutions en vidéo délavée), au camelot poursuivi par les impôts, au parrain d’opérette entouré de nymphettes, au womanizer à la Britney Spears (idem et différente cristallisation des outrances du show business à la mode ricaine), au braqueur très amateur de babioles autobiographiques, au matricule carcéral rabaissé au seau et au balais, improvisé coach chenu. Par-delà son exhaustivité, ses insuffisances, sa rigueur et sa paresse – recommandons le Shadows de Cassavetes et le Rage noire de Thompson, bis, ouvrages gémellaires, à fleur de peau ou féroce, sur une thématique à moitié identique –, O.J.: Made in America demeure un document important, voire incontournable pour bien comprendre les mœurs outre-Atlantique, pour envisager le prix à payer de la célébrité, pour avoir une vue d’ensemble, macroscopique et microscopique, de ce qui ne va pas chez nos voisins séparés par un océan, par des siècles d’esclavage (gardons-nous également de leur donner des leçons : la guerre d’Algérie incite à la modestie, la discrimination et la victimisation, nous connaissons aussi, merci), à travers l’évocation d’une personnalité, encore dans la double signification du mot, qui entendit transcender sa « négritude » à la Césaire, quitte à se taire ou fermer les yeux face aux souffrances souvent policières de ses « frères », et dut à celle-ci, in fine, in extremis, en conclusion de huit mois d’audience épuisants, catharsis nationale nourrie au tapage, à la rancœur, à une malhonnêteté (ou à une incompétence) partagée, son salut, sa libération, avant que l’ironie du sort ou des penchants suicidaires ne viennent mettre un terme provisoire à son histoire.


On le sait, Carrère rencontra Jean-Claude Romand le bien nommé, tandis que O.J. ne répondit pas à la lettre du réalisateur (Christopher Darden, district attorney représentant du Ministère public, « Judas » pour une partie des siens peu sereins, déclina itou l’invitation ; notons qu’un Noir occupait naguère le poste de chef du département de police de Los Angeles, que des Blancs se réjouirent du jugement clément, vite rendu, nuances opposées à l’antithèse globalisante un brin scolaire) – il conserve de cette manière son mystère, il se contente d’une confession hypothétique sous la forme d’une autofiction, il se tient en bloc de silence éloigné des déclarations incendiaires, dictées par la colère, de Fred Goldman, père enragé, endeuillé pour l’éternité, des mille commentaires à propos de son paradis transformé illico en calvaire. Du même élan, Edelman prend acte d’un désenchantement agrandi, non plus limité à une trajectoire anecdotique et métaphorique – l’Amérique, dans la « vraie vie » ou sur grand (et petit) écran, ne fait plus rêver depuis longtemps, elle ressemble davantage à l’enfer résidentiel du Sang du châtiment de Friedkin qu’à la route aux briques dorées du Magicien d’Oz de Fleming. En conclusion, laissons les observateurs assermentés pérorer sur les causes d’un tel état de fait, nous expliquer doctement que le capitalisme permet de tout posséder, de n’avoir prise sur rien, notamment sur une « sirène » dont le visage ensanglanté rime terriblement avec la flaque de sang dans laquelle croupit la tête d’un camionneur agressé, à deux doigts d’être lynché ; laissons Tim Robbins, dans la coda de La Dernière Marche, pratiquer en montage alterné un maladroit amalgame entre une violence singulière (agression sexuelle meurtrière sur teenager) et une violence étatique (exécution capitale assortie d’une rédemption, sous les bons auspices d’une nonne incarnée par Susan Sarandon, amen). Les strange fruits anonymes, à la Billie Holiday, cultivés pendant des années, au mépris de la plus infime justice, du plus petit remords, par les États-Unis désunis, n’équivalent pas aux deux corps fracassés, profanés, de Nicole Brown et Ronald Goldman, l’enjeu ne se situe pas là (et je passe volontiers mon tour pour établir un palmarès des atrocités) : il s’agit, il s’agissait, de radiographier un territoire malade, de mettre un instant de côté sa beauté intrinsèque, sa grandeur réelle, afin de mieux percevoir ses pathologies pérennes.


Alors que la Vieille Europe, entre récession et division, ressuscite ses récents démons, qu’elle affronte des problématiques économiques plus que culturelles, quoique, que la « question noire » se mue, au hasard du planisphère de la géopolitique, en « question palestinienne » ou « musulmane », le Nouveau Monde ancien, malsain, continue à rejouer le drame vraiment dramatique des majorités minorées, ou l’inverse, de l’interminable guerre des gangs, des balles létales tirées pour port de capuche, du port d’armes autorisé au nom du deuxième amendement de la Constitution (pour Michael Moore, tartufe de la bien-pensance démocratico-bobo, une simple et pure interdiction résoudrait tout). Cela n’empêcha pas Bill Cosby, humoriste familial surfait, de plaire à tous les publics, avant de devoir répondre, dès 2004, d’accusations de viol et d’abus sexuel. Qu’en pense O.J. Simpson, dans sa cellule de Lovelock, Nevada, en attente d’une audition pour liberté conditionnelle fixée au 20 juillet et, croyez-le ou non, âgé de soixante-dix ans aujourd’hui même ? Ceci non plus, nous ne le saurons probablement jamais.

Commentaires

  1. https://www.leparisien.fr/faits-divers/affaire-o-j-simpson-une-interview-choc-de-2006-refait-surface-10-03-2018-7600860.php
    https://maddoggbuttkickingbrown.blog/2017/03/07/negro-provocateurs-in-the-oj-simpson-case/
    https://the-take.com/film/page/brooklyn-dodgers-the-ghosts-of-flatbush

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    1. https://www.youtube.com/watch?v=n08mNz9f0FQ
      https://www.youtube.com/watch?v=2j-OWSvqUxU

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