Que le spectacle commence : Dirty Dancing


Un article syncopé, comme de la tachycardie lexicale…


All that jazz : tout ce tralala, voilà. Le spectacle. La vie. Les femmes. Les films. Le Roman d’un tricheur sans la voix off. Le Septième Sceau sans la métaphysique. Une question de vie ou de mort sans la guerre. Les Chaussons rouges sans Andersen. Tous en scène sans la renaissance de Fred Astaire. Phantom of the Paradise sans Faust. L’Impasse sans les gangsters. Le Fellini de Huit et demi ? Fosse s’en fout. Contrairement à Rob Marshall, auteur du raté Nine. Une comédie musicale ? Un mélodrame. Au sens courant, étymologique du terme. Une autobiographie ? Seuls les lecteurs trop sages prennent Les Confessions pour un témoignage. Loin du loupé-oscarisé Cabaret, Fosse nous interroge, récolte une Palme à Cannes et quatre statuettes techniques. Exit le matériau littéraire d’Isherwood Christopher, adieu à la reconstitution de nazification. On peut apprécier Liza Minnelli, Michael York et Joel Grey, on préférera toujours Sandahl Bergman, Jessica Lange et Roy Scheider. Le flic de French Connection d’ailleurs l’un des meilleurs acteurs de sa génération. Gideon, égocentrique, s’avère aussi généreux avec autrui. En représentation perpétuelle, du lever au réveil, routine d’aspirine, amphétamines, collyre, douche, Vivaldi en cassette, adresse au miroir, éléments permutables. Un acteur de sa singulière tragi-comédie qui ne ment jamais, jamais vraiment. La vérité de l’instant, de l’élan, du geste, du désir. Un funambule sur le point de tomber. Réduit à l’immobilité sur la table de charcutage, le lit d’hôpital. In fine assis dans le couloir de la mort, avançant vers Angelique marquise de Lange. La danse macabre s’achève en coda aux costumes immaculés, recouverts de veines et d’artères. Un chanteur blanc et un chanteur noir, doucereux, malicieux, pour un film en noir et blanc y compris dans la couleur.


Rotunno, complice par exemple de Dario, Federico ou Luchino, éclaire l’aimable mascarade en lumière blanche, en lueur de bloc opératoire, en ombres à la torche électrique durant le sidérant ballet Air-Otica. Un tour de force de fumée, de caméra fixe, de contre-jours, de contre-plongées, une allégorie en mode orgie sur l’hétérosexualité, l’homosexualité, la fascination menaçante et grisante d’hôtesses et de stewards d’une compagnie aérienne existentielle, qui conduit partout et ne mène nulle part. Un chef-d’œuvre de poche moderniste, incompris. Fosse, entre la fosse d’orchestre et la fosse commune de l’océan des cendres dispersées, ne prend pas l’air. Il n’aère pas non plus une fausse adaptation de Broadway. Autarcie du théâtre, de l’établissement de soins, de la loge où recevoir la Faucheuse désespérément victorieuse habillée en religieuse sans sous-vêtements papotant avec sa maman. Se dérober à son baiser mortel mais en accorder un, superbe, réellement dérangeant, à une vieille patiente surprise, ravie, définitivement endormie. Méphisto à New-York, avec son bouc soigné, avec son costard noir de croque-mort, avec sa tocante pour lui rappeler le décompte. Une extrême-onction à profusion. Un film de/sur/avec la danse dépourvu de la moindre transcendance. L’orgueil de créer, pas l’arrogance de se croire immortel. Un kaléidoscope ne perdant à aucun moment la clarté du récit, la solidité de la structure de son scénario impressionniste. Robert Alan Aurthur signa naguère L’Homme aux colts d’or, western très gay aux métaphoriques revolvers dorés. La doublure de Lenny Bruce, film mis en abyme, biopic de stand-up, de tchatche, d’humour de mitraillette, une blague à la réplique, souligne la féminité du mâle alpha.


Coureur comme son père littéralement absent, que les psys s’amusent avec ceci. Camé au tabac, au boulot, à la bagatelle. Spectateur, cinéphile, ose un peu admettre ton addiction ! Adolescent latiniste bossant dans une boîte de strip-tease. Danseur de claquettes titillé par les effeuilleuses expertes, seins nus à stickers de burlesque US. En rime à Miss Bergman topless, incandescente, sous peu incendiée sur le bûcher funéraire d’Arnold Schwarzenegger dans Conan le Barbare. Le public se marre, à la Carrie au bal du diable, devant son froc taché par une éjaculation impromptue. Keith Gordon bientôt le fils voyeur et vengeur d’Angie Dickinson dans Pulsions. John Lithgow, associé félon selon Obsession, metteur en scène de remplacement, rival de travail, récompensé par un flop, une poignée de main au cours de l’ultime salut. Et même C.C.H. Pounder, vue dans L’Honneur des Prizzi, Bagdad Café, Volte-face ou Esther, en infirmière vénale. Bob Fosse filme un artiste, un amant, un père. Les scènes avec la petite Michelle, jeune fille en fleur et en collant, possèdent une justesse et une tendresse de chaque seconde. Il la serre contre lui, elle s’accroche à lui, il la guide, il la protège, cette femme enfantine ou l’inverse, qui ne prise pas les scènes lesbiennes, qui grandira sans lui, chair de sa chair la plus proche et cependant la plus inaccessible, intouchable. Signalons que l’éphémère Erzsebet Foldi postulera pour Le Lagon bleu puis disparaîtra dans la religion, bon. Les autres femmes, il faut les caresser, les faire pleurer, les faire souffrir ou rire, leur apprendre à danser, leur apprendre la vérité – non, tu ne deviendras pas une actrice, non, je ne me convertirai pas à ta fidélité. Le rythme frénétique entraîne la stupeur et la candeur, au lit, en piste.


Montage alterné entre l’opération cardiaque, graphique, et la comptabilité du spectacle, cynique. Entre Hollywood et NYC. Entre le film à finir, montage interminable, bide prévisible, gentiment massacré par une critique de TV à ballons à la con, Chris Chase/Irene Kane aperçue dans Le Baiser du tueur de Kubrick, mentionné diégétique, supposé admirateur de l’opus, et le spectacle à monter, d’après un point de départ minable, vague histoire d’une fille de vingt-quatre ans en Californie, interprétée par une danseuse qui pourrait avoir l’âge de sa mère. Leland Palmer, oui, comme le papa incestueux de Laura dans Twin Peaks de David Lynch, joue Audrey Paris. Le sourire dissimule le rictus, les nerfs à vif et les courbatures. Rendue folle par Gideon, folle de lui, de son talent de fils de pute, épouse séparée, éternellement mariée. Ann Reiking, ex-souris du cinéaste, incarne Katie Jagger, la petite amie qui cuisine, veut partir, jubile d’être priée de rester, danse avec Michelle, performance domestique, ludique, gratuite, chic, danse seule, splendide et callipyge, en chapeau melon à paillettes et tenue bleutée. Fosse filme non des victimes masochistes mais des femmes belles, lucides, talentueuses, amoureuses, aventureuses, courageuses. Une pensée spéciale pour la sculpturale Victoria de Deborah Geffner. On sourit souvent à Que le spectacle commence, documentaire de l’intérieur, Chorus Line en accéléré. La séquence d’auditions, sur du George Benson, donne le ton, tournée en à peine deux jours, notre chorégraphe-réalisateur très concentré, l’œil au viseur, sur un escabeau ou accoudé sur son chariot de travelling en contre-plaqué. S’impose en leçon de cadrage, de montage, de minutage. Le maestro Alan Heim, itou à l’œuvre sur Holocauste ou Copycat, apparaît dans son propre rôle, monteur miroité, au carré.


Scheider, dirigé par oreillette, organise le chaos, observe, corrige, félicite, recale. Il s’amuse de son narcissisme, il flatte celle qui le flatte, qu’il va peut-être foutre, il fout dehors celle qu’il foutait, tant pis. Grâce à l’agréable et parcellaire audio-commentaire de l’acteur, enregistré en 2001, on sait que la Columbia se crispa, dépassement de budget oblige, que les scènes avec Jessica, tournées après le reste, faillirent finir à la poubelle, causer un infarctus de plus à Fosse. La Fox, surtout l’apport d’Alan Ladd Jr., arrangea tout cela. Le comédien malin évoque et se gausse du modèle Kübler-Ross. Les cinq étapes du deuil retracées, parcourues, en cent dix-sept minutes. Ici, on trouve un docteur mal en point, une famille de pacotille, une fiesta à l’hosto, un homme de ménage noir, mélomane et hilare, des girls à plumes et quasiment à la verticale empruntées à Busby Berkeley. Même la fille de Fosse, Nicole, s’échauffant près de la machine à café, priée d’aller le faire ailleurs par le pianiste-parolier peu doué, auteur de chansonnette transcendée. Temps à présent de mentionner Ralph Burns, compositeur pour Mel Brooks via Le Grand Frisson ou Chienne de vie, pour Perfect de James Bridges. Ses numéros réussis jouxtent des reprises assurées, notamment le Bye Bye Love des Everly Brothers, increvable tube réécrit. Dans All That Jazz, on entend en outre la légendaire Ethel Merman in extremis et en fond sonore le doux Harry Nilsson, décédé d’une crise cardiaque, quelle ironie. On écoute également le silence soudain d’une scène de lecture, quand s’amplifient les petits bruits d’un type à bout, rendu sourd par l’angine de poitrine. Les doigts tapotent, les ongles raclent, la chaise idem, le paquet de clope se froisse, le crayon se casse, le mégot s’écrase et la respiration devient plus lourde, difficile, au milieu des rires et des mots muets.


Ce qui, disons-le au passage, nous renvoie vers William Friedkin et une scène à l’identique avec Popeye Doyle furibard dans un bar. Sans oublier bien sûr les ampoules du générique avant celles des pieds mis à rude épreuve. Ni la toux, ni la sueur, marqueurs constants de l’effort pour respirer, inspirer, tant pis si l’on se sent à sec, incapable de soutenir le regard de la troupe. Puisque même les démiurges dédoublés connaissent le blues. Nietzsche, nul ne l’ignore, considérait la vie telle une maladie, conseillait de la danser. Dans Que le spectacle commence, Bob Fosse se raconte et transpose, crée en compagnie de Roy Scheider et de toute une compagnie méritoire à la fois une fable et un divertissement, sensibilité européenne stimulée par le sens du spectaculaire à l’américaine. Je schématise à dessein, je sais bien la porosité des positions et des postures. Je voudrais en conclusion élargir la destinée de Gideon, la tienne, la mienne, la nôtre à tous, fantômes dans la glace de la salle de bains et de l’écran. Si le film de Fosse soutient si bien le poids des années, il le doit aussi, en partie, à sa grâce, à sa légèreté. Pas de pensum, pas de grand discours. De l’art, de l’amour, du sexe, de la tristesse. Si le métrage ne perd pas son ramage environ quatre décennies après sa sortie, il conquiert un sens supplémentaire, davantage sociétal. Finies, la libération ou la permissivité des seventies, leurs excès en huis clos, au risque des trémolos. Bienvenue à la décade suivante, celle du SIDA, de Ronald Reagan, de Wall Street, de la boîte à rythmes. Des Blues Brothers, de Fame, de Flashdance, de Staying Alive, de Purple Rain, Absolute Beginners et du chaste Dirty Dancing. Que Demy, Rosi, Saura ou Scola ne s’offusquent pas. Ils ne luttaient pas dans la même catégorie, allez.


Voir ou revoir le testament émouvant et amusant de Bob Fosse ne revient pas à enterrer un genre bien vivant, cf. le récent succès du discutable La La Land, n’en déplaise aux nostalgiques, aux passéistes, aux contempteurs d’une forme majeure. Par contre, il incite à célébrer un film adulte et inspiré, mélange intense de la crudité du memento mori assorti d’un body bag à la Carpenter + Hooper et du lyrisme de l’envie de vivre, aimer, créer, partager. Peu importe que Bob Fosse mourut sur un banc de Washington dans le sillage d’une répétition : All That Jazz continuera longtemps à ravir et réjouir ceux qui aiment le cinéma, la danse, la danse au cinéma, la musique, les femmes, certaines, en tout cas, le spectacle dérisoire et grandiose de la vie, celle de Gideon et celle de mille autres danseurs anonymes. It’s showtime, folks!

   

Commentaires

  1. "Un article syncopé, comme de la tachycardie lexicale…"
    "Nietzsche, nul ne l’ignore, considérait la vie telle une maladie, conseillait de la danser."Le maestro Alan Heim, itou à l’œuvre sur Holocauste ou Copycat, apparaît dans son propre rôle, monteur miroité, au carré."
    Merci pour l'éclairage du ballet , les projecteurs braqués sur le film en splendides aphorismes "La vérité de l’instant, de l’élan, du geste, du désir. Un funambule sur le point de tomber"...
    Le Jeune Homme et la mort ; Chorégraphie et mise en Scène de Roland Petit ; Musique Jean-Sebastien Bach; avec Zizi Jeanmaire et Rudolf Noureev
    https://www.youtube.com/watch?v=qg29jOazkOo

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    1. Merci pour ceci, "Rudy" & Zizi...
      Comme un écho, molto sado-maso, voici Sigourney & Kingsley :
      https://www.youtube.com/watch?v=B8UgS3HlKCo

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